La semaine de l'arbitrage

VAR, l’avènement du foot Pythagore

Depuis quelques temps, un spectre hante le football européen : celui de la Superleague. Presque tous les clubs du Gotha européen, de l’Allemagne à l’Italie en passant par la France ou l’Espagne, se sont unis pour le faire advenir. Apparu très concrètement pour la première fois au moment des révélations des Football Leaks, il a, depuis le surgissement de la crise sanitaire et économique qui frappe le football européen, pris de plus en plus de corps. Si cette hypothétique (même si elle semble l’être de moins en moins) et radicale rupture occupe une bonne part dans les débats autour du football, il est une autre rupture, déjà bien ancrée, qui génère bien moins de débat : celle relative à l’assistance vidéo à l’arbitrage.


Instaurée il y a déjà quelques années, la VAR est effectivement de moins en moins un objet de débat brulant. Bien évidemment ci et là de manière sporadique ressurgissent des discussions enflammées autour d’une décision contingente mais le principe même du recours à l’outil vidéo semble, lui, s’être imposé comme le cadre indépassable du football professionnel. Aussi parait-il aujourd’hui bien mal aisé de remettre en question ce cadre. Si, en effet, il est encore relativement fréquent d’avoir des débats sur la manière dont est utilisé cet outil, il est fort probable que l’on vous regarde avec des gros yeux pour peu que vous remettiez en question la pertinence même de la VAR (toute ressemblance avec un certain système économique et les critiques qui peuvent lui être faites n’est pas totalement fortuite). Pourtant, après plusieurs années d’utilisation, le temps est assurément venu d’en avoir un examen critique.

Erreur ou divergence d’interprétation

Avant même de rentrer dans les discussions sur la VAR à proprement parler revenons sur quelques notions bien trop souvent oubliées dès lors que l’on parle d’arbitrage dans le football. La méconnaissance de certaines règles est désormais largement établie – y compris au sein des émissions traitant du football – si bien que parfois ce qui est pointé comme une erreur de l’arbitre est en réalité bien plus assurément une erreur de celui qui chronique ladite erreur. Tels de mauvais exégètes, d’aucuns sur les plateaux télés se réfèrent aux mauvais textes ou lisent mal les bons textes. Ajoutons à cela les multiples changements de règles ces dernières années mis en place pour mieux coller à l’utilisation de l’outil vidéo (le plus prégnant étant assurément celui relatif aux fautes de mains) et nous aboutissons à une joyeuse cacophonie qui ne favorise guère la compréhension des enjeux.

L’on pourrait, dès lors, attribuer les imprécisions à propos de l’arbitrage dans le foot à cette méconnaissance des règles. Le problème est pourtant bien plus profond et se niche assurément dans la singularité du football et de son arbitrage par rapport à ses semblables. À l’inverse d’autres sports où la décision serait binaire, les règles du jeu du football accordent une large part à l’interprétation de l’arbitre pour diriger le jeu. En ce sens, nombreuses sont les personnes à considérer comme une erreur d’arbitrage ce qui n’est en réalité qu’une divergence d’interprétation qu’ils ont avec l’arbitre. Les nouvelles règles, notamment celles sur les mains, tendent à lisser la part de l’interprétation mais celle-ci persiste tout de même. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’on parle d’arbitrage à l’anglaise, à la française, etc. mais il faudrait être encore plus fin dans l’analyse et reconnaitre que chaque arbitre possède sa sensibilité. En ayant cela en tête, juger du match d’un arbitre ne revient donc pas à considérer ce que l’on aurait fait à sa place mais bien plus étudier la cohérence des décisions prises au fil du match : là est le seul juge de paix.

Les arbitres devenus géomètres

Dans Le Château, Franz Kafka met en scène un drôle de personnage dont le nom, K, se limite à une initiale. Se présentant comme un arpenteur (c’est-à-dire un géomètre) il affirme avoir une mission à réaliser pour le Château, une immense bâtisse qui domine le lieu du roman tant géographiquement que par sa puissance politique. Tout au fil de son œuvre, Kafka met en scène la déperdition de son personnage qui n’arrive pas à trouver sa place car il la remet lui-même en cause de manière perpétuelle. Peut-être faut-il chercher dans cette fiction littéraire une explication de ce qui arrive aux arbitres depuis l’avènement de la VAR. Encore plus épiés que par le passé, ils semblent être devenus pareils à ce géomètre en voyant leur place remise en cause à chaque décision ou presque : « Je trouve absurde que les arbitres à la VAR soient deux, ça crée mécaniquement une situation de doute à l’arbitre central quand il est appelé puisqu’il est en minorité » nous explique Anthony, ancien arbitre de district.

Par-delà la simple métaphore de l’arbitre et du géomètre K, les arbitres sont aujourd’hui de plus en plus contraints d’effectuer des calculs dignes d’arpenteurs pour déterminer si  hors-jeu il y a ou non. Ces situations sont d’ailleurs celles qui prêtent le plus à débat à l’heure actuelle, ce qui n’est pas sans ironie. L’on pourrait effectivement s’attendre à ce qu’elles soient traitées très facilement puisqu’il semble s’agir d’une variable binaire (ou bien l’attaquant est hors-jeu ou bien il ne l’est pas). La détermination de la position licite ou pas est en réalité immensément complexe puisque, comme l’a très bien montré un article des Cahiers du foot, choisir d’arrêter l’image une seconde plus tôt ou plus tard peut radicalement changer l’interprétation qu’on en fait. Pythagore et Thalès ne semblent rien pouvoir pour nos K des temps modernes.

Justice, le Château jamais atteint

Dans l’œuvre de Kafka, K a un objectif bien précis : atteindre le Château. Il n’y arrivera pas et tout le récit narre cette quête dramatique. Pour nos géomètres du football que sont devenus les arbitres, le Château pourrait bien être la justice. Les laudateurs de la VAR nous promettaient qu’avec son installation, l’injustice disparaitrait de la surface de la planète football. S’il faut être juste et reconnaitre que l’outil vidéo permet de rétablir des décisions erronées par moment ce n’est pas le cas par cas qui est ici intéressant mais bien la lecture globale de ce qui se produit.

Prétendre que la VAR permet de faire disparaitre toute injustice est au mieux une pétition de principes au pire un cynisme inouï. Pour en rester, tout d’abord, à un niveau superficiel et avec un exemple très concret, le premier but inscrit par l’équipe de France lors de la finale de la coupe du monde est consécutif à un coup-franc quasi-imaginaire. Où est la justice là-dedans ? Une fois que l’on a dit cela deux conséquences s’offrent à nous : ou bien accepter que la VAR n’apporte pas la justice absolue et c’est alors l’un des, si ce n’est l’argument principal de défense de la VAR qui tombe ou bien l’on accepte l’idée que pour apporter une prétendue justice l’outil vidéo doit s’appliquer à absolument toutes les actions du match, ce qui est impossible bien entendu. Mais par-delà même cette question d’une utilisation extensive de l’outil vidéo, ce qu’introduit la VAR n’est rien d’autre qu’un transfert de l’interprétation couplé à une profonde réforme de l’arbitrage. Sur les actions dites litigieuses, donc revisionnées, ce n’est plus la réalité mais des images ralenties et coupées (souvent la seule fin d’un geste) que l’on arbitre, ce qui est radicalement différent.

Incohérence et sécession

Cette différence radicale se retrouve pleinement dans la manière d’aborder certaines compétitions et, peut-être avant tout, dans l’écart toujours plus grand entre le football amateur et le football professionnel. Il est désormais fréquent aujourd’hui qu’une compétition démarre sans la VAR et se termine avec, ce qui n’est pas la moindre des incohérences : phases qualificatives sans outil vidéo, phases finales avec. Un peu comme si les premières étaient négligeables par rapport aux secondes et ne méritaient pas d’avoir accès à la technologie utilisée par la suite. Cet état de fait n’est pas sans poser des questions sur la légitimité de telles affrontements puisque si la VAR était utilisée durant la phase qualificative les résultats s’en trouveraient potentiellement modifiés. L’unité de temps, de lieu et d’action du football est de facto brisée puisque de telles pratiques présupposent une rupture et non plus une continuité entre les deux phases de la même compétition.

En réalité, bien souvent cette adaptation de l’utilisation de la VAR est la conséquence de l’impossibilité technique d’y recourir dans certains stades. Ce qui nous amène ainsi à nous questionner sur la dichotomie désormais inscrite dans les règles entre le football professionnel et le football amateur. Si certains arbitres amateurs interrogés comme @lavariance, arbitre U11-U15 en district ou ligue, expliquent que « la rupture n’est pas plus grande (avec la VAR, ndlr) car les arbitres amateurs ont des problématiques différentes des arbitres professionnels du fait même du niveau de jeu », l’on peut tout de même s’interroger sur les différences désormais fondamentales existant entre les niveaux professionnels et amateurs.

« Il y a vraiment l’esprit et la règle » conclut @lavariance. Mais c’est bel et bien ici que le bât blesse, ce n’est plus simplement l’esprit mais bien la règle qui évolue puisqu’il est évident que c’est la règle même qui change. Embarek, arbitre jeunes dans le district Gard-Lozère, est en désaccord avec son collègue et y voit une rupture plus importante: « Déjà que le fossé est grand sur de nombreux points, la VAR est venue l’agrandir davantage. Et là ça touche les règles directement, c’est symbolique ». Même si les réflexions sont faites dans une logique humoristique, il n’est plus rare que de jeunes joueurs demandent l’utilisation de la VAR lorsqu’une décision ne leur convient pas. La modification induite par l’outil vidéo concerne l’ensemble des acteurs si bien qu’elle peut être parfois compliquée à gérer comme nous l’a expliqué Embarek.

L’introduction de l’outil vidéo pourrait, pourtant, avoir des effets paradoxalement bénéfiques sur la manière dont les arbitres amateurs sont traités par les personnes au bord du terrain. En sachant désormais que les arbitres professionnels sont assistés par la vidéo, l’on se rend compte qu’ils ne sont pas des robots et qu’ils peuvent se tromper. Une note d’espoir que veut souligner Julien, arbitre en district Val-de-Marne : « Je dirai que […] cela nous a humanisé, dans le sens ou les footballeurs, entraîneurs et éducateurs ont enfin assimilé la difficulté de la prise rapide de décision. Ces personnes voient au quotidien des arbitres se déjuger ou se faire déjuger suite à la consultation de la vidéo » C’est sur cette même espérance que veut conclure l’arbitre du district Gard-Lozère : « Je pense même, moi qui suis pourtant contre cet outil, qu’il a permis à des parents, éducateurs ou joueurs de réaliser que l’arbitre pouvait se tromper, que ce n’est pas un robot et donc faire preuve de plus de bienveillance comme ça m’est arrivé avec quelques coachs ainsi que des parents. Cependant, le regard porté à l’arbitre, l’attitude envers ce dernier restent encore très embêtants ». Le Château de Kafka se termine de manière quelque peu abrupte puisque l’auteur ne conclut pas le roman et laisse un blanc à la fin, ce qui a pu faire dire aux analystes de l’œuvre que la forme avait épousé le fond, à savoir la dilution de K dans l’espace. Espérons donc qu’il n’en sera pas de même pour nos géomètres du football, eux sans qui aucun match ne peut avoir lieu.

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