La semaine de l'arbitrage

Philippe Auclair : “En Algérie, on savait combien coûtait un penalty, un nul ou une victoire”

Amoureux du football africain à la voix et à la plume reconnues, Philippe Auclair a été à l’origine d’une des premières enquêtes sur la corruption endémique qui ronge le football algérien. Caviar s’est entretenu avec l’homme qui a levé le voile sur une “gangrène” qui n’a pas épargné les arbitres.


Pour commencer, en quoi consistait votre enquête menée pour la BBC sur la corruption dans le football algérien ?

Nous avons été alertés pour la BBC par des sources algériennes d’un certain nombre de méthodes qui se pratiquaient dans le championnat d’Algérie. Nous avons eu assez rapidement des documents qui ne souffraient pas de discussion. L’enquête a ensuite duré pratiquement deux ans. Petit à petit, on s’est rendu compte que le problème n’était pas un match truqué par-ci, un match truqué par-là – l’Algérie n’est pas mieux lotie que d’autres pays sur ce point, à l’exception des grands championnats. En Algérie, on s’est rendu compte du côté systématique et systémique de la chose. Il s’agissait d’établir que le championnat d’Algérie était gangréné à un tel point que la fiabilité des résultats devenait problématique.

“Un penalty pouvait s’acheter 14 000 € en Ligue 1 algérienne, une victoire à l’extérieur coûtait 57 000 €.”

Ce n’est toutefois pas un sujet tabou, on en parle chez les fans, les dirigeants, les joueurs ou les médias. Il y a eu des sanctions très fortes prises à l’encontre de certaines personnes, directement ou indirectement liées à notre enquête. Jusque-là on avait que des rumeurs, mais grâce à un réseau de lanceurs d’alerte, nous sommes parvenus à obtenir le modus operandi. On a tiqué lorsqu’on a appris qu’il y avait un barème de corruption. Surréaliste, mais c’était la réalité dans le sens où il était difficile pour le corps arbitral de vivre en dehors de ce type d’arrangements. Les arbitres ne subissent pas seulement des pressions financières, mais aussi physiques, psychologiques de la part de dirigeants de clubs qui n’ont aucun scrupule. On savait combien ça allait coûter pour avoir un ou deux penaltys, un match nul, une victoire, comment les prix variaient en fonction de l’importance du club, de la compétition. Un penalty pouvait s’acheter 14 000 € en Ligue 1 algérienne, une victoire à l’extérieur coûtait 57 000 €. Un arbitre algérien qui a des certifications internationales ou continentales gagne environ 600 € par mois, ce qui n’est pas négligeable en Algérie, sachant que la plupart ont des activités professionnelles à côté. Malgré tout, un penalty représente plus de vingt fois leur revenu mensuel.

Nous avons parlé à des arbitres qui avaient résisté, résisté avant de craquer. Autant par crainte de se faire éjecter du corps arbitral, que par appât du lucre. Un arbitre international qui avait refusé de jouer le jeu s’était vu retirer des matchs.

Amine Bitam, un arbitre assistant quittant le terrain au milieu d’un match de Ligue 2 pour dénoncer la corruption.

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Si on compare aux championnats limitrophes du Maghreb, avez-vous pu percevoir des similitudes à travers votre enquête ?

En ayant eu l’occasion de travailler sur d’autres championnats, le problème est certainement plus grave en Tunisie. C’est un pays de football qui va très mal, le président de la Fédération dirige un chaos total. Il a été récemment suspendu pour incitation à la haine raciale. J’ai eu, en effet, des échos sur la corruption en Tunisie et en Égypte, dont j’ai pu vérifier la véracité.

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S’agissant de la puissance financière du championnat, comment se place l’Algérie ?

Très difficile à dire puisque cela dépend de l’investissement des propriétaires. Le championnat le plus riche en termes relatifs est celui d’Égypte avec des clubs comme Zamalek (NDLR : un des clubs les plus titrés du pays et du continent africain).

Les clubs algériens sont endettés car ils dépensent beaucoup trop. Par exemple, un grand club comme l’USM Alger avait un budget de 6,2 M € en 2015, ce qui est colossal par rapport aux autres championnats africains. C’est dû au fait qu’il a eu, à un moment, une course aux armements afin de conserver les talents algériens et d’éviter qu’ils partent en France.

Plus généralement, les championnats maghrébins sont plus riches que ceux de l’Afrique subsaharienne, à l’exception du championnat d’Afrique du Sud et des équipes comme le TP Mazembe. Dans les pays du Maghreb, le football est vu comme un excellent tremplin politique.

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Plus qu’ailleurs ?

C’est le cas partout, en France ou ailleurs en Afrique. Mais c’est davantage le cas en Afrique du Nord. On s’en rend compte lorsqu’on regarde le profil des dirigeants de la Fédération ou des clubs, qui ont souvent une présence politique. Le football est un moyen d’avancement au niveau de l’influence, ce qui augmente les pressions diverses. Sachant qu’un homme politique ne peut pas perdre…

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Vous évoquiez les différences de salaires entre les arbitres et les joueurs. Y a-t-il davantage de probabilité d’avoir des faits de corruption dans les divisions inférieures ?

La corruption est visible à pratiquement tous les niveaux, y compris dans le football amateur, ou bien chez les jeunes, mais pas à la même échelle évidemment. La corruption ne s’arrête pas au niveau de la Ligue 1, elle continue jusqu’aux niveaux qui n’ont pas de valeur marchande.

“Les gens se taisent car ils ont peur.”

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Comment explique-t-on la corruption pour les matchs de jeunes ? Cela paraît assez surprenant à vrai dire…

Cela me surprend également. Je dirais que c’est un aspect que je n’ai pas vraiment développé dans l’enquête. Néanmoins, je peux vous rapporter que cela concernait également les équipes jeunes. Une corruption systémique est comme une nappe d’huile qui se répand, il n’y pas de barrage en place.

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Si le système tient, c’est qu’il y a des moyens de pression. Les personnes que vous avez interrogées n’ont pas voulu donner de noms car elles risquaient des représailles. Quelles auraient pu être ces dernières ?

Ce n’est pas compliqué. Des moyens de représailles physiques, puisque bien évidemment quand on touche à la corruption, on touche au gangstérisme, au porte-flingue. Si nos sources avaient été identifiées, elles auraient encouru des risques conséquents : se faire tabasser, avoir son appartement saccagé, sa voiture incendiée. Cela peut être la fin de carrière pour les arbitres et les joueurs concernés.

Il y a tellement de gens qui ont péché dans le football algérien. Si un joueur apprend que quatre de ses coéquipiers ont été corrompus, que va-t-il faire ? Il va jouer le match. Il ne peut pas parler. Il faut replacer les choses dans leur contexte. Ils sont déjà soumis à de telles pressions. Si vous regardez le nombre d’incidents impliquant les supporters… Les gens se taisent car ils ont peur.

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Quelles sont les contraintes que vous impose la BBC pour ce type d’enquête ?

Des critères de publication très stricts pour éviter toute poursuite pour diffamation. Pour ce qui est des sources, je ne les donnerai jamais. Que cela soit à la BBC, France Football, Josimar ou à qui que ce soit… Vous ne pouvez pas accuser à tort et à travers. Tout ce que nous avons est fondé sur des faits et, par conséquent, inattaquable. Il y a eu des poursuites et des peines de prison ferme à la suite de notre enquête.

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Une autre conclusion de votre enquête nous a mis la puce à l’oreille : le lien entre corruption du championnat et baisse du niveau de la sélection. Comment cela se fait-il ?

Cela tue le football algérien à la racine. Un championnat dans lequel on n’a plus confiance dans les résultats, cela ne peut être qu’une catastrophe pour la sélection. Au début des années 2010 lors du « big bang » du football algérien, l’une des idées était de mettre en place un championnat compétitif permettant de retenir plus longtemps les jeunes talents du pays. Un plan qui se tenait totalement : avoir une ligue nationale avec des moyens, donc une académie qui fonctionne. Mais la corruption flingue le championnat. L’équipe d’Algérie ne peut uniquement se reposer sur des joueurs qui sont formés en France. Un football gangrené comme celui-là ne peut que nuire à la sélection, c’est impossible autrement.

J’aime le football africain, profondément. C’est le premier football que j’ai suivi. Cela me fend le cœur de voir l’état dans lequel est le football domestique avec ce type de systématisation de la corruption. Les sponsors vont-ils se ruer vers un championnat qui est truqué ? Bien évidemment que non. Un joueur talentueux de 17 ans sera bloqué par le système.

Avez-vous constaté des changements depuis la publication de l’enquête ?

Oui absolument. D’une part, il y a eu des enquêtes lancées en Algérie, concernant des dirigeants que nous n’avions pas forcément en tête. Il ne faut pas oublier qu’il y a des faits de corruption qui ont été portés devant des tribunaux. Des gens courageux en Algérie dénoncent ce genre de choses.

Immédiatement après la publication, j’ai vu un tifo « merci la BBC » dans le stade de la JS Kabylie, qui m’a fait très plaisir. Cette enquête a été publiée dans 3 médias différents : la BBC, Josimar et France Football. On est hors d’atteinte, ce qui nous permet de travailler et de parler au nom des silencieux. Nous avons fait un travail d’utilité publique en lançant des débats dans tous les journaux télévisés algériens. Personne n’en avait jamais autant parlé. Quand vous allez au stade, c’est comme si vous aviez une carte au restaurant pour un dirigeant. Les gens s’en doutaient un peu mais ne se doutaient de la systématisation de la chose. Nous avons permis au débat sur la corruption de s’amplifier. L’impact a été réel.

“Le vice-rédacteur en chef du Guardian est un ancien journaliste d’enquête pour le football, vous imaginez ça en France ? J’ai du mal à y croire.”

Sur le journalisme d’investigation, qui a l’air d’une pratique courante dans le journalisme anglo-saxon, y a-t-il une différence entre les journalismes français et anglo-saxons ?

Oui, il y a un vrai problème. Combien y a-t-il de journalistes d’investigation du football en France ? Pas beaucoup. Ce n’est pas que pour la France. C’est pareil en Italie, en Espagne, en Argentine. La Gazzetta ou le Corriere ne parlent pas de ce genre de choses, à part un dossier de temps en temps. Dans la presse sportive française, on ne prend pas le football au sérieux. En 2021, on s’interroge encore sur la place du football.

Quand on dit « anglo-saxon », attention c’est une tradition britannique, pas américaine. L’Angleterre prend le football au sérieux, parfois trop. Même si la presse papier connaît des problèmes, l’habitude de lire des journaux est plus ancrée dans la tradition, avec des tirages sans commune mesure avec la France. Le journalisme d’enquête sur le sport c’est également l’Allemagne (Bild, Der Spiegel…), notamment sur la corruption lors de la Coupe du monde 2006. Et puis il y a l’école « scandinave » avec une certaine notion de la démocratie, de la transparence et des moyens que nous n’avons pas. Le journalisme d’investigation coûte cher. Un papier sur les embrouilles au sujet des droits TV à la CAF me prend quatre semaines alors qu’un papier sur la défense de Liverpool me prend une journée. L’investigation sur le football se trouve curieusement sur Mediapart, qui publie de temps en temps des enquêtes sur le sport.

À cause de la présence de l’UEFA et de la FIFA, il y a des cellules d’enquête dans les journaux suisses. Enfin, il y a des électrons libres au Brésil, en Argentine, au Chili, aux États-Unis… C’est assez limité, on ne compte pas plus d’une centaine de journalistes d’enquête de football dans le monde, dont la moitié en Angleterre. Le vice-rédacteur en chef du Guardian est un ancien journaliste d’enquête pour le football, vous imaginez ça en France ? J’ai du mal à y croire. C’est aussi une question économique de tirage des médias entre la France et l’Angleterre.

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Que peut-on vous souhaiter Philippe Auclair pour cette année 2021 ?

Que mon album se vende très bien [NDLR : la voix de radio de Philippe Auclair est aussi la voix du musicien de renom “Louis Philippe”]. Que l’on puisse reprendre les tournées. De toute façon, mes vœux personnels sont, je pense, des vœux collectifs. Je n’ai qu’une hâte : dire adieu à ce contexte-là.

Cyprien Juilhard & Gauthier Simon (visuel de Thomas Albert)

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