Marseille, à l’instar des autres grands ports, est l’une des premières villes françaises à connaître le football. De plus, par sa position géographique, ouverte sur la Méditerranée, elle est une terre d’accueil de nombreuses et anciennes vagues migratoires. L’histoire de la cité phocéenne est intimement liée à ces évolutions humaines, façonnant son image et celle de son club phare.
À la fin du XIXème siècle, on estime que la moitié de la population de la ville n’est pas directement d’origine marseillaise. En ce temps, les plus nombreux sont les Génois, les Piémontais, les Grecs ou encore les Levantins. Le siècle suivant, ce mouvement de fond s’accélère et se nourrit de nouvelles arrivées : les Arméniens rescapés du génocide à partir de 1915, les Espagnols appartenant au camp républicain au cours des années 1936-1939, devant quitter le pays face à l’avancée des troupes franquistes, les Nord-africains durant la période de l’Entre-deux-guerres ou encore les Pieds-noirs en 1962, dans le sillage de l’indépendance de l’Algérie.
La grande ville du sud de la France est intimement liée à l’immigration. Son principal club, l’Olympique de Marseille (OM), est souvent présenté comme une synthèse de ce caractère cosmopolite. Ces affluences et influences étrangères se retrouvent dans les entrailles de la cité et son football, qu’il soit professionnel ou de quartier.
C’est le cas au bord de mer, dans le quartier prénommé « Les Catalans », se trouvant dans le VIIème arrondissement. Un nom inspiré par la présence dans les années 1720 d’un noyau villageois composé de pêcheurs d’origine catalane. Des siècles plus tard, le nom demeure. On le retrouve dans celui du principal club de l’arrondissement : l’Union sportive Marseille Endoume Catalans (USMEC). Ce dernier est le fruit d’une fusion entre l’US Endoume, autre quartier de l’arrondissement, et le FC Catalans en 1979. Actuel pensionnaire de National 3, l’USMEC s’est invité aux portes du monde professionnel, en frôlant la montée en D2 sous les ordres de Rolland Courbis à l’issue de la saison 1991-92.
D’autres clubs, plus modestes, sont les témoins de ces apports étrangers au football marseillais. L’exemple le plus probant est sans doute l’Union Générale des Arméniens (UGA), fondée en février 1924. Au départ club omnisports, la seule section football subsiste aujourd’hui. Cette équipe, plus communément appelée l’UGA Ardziv, évolue actuellement en R1 Méditerranée, l’équivalent de la sixième division française.
Ce club est une émanation des nombreuses arrivées arméniennes des années 1910 et 1920. Parfois, Marseille n’est qu’un simple point de passage, pour des populations marquées par les soubresauts politiques et violences d’un espace ottoman qui se désagrège. C’est le cas de Misha et Knar Aznavourian, qui arrivent dans le port phocéen en octobre 1923 – accompagnés de leur fille Aïda et de la mère de Knar. En provenance du Pirée, la famille Aznavourian souhaite rallier la capitale française, ou le père de Misha a ouvert un restaurant dans le Quartier latin. Quelques mois plus tard, en 1924, naîtra le petit frère d’Aïda : Charles.
L’OM, fondé pour sa part en 1899, tisse rapidement des liens en direction du monde extérieur, vers l’Afrique du Nord principalement. Didier Rey, historien du sport et enseignant à l’université de Corse, rappelle les intérêts « de la bourgeoisie marseillaise au début du XXème siècle concernant le Maghreb ». Cette bourgeoisie économique se mêle des affaires de la cité, qu’elles soient politiques ou sportives. Un homme résume cette séquence : Paul Le Cesne. Ce dernier, fils de Julien Le Cesne – président de l’Union coloniale française, groupe de pression encourageant les politiques coloniales -, est le secrétaire de la Compagnie française de l’Afrique occidentale et surtout président de l’OM entre 1909 et 1921. Un record en la matière.
Carrefour migratoire et footballistique de la Méditerranée
Dans cette première moitié du XXème siècle, l’effectif du club phocéen démontre toute l’étendue de ces liens méditerranéens. Celui-ci se mue également en une représentation du contexte politique, à la fois métropolitain et colonial. Deux noms, parmi d’autres, incarnent ce phénomène : Larbi Ben Barek et Ahmed Ben Bella.
Le premier est un des exemples de la politique sportive française, qui intègre dans son giron « national » les athlètes issus de l’espace colonial. Il joue trois saisons en faveur de l’OM (1938-1939 puis 1953-1955), mais également pour l’Équipe de France, dont il détient le record de longévité – plus de quinze années séparent sa première sélection, en 1938, de sa dernière, en 1954.
Le second, avant de devenir l’une des grandes figures du Front de Libération Nationale (FLN) et premier président de la République algérienne démocratique et populaire, est sous-officier au sein de l’armée française. C’est d’ailleurs cette dernière qui l’amène sur le chemin de l’Olympique de Marseille.
Mobilisé lors du second conflit mondial et affecté dans la ville, il ne participe pas aux combats. Cette « drôle de guerre » permet aux soldats cantonnés à des positions éloignées de la ligne Maginot de jouer au football durant leur temps-libre. Ahmed Ben Bella est de ceux-là. Talentueux, il rejoint l’équipe de Château-Gombert, ancien village se trouvant aujourd’hui dans le XIIIème arrondissement de Marseille. Malgré la guerre, les compétitions de football sont maintenues. L’OM, faisant face à la problématique des joueurs mobilisés, s’en va chercher leurs remplaçants. Les casernes se transforment en réservoir de joueurs potentiels et c’est ainsi que Ben Bella rejoint le club.
Succédant à Ben Barek, entre-temps reparti jouer au Maroc, l’homme ne dispute cependant qu’une seule rencontre, le 21 avril 1940 face au FC Antibes. Il y va tout de même de son but et en profite pour s’inscrire dans la lignée des autres joueurs algériens revêtant le maillot olympien, comme Camille Malvy et Emmanuel Aznar. Deux européens d’Algérie menant carrière en France, respectivement originaires d’Oran et de Sidi Bel Abbès.
Parallèlement, durant les années 1930, certains joueurs marseillais incarnent l’entrecroisement pouvant exister entre les différentes aires méditerranéennes. C’est le cas de Laurent Di Lorto, gardien vainqueur de la Coupe de France en 1935, mais surtout de Mario Zatelli, attaquant né à Sétif de parents italiens et champion de France à deux reprises sous la tenue phocéenne (1937 et 1948). Les deux hommes font partie des sélectionnés français qui disputent la Coupe du monde 1938 – qui se déroule à domicile.
Le destin sportif des deux hommes démontre le rôle intégrateur et mobilisateur que peut endosser le football, pour les joueurs en particulier, auprès des populations plus globalement. Les Italiens ayant fui le fascisme profitent de la présence de la Nazionale à Marseille – qui y joue deux matchs lors du tournoi mondial, face à la Norvège puis contre le Brésil en demi-finale – pour crier leur haine du régime de Benito Mussolini. Malgré cette opposition, l’Italie est sacrée championne du monde pour la deuxième fois, conservant ainsi son titre de 1934.
La pratique du football et le sentiment d’appartenance qu’elle peut créer fluctuent en fonction des contextes et des populations. Celles du Maghreb, arrivant au cours de l’Entre-deux-guerres, sont largement rurales et miséreuses. Elles ne connaissent que peu ou pas ce sport, essentiellement urbain. De plus, du fait de leur condition laborieuse, le club marseillais est loin d’occuper les esprits. Didier Rey rappelle qu’à partir de 1962, les Pieds-noirs, au contraire, arrivent avec une « connaissance et une pratique affirmée du football. Néanmoins, le sentiment d’identification vis-à-vis de l’OM, pour la majorité, advient dans un second temps, non pas lorsque ces différentes populations arrivent ». Le grand club de la ville devient celui des différentes communautés et des nouvelles générations qui y naissent, qu’elles soient italiennes, espagnoles, nord-africaines, arméniennes… ou corses.
En effet, l’historien du sport rappelle que « l’OM est indéniablement le club des Corses, jusqu’au moment où les clubs de l’île atteignent le professionnalisme et leurs premiers succès, à partir des années 1960 ». En effet, nombreux sont les insulaires qui émigrent vers la grande ville continentale dès la fin du XIXème siècle. La population d’origine corse s’intègre peu à peu au tissu social marseillais. Certains s’investissent en politique ou au sein de la direction de l’OM. D’ailleurs, la ville hérite pendant un temps du surnom de « Capitale des Corses ». Plus encore, au cours des années 1940, l’exode est tel que les Corses répartis entre la France et l’Afrique du Nord dépassent la population même de l’Île de beauté.
Cependant, le lien qui s’est noué entre la Corse et Marseille se modifie peu à peu à partir des années 1970. Tout d’abord, comme évoqué précédemment, les clubs de l’île s’imposent dans le paysage footballistique français. Ensuite, dans une moindre mesure, le mouvement ultra, dont Marseille est la principale porte d’entrée en France, renforce le processus d’identification et stimule de nouveaux antagonismes. Enfin, le renouveau identitaire corse renvoie la sympathie que suscite l’OM à une dimension purement générationnelle. Aujourd’hui, comme le précise Didier Rey, pour les jeunes insulaires, cette ville « ne représente pas ce qu’elle fut pour leurs parents et grands-parents ».
Mythes et paradoxes d’une image cosmopolite
Cette évolution socio-géographique de la relation corso-marseillaise remet en perspective l’image que renvoie la ville phocéenne. De plus, cela permet également d’interroger et d’analyser les différents processus d’identification traversant les migrations, par extension le sentiment d’appartenance que stimule un club de football donné.
La communauté algérienne de Marseille est la plus importante de France. Celle-ci a également fourni bon nombre de joueurs talentueux à l’équipe de la ville. Au-delà du symbolique Ben Bella évoqué auparavant, nous pouvons citer Abdelkader Ben Bouali, vainqueur de la Coupe de France 1938 et sélectionné sous les couleurs françaises pour disputer le Mondial de la même année. Au sortir de la guerre, nous retrouvons dans les rangs olympiens Saïd Haddad, Abdelhamid Bouchouk ou encore Abderrahmane Ibrir. Ces trois joueurs firent partie de la fameuse équipe du FLN, celle que l’on désigne comme le « onze de l’indépendance ». En compagnie de Rachi Melkloufi, les trois transfuges marseillais disputent des rencontres dans une équipe représentant l’Algérie révolutionnaire.
Au lendemain de l’indépendance algérienne, en 1962, et de celles du Maroc et de la Tunisie, toutes deux en 1956, l’immigration vers l’ancienne métropole s’accélère. Dans le même temps, l’effectif olympien dénote par l’absence de grands joueurs d’origine nord-africaine. Tout le contraire des décennies précédentes. Par exemple, lors des titres de 1971 et 1972, les deux stars de l’Olympique de Marseille sont yougoslave et suédoise : Josip Skoblar et Roger Magnusson. Il faut attendre les années 1990 avant le retour de joueurs d’origine maghrébine au premier plan, à l’instar de Djamel Belmadi – qui endosse les couleurs olympiennes entre 1997 et 2003.
Un décalage qui se matérialise également sur le plan identitaire et politique, comme le note Didier Rey : « les années 1970 à Marseille sont celles des grands attentats racistes. » Le plus tristement célèbre étant celui visant le consulat d’Algérie le 14 décembre 1973. Bilan : 4 morts et 28 blessés. Cette année fut aussi marquée par de nombreuses agressions racistes, connues sous la dénomination de « ratonnades », principalement à Marseille et Grasse.
Plus encore, l’historien pointe la dichotomie qui peut exister entre deux images, celle d’une ville réactionnaire, bourgeoise et violente, face à celle d’une cité « cosmopolite, ouverte et prolétarienne. Ce paradoxe est issu de deux perceptions, « intérieure » et « extérieure ». En effet, encore aujourd’hui, l’OM est de loin le plus populaire des clubs hexagonaux dans nombre de pays francophones d’Afrique. Il profite de cette vision « cosmopolite » et de ses liens séculaires avec ce continent, entretenus par les migrations passées et actuelles. Dans le même temps, en France, la cité portuaire est désignée comme la ville du trafic, de la corruption et de l’incohérence ». Des adjectifs qui rejaillissent fatalement sur son équipe.
L’attachement à une ville et à un club bascule parfois dans le mythe, du moins dans l’imaginaire du grand public. Un imaginaire s’incarnant dans la personne de Zinedine Zidane, alors que celui-ci n’a même jamais porté la tunique de sa ville de naissance.
Si l’enfant de la Castellane noua ses exploits loin de Marseille, ce n’est pas le cas de Samir Nasri. Issu d’une famille d’origine algérienne, dont il est la deuxième génération à voir le jour en France, il rejoint le centre de formation de l’OM à l’âge de huit ans. Son ascension est fulgurante, devenant titulaire à l’âge de 21 ans, avant de s’envoler pour Londres en 2008. L’année précédente, le journal Le Monde rapporte que les maillots floqués « Nasri » se vendent dix fois plus que ceux de Frank Ribéry, pourtant récent vice-champion du monde. Cette grande popularité peut s’expliquer par le symbole qu’il incarne : un grand talent né et formé à Marseille. Plus encore, il représente ces nouvelles générations d’ascendance algérienne, par extension nord-africaine, qui naissent et grandissent dans la cité phocéenne.
Aujourd’hui, les vagues migratoires continuent d’affluer à Marseille. Le football, encore une fois, tient une place de choix. Dans toute la Provence et ailleurs, il permet de s’insérer socialement et de se rassembler, particulièrement lorsque l’on découvre une nouvelle société. C’est ce qu’a pu constater Reda, supporter de l’OM, à Avignon. Il raconte que des « réfugiés se retrouvaient au stade Malpeigne pour jouer. Par la suite, des habitants du quartier alentour les ont rejoints. Au départ, si les interactions entre communautés se limitaient au terrain », les barrières s’estompèrent peu à peu grâce au football, faisant fi des bornes culturelles et linguistiques.
Illustration : Théo Mazars