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IL Y A 80 ANS : LE MATCH DE LA MORT À KIEV

Le 9 août 1942, dans la capitale ukrainienne, le FC Start et l’équipe de la Flakelf s’affrontent dans un match pas comme les autres, devenu célèbre sous le nom de « match de la mort ». Entre réalité historique et légendes soviétiques, cette opposition est le parfait exemple du modèle de propagande stalinien. A l’occasion des 80 ans de l’évènement, retour sur les différentes versions de ce mythe et échange avec Nicolas Jallot, co-auteur du livre « Futbol, le ballon rond de Staline à Poutine : une arme politique ».

DEUX VICTOIRES SANGLANTES

Quelques mois après le lancement de l’opération Barbarossa qui voit l’armée allemande envahir l’URSS dès le mois de juin 1941, les troupes de la Wehrmacht occupent la majorité du territoire ukrainien, et notamment sa capitale, Kiev. Très vite, les Allemands essaient de ramener une forme de vie normale dans la ville avec la réouverture de l’opéra dans lequel on joue des représentations du Lac des Cygnes, ou encore, la création d’un championnat de football.

Cette introduction de la culture en période d’occupation permet aux allemands d’entretenir leur propagande. Ainsi, le tout nouveau championnat voit se rencontrer différentes équipes, composées notamment de joueurs issus de divisons hongroises ou roumaines, de deux équipes ukrainiennes, et différentes équipes de l’armée allemande. Les scores fleuves font vivre ce championnat, mais deux formations se distinguent lorsqu’il s’agit alors de remporter le titre.

La première est une équipe allemande, la Flakelf, composée pour sa grande majorité d’aviateurs de la Luftwaffe. La seconde est le FC Start, équipe ukrainienne formée par Jozef Kordik, directeur d’une des principales boulangeries de Kiev. Pour le championnat de la ville en 1942, ce dernier réunit 14 anciens joueurs, du Dynamo, du Lokomotiv ou de simples ouvriers. L’histoire a fait que ces derniers trouvèrent comme seuls maillots pour leurs futurs matchs, des tuniques rouges, qui sonneront plus tard comme un symbole de la résistance soviétique.

Après plusieurs victoires faciles contre les effectifs hongrois et roumains, le FC Start et la Flakelf s’opposent une première fois le 6 août à Kiev. Les Ukrainiens, supérieurs, remportent le match 5-1.  Mais les Allemands ne sont pas satisfaits du résultat, et prétendent avoir de nombreux absents pour organiser une revanche, trois jours plus tard. Une forte propagande allemande est organisée dans toute la ville, avec des affiches qui sont placardées à chaque coin de rue, où l’on peut lire respectivement en ukrainien et en allemand, le titre de « revanche ».
Cette dernière a donc lieu, le 9 août, dans un stade Zenith rempli de 45 000 supporters venus assister à l’évènement.

Dès les minutes précédents le coup d’envoi de la rencontre, l’arbitre, un officier de la Luftwaffe allemande, ordonne aux joueurs ukrainiens de réaliser un salut nazi. Ces derniers refusent.

Le match débute alors dans une atmosphère tendue. Après l’ouverture du score surprise d’une équipe allemande renforcée, les joueurs du FC Start reprennent les commandes en inscrivant trois buts avant la pause. Pendant la mi-temps, un officier allemand rentre furieux dans le vestiaire ukrainien et ordonne à ces derniers de laisser la victoire à leurs adversaires du jour, sous peine de tous les exécuter un par un à la fin de la rencontre s’ils étaient amenés à la remporter. Le gardien de but Nikolaï Troussevitch se lève alors, harangue son équipe, et déclare : « Nous lutterons jusqu’à la mort, le sport rouge vaincra ».

Galvanisés, les footballeurs du FC Start reviennent sur la pelouse, prêts à mourir, et finiront par s’imposer 5-3. Ils seront ainsi emmenés et exécutés au tristement célèbre ravin de Babi Yar dans la foulée de la rencontre, en banlieue de Kiev.

Quelques mois plus tard, le régime soviétique entend parler de cette histoire, et érigent ces joueurs comme de véritable héros de la nation. Un modèle de résistance soviétique contre l’oppression allemande, une aubaine pour Staline et le parti.

Affiche allemande annonçant l’organisation d’une “revanche” entre la Flakelf et le FC Start, futur match de la mort, le 9 août 1942.

PROPAGANDE CONTRE PROPAGANDE

Mais l’histoire que vous venez de lire comporte de nombreux éléments faux, montés de toute pièce par le régime communiste soviétique.

La véritable version de l’histoire, racontée par d’anciens joueurs survivants et transmises par des journalistes ukrainiens, n’y ressemble pas. On a demandé à Nicolas Jallot, journaliste et réalisateur, de nous la raconter. Avec Régis Genté, il a écrit “Futbol, le ballon rond de Staline à Poutine : une arme politique”. Elle est beaucoup plus « banale », comme il a coutume de le rappeler. Ainsi, le 9 août 1942, le second match commence comme prévu. L’opposition se déroule dans un cadre tout à fait correct, avec un arbitre allemand juste, et se conclut par une victoire 5-3 des Ukrainiens. Et c’est à peu près tout. Pas de menaces à la mi-temps, pas d’exécution à Babi Yar, seulement une photo prise des 22 acteurs, souriants, et quelques sobres célébrations des joueurs du FC Start entre eux le soir même.

Le lendemain, ils sont tous de retour à la boulangerie, et joueront même quelques jours plus tard un dernier match, contre l’autre équipe ukrainienne du championnat, soldé par une victoire et le titre de champion. Ce n’est que quelques mois plus tard que certains de ces joueurs seront déportés, ou fusillés pour certains, l’occupant nazi ayant pris connaissance des liens entre le club du Dynamo et le NKVD, la police politique communiste.

Comme le rappelle très bien Nicolas Jallot, ce match de la mort, « c’est propagande contre propagande ». En effet, cette rencontre est devenue davantage un objet politique, qu’un simple évènement sportif. Dans un contexte de guerre, tout est propagande, et encore plus dans les deux régimes totalitaires que sont l’Allemagne nazie et L’URSS communiste.

Les Allemands la récupère en premier, eux qui avant même le déroulé de ce match, avaient laissé la porte ouverte à la réintroduction du football et de la culture, pour mettre en place l’illusion d’une vie normale dans l’occupation du territoire ukrainien. Nicolas Jallot rappelle ensuite que ce sont « les soviétiques dans le sens large du terme » qui vont instrumentaliser cette histoire, et les raisons de cette récupération politique : « Il faut des héros à la fin de la guerre, donc ce sont devenus des héros, avec la rédaction d’un article complètement faux, justement où on réécrivait toute l’histoire. Ensuite ça a été utilisé plus par les Russes […] en disant « vous voyez nos organes, ils ont résisté, ils n’ont pas voulu s’abaisser devant les allemands, ils ont gagné, ils ont été fusillés » (comme plusieurs joueurs étaient des anciens du Dynamo Kiev, les différents Dynamo étant les clubs rattachés au NKVD) ; et puis il y a la propagande ukrainienne qui existe aussi bien entendu, puisque cette histoire arrangeait les ukrainiens.»

Seul cliché restant de ce match, on distingue les joueurs des deux équipes, souriants, au terme de la rencontre.

UN HÉRITAGE IMMORTEL

L’avantage des légendes, c’est qu’elles semblent ne jamais mourir. Et le plus intéressant avec celle-ci, c’est que la propagande en a fait une histoire ultra populaire en Russie comme en Ukraine, à laquelle la majorité des habitants croient encore.

Pour entretenir ce mythe, des commémorations ont été organisés tous les ans à partir des années 1950 jusqu’aux crises successives du COVID et du conflit russo-ukrainien, en ayant empêché la tenue. Dans le même sens, un monument rendant hommage aux héros de ce match a été installé aux abords du stade Zenith où se déroula la rencontre, mais également aux abords du stade du Dynamo Kiev.

Mais paradoxalement, les protagonistes de cette histoire ne peuvent même pas participer à ces commémorations. Tous présumés morts, ils reçoivent chaque année une visite de membres du KGB, leur empêchant de se déplacer à ces dernières.

Jusqu’au début du conflit commencé en février 2022, le FC Start était encore debout, un club de quartier où évolue différentes catégories de joueurs de football, sur le délabré stade Zenith rebaptisé Start Stadium, au centre de la capitale ukrainienne. Et les différentes versions de la légende se transmettent de génération en génération, offrant à chacun la possibilité de la lire comme il le souhaite.

80 ans après, le match de la mort reste une histoire populaire en Russie comme en Ukraine, symbole de la résistance, soviétique pour certains, ukrainienne pour d’autres, face à l’occupation nazie. Elle a été une source d’inspiration pour de nombreuses œuvres à travers le monde. On peut penser au film américain Escape to Victory de 1981, avec Silvester Stallone, ou encore au roman Gagner à en Mourir du journaliste français Pierre-Louis Basse. Au départ simple théâtre d’un match de football comme un autre, ce 9 août 1942 est ancrée pour toujours dans l’histoire ukrainienne.

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