La semaine de l'arbitrage

Tony Chapron : “L’arbitre est façonné par l’erreur”

“Je n’ai jamais été CRS”. La conversation commence sur un certain malaise. Au moment d’aborder l’influence de sa formation de policier sur sa carrière d’arbitre, Tony Chapron rétorque fermement. D’où vient donc cette réputation qui le colle partout dans les médias et qu’il s’attache à démentir lors de chaque interview ? Peut-être d’un match qui, il y a presque trois ans jour pour jour, l’a exposé à la vindicte populaire à la suite d’un geste irréel sur un joueur du FC Nantes, précipitant la fin de sa carrière. Depuis, celui qui était surnommé le “Petit Chapron Rouge” pour sa propension à distribuer les cartons a décidé de se reconvertir comme consultant arbitrage pour Canal +. Un moyen comme un autre de lutter contre la censure qui pèse sur ce métier. Pour 2021, il prépare la sortie d’un documentaire sur la fonction d’arbitre. Nostalgie, vous avez dit ?


Bonjour Tony Chapron. Cela fait maintenant deux ans que vous avez délaissé le sifflet pour le plateau du “Late Football Club”. Comment se passe votre reconversion ?

Mes semaines sont bien chargées. D’abord, je vais tous les lundis à Paris pour le Late Football Club. Par ailleurs, je suis en train de bosser sur un documentaire qui concerne les arbitres, qui doit être fabriqué pour la fin du printemps normalement. Puis je réponds à pas mal d’interviews en ce moment. En parallèle de tout ça, je donne des conférences en management qui me prennent pas mal de temps. J’ai l’impression de reprendre ma carrière d’arbitre car je passe très peu de temps à la maison mais c’est assez agréable finalement en ces temps de confinement.

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On dit de vous que vous étiez un universitaire brillant. Pourquoi avoir choisi les médias comme domaine de reconversion ? Vous disiez d’ailleurs dans une interview que le journaliste était un ennemi pour vous

Oui c’est un peu ça. Le journaliste est celui qui pointe le plus souvent les erreurs de l’arbitre. Dans le Late, j’essaye de faire autre chose que de les critiquer. Je suis là pour expliquer comment et pourquoi les arbitres prennent leurs décisions. C’est ma façon à moi d’envisager la relation entre les arbitres et les journalistes. On essaye de casser cette image négative, ce qui ne m’empêche pas d’être critique. Mais l’idée est d’expliquer quels éléments poussent chaque arbitre à prendre des décisions. C’est aussi un challenge pour moi, j’aime les défis.

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Plus globalement, on remarque que les arbitres commencent à avoir une place à part entière dans les émissions de football. Qu’en pensez-vous ?

Je trouve que c’est une bonne chose. Cela montre une chose singulière, les arbitres ne peuvent s’exprimer qu’à la fin de la carrière. Il y a un gros travail pédagogique à faire chez les arbitres mais aussi, et surtout, un gros travail médiatique à opérer. Mais on nous interdit de parler par ce devoir de réserve qui nous est imposé. Il suffirait pourtant de pas grand-chose, telle qu’une volonté politique. Nous n’avons rien à cacher. Plus on s’exprime, mieux on est compris et plus on va vers les autres, mieux on est accepté.

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Une volonté politique ? Quels sont les obstacles qui empêchent la libération de la parole des arbitres ?

Il y a une volonté de contrôle de ce qui se dit de la part de la Fédération. Et cette censure est particulièrement visible chez les arbitres qui ne s’expriment pas. Mais finalement, cela nuit à l’image globale car en ne parlant pas cela engendre des suspicions plus fortes. Je pense que l’on devrait mettre en place un point presse toutes les semaines avec un représentant de la DTA et un arbitre de terrain afin d’expliquer les décisions prises chaque week-end.

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Cela doit maintenant être satisfaisant de pouvoir parler librement pour quelqu’un qui, lorsqu’il était arbitre, n’hésitait pas à l’ouvrir pour améliorer les choses au sein de la corporation ?

Oui il m’est arrivé de m’exprimer mais c’était aussi dû à ma fonction syndicale. Cela m’a aussi valu quelques soucis (rires). C’est un jeu dangereux que de s’exprimer quand on est connu car une erreur fait beaucoup plus parler que quand on est un parfait inconnu.

Vous savez, il est rarement choisi ce crâne chauve. Dans mon cas, il est même largement subi.

Justement, à l’époque, comment faisiez-vous pour vous faire respecter ?

Il n’y a pas de formation sur l’autorité. Mais il y a un élément qui revient sans cesse, c’est l’expérience. Il n’y a rien de mieux pour faire de bons arbitres. D’ailleurs si vous regardez l’âge moyen de tous les bons arbitres, ils ont tous passé la quarantaine.

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Comment gériez-vous les relations avec les joueurs en sachant que vos moindres faits et gestes étaient scrutés ?

Moi je trouve ça très sympa de les voir en dehors maintenant que je suis à la retraite mais il est vrai qu’en activité, c’est quand même très complexe d’avoir des relations car nous avons une fonction de juge et un devoir de neutralité. La distance est indispensable car nous ne pouvons pas laisser de place à l’affect sur le terrain. D’ailleurs, on nous reproche souvent d’être hautain mais c’est parce que la distance est nécessaire à la fonction.

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Le vouvoiement était un élément de langage que vous imposiez pour garder cette distance et entretenir une forme de respect ?

Oui c’était très important. Vous parliez d’outil d’autorité, le vouvoiement en fait partie. Après il faut avoir en tête qu’il est parfois difficile, sous pression, de garder le vouvoiement car le tutoiement est plus naturel.

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Est-ce que le crâne rasé aide en matière d’autorité ?

(Rires.) Aujourd’hui non car il est devenu courant. À l’époque, la perception du mec chauve était souvent renvoyée au bagnard. Mais aujourd’hui, la coupe de cheveux s’est banalisée bien que l’absence de cheveux intrigue encore. Mais vous savez, il est rarement choisi ce crâne chauve. Dans mon cas, il est largement subi.

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Comment se passe la préparation d’un match lorsqu’on est arbitre ?

Il y a un travail sur le système de jeu mais qui parfois peut être inutile en fonction des changements de tactique des entraîneurs. J’ai fini par abandonner la réflexion sur le positionnement tactique des équipes. Je me suis plus polarisé sur le comportement et l’attitude des joueurs. On a aussi la chance de pouvoir aller voir les matchs de notre choix pour préparer les rencontres à venir. C’est assez utile pour préparer les matchs de Coupe d’Europe lorsque deux équipes étrangères s’affrontent avec des styles de jeu typiques du pays qu’elles représentent. Avec le temps, je me suis aussi aperçu qu’il valait mieux éviter de rentrer sur le terrain avec des préjugés. J’ai vu des arbitres siffler des faits de jeu car ils avaient tellement vu ces mêmes faits en vidéo qu’ils étaient persuadés qu’ils allaient arriver en match.

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Est-ce que vous travailliez en amont avec vos collègues pour forcer des automatismes ?

J’avais deux assistants. J’ai toujours travaillé en équipe. C’était très important. On avait un rituel avec mes assistants. On voulait arriver la veille des matchs avant 20 heures pour pouvoir prendre l’apéro et dîner ensemble. Cela nous permettait de créer une cohésion, de passer des moments mémorables qui ne sont pas écrits dans les livres de formation. Sur le terrain, je savais que je pouvais faire confiance à mes assistants car ils donnaient le meilleur d’eux-mêmes et qu’ils faisaient tout pour m’aider car on avait des relations qui dépassaient le cadre du terrain. Nous étions plus que de simples collègues de travail.

Tony Chapron entouré de Julien Aube et Francois Boudikianau Stade Louis II en 2017.

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Quelle ambiance règne dans un vestiaire d’arbitre ?

Je me souviens d’un match de Champions League où on a eu un fou rire à pleurer de rire à un quart d’heure du coup d’envoi avec mes assistants. Il y a un moment donné où on rentre dans notre match et où l’on devient hermétique. Moi j’étais comme ça. Jusqu’à cinq minutes avant l’entrée sur la pelouse, on pouvait parler de tout et n’importe quoi mais à partir du moment où je rentrais dans ma bulle, mes assistants savaient qu’il ne fallait plus m’adresser la parole.

Pour l’après-match, l’ambiance dépend en grande partie de notre prestation. J’ai vu des arbitres s’effondrer dans un vestiaire parce qu’ils n’avaient pas été bons. Parfois il y a la satisfaction du travail bien fait. Je ne dirais pas qu’il y a de l’euphorie car un arbitre ne gagne jamais un match. Par contre, il peut en perdre beaucoup. En réalité, on joue toujours à ne pas perdre. L’arbitre est façonné par l’erreur. Donc quand on a le sentiment de terminer un match sans avoir fait d’erreur, c’est là qu’on retire de la satisfaction.

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Un arbitre à la retraite continue-t-il à regarder du football ? Vous êtes plutôt du genre à vous enthousiasmer des performances des footballeurs ou à scruter la moindre erreur d’arbitrage de vos ex-collègues ?

Je ne scrute pas les erreurs parce que je sais trop comme c’est compliqué d’être arbitre pour me permettre de dire qu’un tel est mauvais. Je suis plutôt malheureux quand je vois certains se tromper et se faire chahuter. Je suis presque même devenu supporter de l’arbitre, même si cela n’existe pas. Quand on aime le foot, on ne devrait même pas parler de l’arbitre. Quand un joueur rate un penalty, il continue à jouer. Comme il marque des buts, on a tendance à oublier qu’il rate des penaltys. Mais comme nous ne marquons jamais de but, on ne retient que nos erreurs. Je défie quiconque de prendre un sifflet, de rentrer sur une pelouse, scruté par 50 000 personnes, et de rendre une copie parfaite sans faire d’erreurs. Sans les arbitres, il n’y aurait pas de football. Arrêtons d’en faire des points d’analyse d’un match. Aujourd’hui, j’ai même l’impression qu’on parle plus des arbitres que du jeu dans son aspect le plus pur.

Beaucoup d’assistants m’ont dit qu’entre l’image publique qui me suivait et l’image privée qu’ils avaient de moi, il y avait un monde.

Cela ne traduit-il pas une faiblesse du jeu sur certains matchs ?

Alors, je ne sais pas si cela traduit la faiblesse du jeu, mais ce qui est sûr, c’est que cela traduit la faiblesse d’analyse de certains. Si l’on est observateur du foot, se contenter de critiquer les arbitres, c’est négliger le plus important à savoir l’analyse tactique de la rencontre.

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L’arbitrage a beaucoup évolué ces dernières années, avec de nouvelles règles, de nouveaux outils. Selon vous, est-il plus facile d’arbitrer aujourd’hui qu’il y a 10 ou 20 ans ?

Je crois que cela a toujours été difficile. La difficulté supplémentaire aujourd’hui est l’hypermédiatisation du métier. C’est un tout petit peu moins vrai ces derniers mois et, d’ailleurs, on parle beaucoup moins de polémique arbitrale, d’une part car il n’y a personne dans les stades, et d’autre part car moins de personnes regardent le football à la télévision. Je répondrais donc que cela doit être plus facile d’arbitrer maintenant qu’il y a un an, avant la pandémie. Ce qui doit être plus compliqué, c’est en termes de motivation et de concentration. Le huis-clos a un effet pervers, c’est celui de faire perdre la concentration.

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On vous met au défi maintenant ! Pouvez-vous nous expliquer en moins de deux minutes pourquoi vous êtes contre la VAR dans le football ?

Alors là, le résumer en deux minutes je ne sais pas le faire ! Je pourrais vous en parler pendant des heures ! C’est d’abord une approche philosophique. Est-ce que l’être humain est capable d’accepter son imperfection ? L’être humain est, par définition, imparfait. Le jeu appelle l’erreur, sur un terrain de football tout le monde peut en faire. Il faut juste accepter de pouvoir faire des erreurs. Comme on accepte celles des joueurs, nous devrions accepter celles des arbitres. C’est aussi faire preuve d’humilité.

Mon deuxième argument a une certaine résonance avec la société de contrôle. Michel Foucault parlait des sociétés disciplinaires. On est rentré dans une ère où nous voulons tout contrôler. Et comme le football est un reflet de la société, cela m’inquiète. On veut contrôler le comportement des 22 acteurs par l’utilisation d’une multitude de caméras. Un jour, on aura peut-être même des capteurs sur chaque joueur. Je pense que la VAR participe de cette logique là et est un avant goût du contrôle permanent.

D’un point de vue éthique maintenant, je pense que c’est une aberration que de faire confiance à l’image. Je vais vous donner un exemple de réalisateur. Il fait une description sidérante dans laquelle il montre la perversité de l’image. Il explique qu’il peut truquer une image utilisée pour vérifier une action ou du moins choisir la plus avantageuse pour l’équipe qu’il supporte. Et puis, accessoirement, ce que l’on ne voit pas c’est que sur le match du dimanche soir, il y a 25 caméras au bord du terrain contre une dizaine sur un match du samedi soir. Donc dans la même compétition, on n’utilise pas la vidéo de la même façon.

Je défie quiconque de prendre un sifflet, de rentrer sur une pelouse, scruté par 50 000 personnes, et de rendre une copie parfaite sans faire d’erreurs.

Quelle a été votre réaction en apprenant que Stéphanie Frappart a été élue numéro un du classement des personnalités qui font le foot français ? Cela traduit-il pour vous la reconnaissance progressive d’une plus grande importance du rôle d’arbitre ?

Moi je me dis que c’est un cadeau empoisonné ! Je ne dis pas que Stéphanie n’est pas méritante. Elle mérite totalement ce qui lui arrive. Simplement, je pense qu’il ne faut pas trop en faire. On sait qu’un arbitre, par définition, doit être discret. Quand on est porté au pinacle, on est aussi cloué au pilori. La carrière d’arbitre n’est jamais faite que de succès, elle est aussi faite d’échecs. Sauf que cela n’est jamais facile pour un arbitre de rebondir. Trop en faire, c’est la surexposer et je dis qu’il faut rester vigilant.

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Enfin, que peut-on vous souhaiter pour 2021 ? Et au football français ?

Avant toute chose, que tout le monde puisse rejouer au football. Les championnats professionnels tournent mais je pense aux gamins et aux vétérans qui ne peuvent plus se défouler et se retrouver pour de bons moments. C’est un désastre pour le foot amateur. Tout cela est très triste.


Aux termes d’une heure et demie d’échange, Tony Chapron aura vite balayé ce malaise. Derrière l’image clivante qui suivait l’ex-arbitre se cache un passionné aimant parler d’un métier qui ne l’a jamais vraiment quitté. Derrière l’image froide qu’il dégageait se cache un grand bavard dont l’esprit de synthèse, dit-il, n’est pas sa plus grande force. Cette faiblesse qui lui a coûté récemment l’entrée à l’IEP de Grenoble, pour approfondir ses compétences de journaliste, ne l’a pas empêché de réussir sa reconversion dans un milieu où la parole des arbitres s’est décuplée. Un pied de nez à la censure qui touche la corporation depuis bien trop longtemps.

Hugo Forques (visuel de Thomas Albert)

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