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Supporters à distance (2/3): vie et mort d’une section

Après avoir étudié le parcours biographique et sociologique de l’enquête de Ludovic Lestrelin, intéressons-nous un peu plus en profondeur à la vie au sein d’une section à distance dans ce deuxième épisode. Mais pas seulement, à la façon dont celle-ci peut disparaître également.  


Dans le premier épisode, nous nous sommes arrêtés à un moment de tension, avec des personnes ne pouvant se déplacer à toutes les rencontres et choisissant leurs matchs, ce qui est généralement mal vu par les membres très investis. “Les sociologues savent très bien ça. Tout groupe est toujours constitué de sous-groupes et il y a de la hiérarchisation à l’intérieur des groupes, tout groupe social, et c’est vrai également pour les groupes de supporters”, explique Ludovic Lestrelin. Chaque voyage, que ce soit en car lorsque des grosses affichent attiraient beaucoup de monde ou en voiture pour les plus petits matchs, constituait un moment de vie collective imprégné d’une forte socialisation entre les membres de la section.

Pour le sociologue, qui a pu observer cette socialisation à travers ses nombreux déplacements, une question revenait constamment, comme un fil rouge, celle de savoir ce qu’est un “bon” supporter de l’OM. Voici ce qu’il a pu tirer de ses observations. “Aux yeux d’un certain nombre d’adhérents, les plus investis dans le groupe, ce qui faisait la qualité de bon membre, c’était la permanence du soutien, parce qu”il y avait aussi cet enjeu d’apparaître, aux yeux des supporters marseillais vivant à Marseille, non pas comme des touristes mais comme des gens véritablement amoureux de l’OM et véritablement investis, capables de se déplacer pour un match à Metz un mois de janvier mais aussi pour un match de Coupe d’Europe au fin fond de l’Allemagne ou je ne sais où”. Avec cette définition, les membres les plus investis peuvent ainsi se présenter comme des supporters très fidèles de l’OM, des modèles qu’ils essaient de transmettre aux nouveaux venus sans les brusquer, ces derniers pouvant être la relève de la section. “Il y avait à l’intérieur du groupe effectivement tout un cheminement, pour le nouveau membre, d’intégration progressive. Et puis du coup les plus investis, les plus engagés dans la section, finalement mettaient un peu à l’épreuve les novices, mettaient un peu à l’épreuve l’authenticité de leur passion”, décrit le Normand. 

Dans ses travaux, Ludovic Lestrelin montre bien à quel point cette hiérarchisation est visible jusque dans des petits détails comme la façon de se saluer ou bien le placement dans le bus avec “l’élite” de la section au fond et des membres moins investis plutôt devant. “Il y avait aussi des gens qui avaient un rapport peut-être un peu plus distant au groupe, à la section, qui vivaient très bien d’être à l’avant du bus, ne partageant pas pleinement l’atmosphère festive du fond du car mais qui vivaient ça très bien, qui étaient heureux d’aller voir un match de l’OM en compagnie d’autres passionnés et qui étaient ravis à leur retour”, nuance tout de même l’enseignant-chercheur. 

Une récompense individuelle

Si le supportérisme à distance se vit de manière très collective, au sein d’une section où l’on partage des expériences et des émotions, il n’empêche pas l’expression de quelques moments d’individualités. Comme le remarque Ludovic Lestrelin, “il y a des gens qui s’imposent comme des figures incontournables dans le groupe, des gens qui sont importants dans le groupe, qui sont écoutés, des gens qui comptent, des gens auxquels les autres sont attachés. Quand ils ne sont pas là en déplacement, c’est un peu comme s’il manquait quelqu’un. Il y a vraiment la possibilité d’avoir une place et de jouir d’une reconnaissance individuelle parce qu’on a accumulé beaucoup de kilomètres, parce qu’on a beaucoup de connaissances sur le club. Pour tout un tas de raisons, vous allez jouir d’un statut particulier dans le groupe”.

“Vous aviez un certain nombre d’adhérents de la section rouennaise qui avaient pu construire des liens avec certains responsables supporters à Marseille et donc ces gens-là, quand ils venaient à Marseille, on les connaissait, ils étaient salués, ils avaient tout un tas d’interactions gratifiantes avec les Marseillais”

Ludovic Lestrelin

Quand l’individu voyage pour supporter son club à travers la France et l’Europe, c’est aussi pour réaffirmer sa sociabilité à travers un groupe où il peut gravir les échelons jusqu’à obtenir une place de choix qui lui offrira une reconnaissance, ce que détaille celui qui a théorisé la notion. “A l’intérieur du groupe lui-même, bien sûr, l’individualité est tout à fait possible et c’est d’ailleurs aussi un moteur de la poursuite de l’activité, parce que vous avez une vie sociale et vous avez des amis qui comptent sur vous, qui comptent aussi pour vous-mêmes et vous vous faîtes une place, valorisée et valorisable”. Le sociologue note également que l’individualité peut être récompensée à travers le statut obtenu auprès des Ultras locaux basés à Marseille. “Vous aviez un certain nombre d’adhérents de la section rouennaise qui avaient pu construire des liens avec certains responsables supporters à Marseille et donc ces gens-là, quand ils venaient à Marseille, on les connaissait, ils étaient salués, ils avaient tout un tas d’interactions gratifiantes avec les Marseillais”. Cette position occupée à Marseille, cette reconnaissance dans la cité phocéenne, offrait ainsi une position optimisée au sein de la section, avec une double identité qui permettait à l’individu de se distinguer personnellement. “A Rouen, être considéré comme un Marseillais et puis, à Marseille, être considéré comme un Normand. C’est-à-dire, en permanence, cette double appartenance qui vous permet finalement d’avoir une vraie singularité”, affirme Ludovic Lestrelin. 

Rouen, Marseille et tous les autres

Néanmoins, dans ce monde du supportérisme à distance où le but est d’être bien vu de la part du pôle central marseillais, la section rouennaise faisait forcément face à une certaine concurrence, “cachée mais bien réelle” d’après le sociologue normand. Pour chaque groupe ultra, ce sont ceux basés à Marseille qui décident de la création d’une section à distance. Chaque groupe dispatché un peu partout en France prête une grande attention à la façon dont les autres sont perçus par l’antenne locale. Les groupes se croisent régulièrement sur la route, se demandant chacun le nombre de places obtenues pour telle rencontre de Coupe d’Europe, des petites interactions qui en disent pourtant beaucoup sur la rivalité entre les sections. 

Ludovic Lestrelin raconte comment ces sections jouent sur la générosité pour tenter de gagner des points auprès des Ultras basés à Marseille. “Quand l’OM allait jouer un peu partout en France, il y avait une habitude qui s’était peu à peu installée, c’était que la section localisée la plus proche du lieu du match avait pour habitude d’accueillir les Marseillais en déplacement”, avance le sociologue. “Par exemple, match au Havre, donc vous aviez les Ultras Marseille qui partaient de Marseille pour aller voir le match au Havre et la section de Rouen se faisait un point d’honneur à organiser une petite réception avant le match avec victuailles, alcool, etc. pour bien accueillir les Marseillais et puis après aller tous ensemble au stade”, poursuit-il. “Et donc ça, c’était vrai à Rouen mais d’autres sections faisaient la même chose. Il y avait une sorte de rivalité un peu cachée sur qui allait se montrer plus généreux, la plus belle réception en quelque sorte”

Cette concurrence était inévitable pour la section de Rouen mais pas fatale. Elle impliquait juste que des membres actifs se déplacent à un nombre assez élevé de matchs pour prouver sa fidélité à l’OM et donc, indirectement, au groupe ultra auquel elle était rattachée. Une section bien placée auprès du centre local a des avantages sur l’accès à la billetterie, un “élément d’appréciation” des rapports entre les différents collectifs. 

La difficile longévité des sections à distance

Avec cette concurrence et la nécessité de compter parmi soi des membres très actifs qui se déplaceront souvent et s’impliqueront sur plusieurs années, la durée de vie des sections à distance est courte tout comme celle d’un supporter à distance, devant faire face à de trop nombreux arbitrages (familiaux, financiers, professionnels…) pour tenir sur le long-terme. Pour la section de Rouen, l’aventure s’est arrêtée en 2017, après avoir commencé en 1997. “C’est vraiment une longévité exceptionnelle”, admire Ludovic Lestrelin. “Ça veut dire que pendant vingt ans, vous avez eu des membres qui étaient très investis, très présents, qui ont cumulé les kilomètres, les déplacements un peu partout, vraiment c’est exceptionnel”. Avec un point de nuance néanmoins: “Il y avait un fort turnover de gens qui ne faisaient que passer, donc il y avait un renouvellement assez important chaque année”.

“L’actuelle direction du club a quand même travaillé pour chercher un peu à reprendre la main sur tous ces supporters à distance en France et à l’étranger”

Ludovic Lestrelin

A Marseille, le paysage supportériste a changé. “Certains groupes, notamment les Ultras Marseille, ont choisi de réduire un peu la voilure, d’avoir moins de sections. Les Yankee ont disparu, ils ont été en conflit avec l’actuelle direction et leurs activités au stade ont cessé. Les Yankee, c’était un groupe qui avait beaucoup de sections. Le Club central des supporters a aussi cessé ses activités, c’est aussi un groupe qui avait énormément de sections, donc le paysage local a énormément changé”, argumente l’enseignant-chercheur. Ce dernier apporte un autre détail important. “S’ajoute à cela le fait que l’actuelle direction du club a quand même travaillé pour chercher un peu à reprendre la main sur tous ces supporters à distance en France et à l’étranger”. Alors que chaque groupe ultra s’occupait de ses propres sections, cette nouvelle direction tente de marketer l’OM en pilotant ses réseaux hors les murs phocéens. Cela a commencé avec les supporters à l’étranger, regroupés dans l’OM Fan Club. “Pour l’instant ils ne sont pas encore allés vraiment sur ce terrain-là mais peut-être qu’ils chercheront à avoir la main sur des groupes de supporters OM un peu partout en France”, tente de prédire Ludovic Lestrelin. A voir si l’avenir lui donnera raison.

A suivre…

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