L'humeur de la rédac'

Phocée face à l’amer

Bâteaux de pêche hollandais dans la tempête – J.M.W Turner

Dans quelques années, il y a fort à parier que ce 30 janvier 2021 soit rangé dans les dates importantes, sinon fondatrices, de la grande histoire de l’Olympique de Marseille. Il est toujours périlleux de prendre une telle position et l’on encoure de facto le risque d’être ridicule au cas où ce que l’on a affirmé ne se produit finalement pas. Il me semble pourtant qu’il n’est pas absurde de voir dans la mobilisation de plusieurs centaines de supporters devant la Commanderie et dans son invasion par des dizaines d’entre eux du centre d’entrainement le genre d’évènements qui constituent “un franchissement de seuil” ainsi que les définit Frédéric Lordon dans Les Affects de la politique.


Si la défiance à l’égard de la direction en général et de Jacques-Henri Eyraud en particulier remonte à bien longtemps, ces derniers temps la Cité phocéenne se drapait de ses habits révoltés. En ce samedi qui aurait dû voir s’affronter l’Olympique de Marseille et le Stade Rennais dans un match sous haute tension sportive pour les Ciel et Blanc, ce sont donc une pluie de banderoles puis une action coup de poing faisant largement écho aux principes de l’anarchisme qui se sont abattues sur la ville, le club et ses dirigeants. Bien évidemment, comme à l’accoutumée, les condamnations implacables ont rapidement été de sortie. Au milieu de cette atmosphère qu’il n’est pas usurpé de qualifier d’insurrectionnelle se niche pourtant des enseignements qui dépassent largement le cadre de l’OM ou celui du football.

OM, seul patrimoine de ceux qui n’ont rien

Pour bien saisir ce à quoi nous avons assisté ce samedi à Marseille il faut replacer les choses dans un contexte plus global. Contrairement à ce que s’évertuent à répéter des éditorialistes ou des commentateurs anonymes sur les réseaux sociaux ou ailleurs, supporter un club ne s’arrête pas à le soutenir durant le match pour un certain nombre de personnes. À Marseille plus qu’ailleurs – du fait de la structure sociologique de la ville, de sa pauvreté, de son histoire – l’Olympique de Marseille est bien plus qu’un club de foot. Il fait partie du patrimoine immatériel de la Cité et, souvent, il est le seul patrimoine de ceux qui n’ont rien.

Dès lors, donner sa vie pour son club n’est pas juste une expression jetée en l’air, symbolique de la gouaille et de l’exagération marseillaise. Certains d’entre nous donnent du temps, de l’énergie et de l’argent pour supporter le club, se déplacent chaque semaine lorsque cela est rendu possible par les conditions sanitaires et/ou sécuritaires. Beaucoup ont, au sens propre, l’OM dans la peau au travers de multiples tatouages. Dans la période actuelle plus que jamais, le football et donc l’OM constituent une sorte de bouée de sauvetage, d’échappatoire à la sinistrose ambiante. Pauvre d’argent mais riche de cœur et de passion, telle pourrait être la description d’un grand nombre de supporters de l’OM, particulièrement ceux qui vivent dans la ville.

Crachat et mépris

Si l’on ne comprend pas cette relation charnelle, quasi symbiotique d’un certain nombre de supporters avec leur club, l’on ne peut pas saisir ce qu’ils ressentent depuis près de quatre ans et demi. L’arrivée de Jacques-Henri Eyraud à la tête du club, son mépris et son dédain clairement affichés à l’égard d’une ville qu’il méprise ont peu à peu allumé un brasier qui s’est violemment enflammé ce samedi. En tentant de changer l’âme-même d’un club auquel il ne comprend rien il a, d’une certaine manière, déterré la hache de guerre.

Cette légèreté à l’égard d’une singularité marseillaise qui, si elle est souvent exagérée de part et d’autre, n’en demeure pas moins réelle s’est doublée d’un véritable mépris à l’encontre des habitants même de Marseille. Si l’on accepte le fait que le football ne se limite pas à 22 joueurs qui courent derrière un ballon on est bien obligé d’aborder les aspects sociologiques que recoupent ce sport merveilleux. En l’occurrence, à Marseille, l’OM est un objet de fierté que l’on chérit, que l’on défend aux quatre coins de France et d’Europe. Les multiples moqueries d’Eyraud à l’encontre des Marseillais qui ne seraient pas capables de travailler pour le club parce que trop émotifs, engagés, bref pas assez Parisiens est une insulte à l’égard d’une ville qui se considère, parfois à tort mais souvent à raison pour peu que l’on s’intéresse à son histoire, comme paria en France.

La violence aux multiples visages

C’est bien évidemment LE sujet qui a déchainé les débats et passions depuis ces évènements : la question de la violence. Mise en avant pour condamner de manière implacable les supporters à l’origine de la situation émeutière connue dans la ville, celle-ci est pourtant protéiforme et loin d’être l’apanage des mutins de la Commanderie. Si l’analogie n’est évidemment pas parfaite, la dichotomie supporters émeutiers/direction n’est pas sans rappeler celle entre les ouvriers et les patrons. Dans un discours, resté célèbre, à la chambre des députés, Jaurès nous prévenait déjà de la manière dont les violences ne sont pas traitées de la même manière parce qu’elles n’ont pas la même forme : « Ainsi, tandis que l’acte de violence de l’ouvrier apparaît toujours, est toujours défini, toujours aisément frappé, la responsabilité profonde et meurtrière des grands patrons, des grands capitalistes, elle se dérobe, elle s’évanouit dans une sorte d’obscurité ».

La violence insurrectionnelle de samedi est aisément matérialisable : un portail vandalisé, des vitres cassées, des fumigènes craqués tout cela est bien palpable. Les banderoles qui ont fleuri un peu partout dans la ville sont également de la violence, verbale et symbolique cette fois, mais c’est bien la violence physique qui a tout emporté comme sur le plateau du CFC lorsqu’Eyraud interrogé sur lesdites banderoles se bornent à parler de ce qu’il s’est passé à la Commanderie. Il est une autre violence, moins visible, mais plus humiliante : celle pilotée par Eyraud. En tentant de changer l’âme du club, de violenter son identité, de molester son histoire il est le premier violent, le plus humiliant. Arracher à ceux qui n’ont rien ou si peu leur motif de fierté est une violence inouïe mais, nulle part ou presque, parmi les médias dits dominants nous entendons parler de ceci. Cette violence symbolique s’est doublée depuis des années d’une autre violence, le refus de l’écoute. Parce qu’il faut bien se rendre compte de la chose, si la Commanderie a été envahie samedi c’est bien parce que les multiples appels pacifiques des supporters (chants et banderoles au sein du stade, manifestations pacifiques devant le stade, banderoles dans la ville) se sont heurtés au silence déraisonnable de la direction. Cette insurrection ne vient pas de nulle part.

Être conséquent ou se taire

Dès lors, si l’on souhaite aborder cette émeute il s’agit d’être conséquent. Sur les réseaux sociaux de très dures critiques ont été émises à l’encontre des supporters qui ont mené l’action, leurs auteurs n’ont effectivement pas hésité à les agonir et les traiter de faux supporters. Ces procès grotesques en supportérisme en disent la plupart du temps bien plus sur ceux qui les mènent que sur ceux qui sont accusés. Il est effectivement presque certain que les centaines de personnes qui se sont retrouvées hier devant la Commanderie participent à animer les Virages du Vélodrome et les parcages marseillais partout en Europe.

En d’autres termes, l’émeute est la face sombre de la passion débordante qui anime une bonne part des supporters de l’OM. À partir du moment où l’on s’extasie devant les animations du stade, de son ambiance, de ses tifos il faut bien comprendre que cette passion qui ébahit tant de monde est consubstantielle d’éruptions de colère comme celle à laquelle nous avons assisté hier. Cela ne revient bien évidemment pas à dire qu’il faut être en accord avec ce qui a été mené mais bien de saisir que critiquer la passion qui a animé les émeutiers revient à critiquer la même passion qui guide l’ensemble de ces animations. On a bien sûr totalement le droit d’être en faveur d’un stade aseptisé mais il faut bien être conscient de ce que cela signifie. Vouloir garder les bons côtés sans avoir les côtés sombres s’apparente au mieux à un caprice de gamin au pire à une mauvaise foi inouïe.

L’effroi des salons parisiens

Tout ce que compte la France de pontes médiatiques dans le domaine sportif (à une ou deux exceptions) se sont donné le mot pour tomber à bras raccourcis sur les supporters présents à la Commanderie samedi. S’il ne faut bien sûr pas être dupe sur l’offensive médiatique que constitue ce front coalisé et des risques qu’il constitue un risque majeur de dissolution des groupes de supporters marseillais dans la mesure où la machine médiatique va se mettre en route, il ne faut pour autant pas négliger le caractère très centraliste de ces critiques.

La plupart d’entre elles provenaient effectivement de rédactions parisiennes qui ne connaissent rien du contexte marseillais. Nombreux ont effectivement été ceux qui déplorent l’image renvoyée par le football français. Les mêmes qui se réjouissaient de l’arrivée des escrocs Mediapro et qui n’ont pas été très virulents à leur égard nous ont donc expliqué sans honte que le foot français était écorné par l’OM. J’ai un scoop pour ce parisianisme de salon, nous n’accordons aucune importance à l’image du football français de la même manière que le coefficient UEFA n’est pas un club que l’on supporte. Ces tristes sires font penser à ces gens qui appelaient à faire barrage contre le FN par pur narcissisme, pour que les journaux du 8 mai 2017 ne titrent pas « La France raciste » partout sur la planète.

Comprendre, expliquer, excuser ?

Avant de terminer, il faut bien s’attaquer à l’autre sujet central des débats : dire tout ce qui a été dit revient-il à justifier ou excuser les violences commises ? Je ne le crois pas, à moins de céder au célèbre crétinisme d’État selon la formule de Frédéric Lordon et de croire avec Manuel Valls que chercher à comprendre c’est déjà un peu excuser. Ce qui s’est produit samedi tombe sous le coup de l’illégalité – même s’il est toujours utile de rappeler que la loi n’a rien d’absolu et n’est que l’expression d’un rapport de force à un moment donné – et ceux qui ont mené cette émeute savent parfaitement ce qu’ils risquent.


Une fois que l’on a dit cela, quelle est ma position sur la violence et sur ce qu’il s’est produit ? Devoir recourir à de telles extrémités est toujours une défaite, il ne s’agit donc pas de légitimer ou justifier la violence, bien plutôt d’en expliquer les tenants et les aboutissants pour mieux analyser la situation. À cet égard, la position d’Albert Camus sur la question de la violence, exprimée dans ses Écrits politiques me parait particulièrement pertinente. Elle résumera donc mon sentiment à ce propos : « Je ne dirai donc point qu’il faut supprimer toute violence, ce qui serait souhaitable, mais utopique, en effet. Je dis seulement qu’il faut refuser toute légitimation de la violence, que cette violence lui vienne d’une raison d’État absolue, ou d’une philosophie totalitaire. La violence est à la fois inévitable et injustifiable. Je crois qu’il faut lui garder son caractère exceptionnel et la resserrer dans les limites qu’on peut. Je ne prêche donc ni la non-violence, j’en sais malheureusement l’impossibilité, ni, comme disent les farceurs, la sainteté : je me connais trop pour croire à la vertu toute pure. Mais dans un monde où on s’emploie à justifier la terreur avec des arguments opposés, je pense qu’il faut apporter une limitation à la violence, la cantonner dans certains secteurs quand elle est inévitable, amortir ces effets terrifiants en l’empêchant d’aller jusqu’au bout de sa fureur. J’ai horreur de la violence confortable. J’ai horreur de ceux dont les paroles vont plus loin que les actes. C’est en cela que je me sépare de quelques-uns de nos grands esprits, dont je m’arrêterai de mépriser les appels au meurtre quand ils tiendront eux-mêmes les fusils de l’exécution ».

Marwen

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