Réunion d'ultras, Juliette Bonn
Le destin des Ultras du Caire

Martyrs J-3, Ronnie Close : « Le stade est un endroit où l’on peut défier le gouvernement »

Jusqu’à vendredi, jour de sortie du webdocumentaire Martyrs, le destin des ultras du Caire, retrouvez sur Ultimo Diez et Caviar Magazine les interviews exclusives de certains participants du long-format.


Installé au Caire depuis janvier 2012, le chercheur et journaliste irlandais Ronnie Close est le premier à avoir abordé le sujet des Ultras du Caire dans un livre mais aussi dans un film documentaire. Pour “Martyrs, le destin des Ultras du Caire”, il apporte son expertise sur les débuts de ces groupes de supporters et leur traversée de la révolution égyptienne, jusqu’à leur dissolution.


Depuis le début de leur mouvement, les ultras cairotes ont-ils connu des violences, des répressions policières ? Comment en parlent-ils ?

Il est facile de penser que les ultras sont un mouvement violent. Je pense que c’est une grosse erreur d’interprétation. Ils sont agressifs, bruyants, insultants. Ils ne sont pas polis. Ils ont créé cette culture collective. Mais ils sont comme les autres groupes ultras dans le monde. C’est l’identité des ultras de football. Les chorégraphies, les chants, les danses, les bâches, défier les autorités : c’est commun à tous les stades du monde. Mais c’était très radical en Égypte à ce moment-là. On parle de la réforme de 2007, la fin de l’ère de Moubarak. Les gens n’avaient jamais connu ça avant. 

Et l’Etat ainsi que la police ont décrété qu’il s’agissait d’une manière de défier le gouvernement, l’autorité. C’est ce qui a rapidement mené la police à confisquer les tifos, procéder à des arrestations préventives, les jours de match, pour empêcher les ultras d’assister aux matchs. Des arrestations qui ne durent que quelques heures mais justement le temps du match. On peut dire que c’était le début de l’envenimement des relations entre la police et les ultras, qui ne se laissaient pas faire. Je dirais que c’est un gros malentendu de la part de l’Etat d’avoir interprété cela comme une menace. 

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Peut-on définir l’arrivée du mouvement ultra en 2007 comme une avancée démocratique du pays, qui dépasse le stade de foot et des matchs ? 

Je pense qu’on ne peut pas les séparer l’un et l’autre. Je sais que l’origine des ultras en Égypte est très basée sur le football et sa culture. On m’a souvent dit qu’avant cela, les stades égyptiens n’étaient pas des endroits très passionnants. C’était une façon d’amener de la passion, de l’énergie dans les tribunes de supporters. 

Il faut savoir aussi qu’en Égypte il n’y a pas tant d’opportunités pour les jeunes de se rassembler. Il n’y a que très peu de boîtes de nuit. Et si elles existent elles ne sont pas ouvertes à tout le monde. Elles sont trop chères, très sélectives. Les espaces publics permettant de se rassembler sont peu nombreux. Il n’existe pas de grands festivals de rock, des choses que les gens prennent pour acquis à l’Ouest. Dans la culture de la jeunesse, ce n’est pas commun ici. Alors les matchs de foot avaient le potentiel de rassembler. Les tickets ne sont pas chers. Donc le pouvoir de la culture a empiété sur la politique. Il peut même la défier.

La ferveur d’un stade égyptien. Photo : Elwy El Manzalawy

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Peut-on dire que les ultras, par leurs réponses aux répressions subies par la police, ont discrédité le régime de Moubarak et sa police? 

Je pense que les stades de foot sont devenus des endroits où les gens peuvent défier la police et le gouvernement par leurs chants, leurs cris. Ça ne peut pas être vu ailleurs. C’est donc un gros problème pour le gouvernement. De plus, les matchs sont diffusés et les gens aiment le football. En Egypte, le football est presque comme une religion, c’est littéralement des millions de gens qui suivent les matchs, et qui entendent les chants.

Mais il est important de nuancer et de préciser que les ultras n’avaient pas prévu cela du tout. C’est quelque chose qui est arrivé comme cela, ce n’était pas planifié. Dans leur mentalité, ils évitent toute idéologie ou support politique en particulier. C’est ce qui les rend encore une fois uniques. Ils rassemblent des gens d’horizons tellement différents. Des gens très différents peuvent se sentir unis par ce lien d’ultras.

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Comment et pourquoi les ultras se sont retrouvés en première ligne des affrontements contre la police, place Tahrir, le 25 janvier 2011 ? 

Les gens savaient qu’il allait se produire quelque chose le 25 janvier 2011. On ne savait pas quoi, ce n’était pas clair. Ça aurait pu ne jamais se produire. Il y avait eu quelques rassemblement, des actions collectives mais qui n’ont jamais mené à rien. Les ultras ont publié sur leur page Facebook qu’ils ne supporteraient pas en tant que groupe le rassemblement du 25 janvier. Mais paradoxalement, une majorité des membres sont des jeunes qui ont des précédents avec la police. Donc ils étaient bien motivés à participer à cette mobilisation politique. 

Et parce qu’ils avaient une grande expérience de la violence policière, de l’organisation d’un rassemblement, ils ont naturellement pris ce rôle de défenseurs de la place Tahrir, attaquée non seulement par la police mais aussi par l’armée, qui était parfois habillée en civil. La dimension sécuritaire, protéger la manifestation, a été leur rôle.

Et on l’a vu dans les reportages faits sur place par les journalistes, les gens ont vanté et remercié l’action des ultras pour les protéger. Ils ont donné du courage aux gens. En Egypte, en 2011, la chose la plus impressionnante à voir était cette organisation collective de la population. Une énergie collective et positive, venant de personnes de différents âges, de différents horizons. Les gens essayaient de se rendre compte de ce que cette nouvelle société pourrait être. C’était frappant de voir ce fossé entre la violence, la peur et l’espoir de vivre quelque chose de nouveau.

Au centre du Caire, la place Tahrir, qu’on peut traduire littéralement par place de la Libération.

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Un an après le début de la révolution, a eu lieu le drame de Port-Saïd (détails à retrouver dans Martyrs, le destin des ultras du Caire dès le vendredi 16 avril). Quelle a été la réception de cet événement dans la société égyptienne ? 

C’était une réaction immédiate et viscérale. Tout à changé “physiquement”. L’atmosphère a changé, autour de la place Tahrir, dans le centre-ville, c’est devenu des zones de guerre. Des milliers de personnes expriment leur colère ensemble sur ce qu’il s’est passé. C’était deux jours hors du temps, suspendus. Ce n’était pas une vie normale. 

Tout s’est arrêté. L’événement a pris le dessus sur l’agenda du pays. A ce moment-là, les médias étaient encore dans l’ère de la révolution de 2011. Ils avaient une grande influence mais n’étaient pas “trop” influencés. Et le foot est quelque chose de populaire. Toute l’attention du pays s’est focalisée là-dessus. Tout le monde savait que ce n’était pas “juste” une tragédie dans un stade de foot. Tout le monde savait que quelque chose d’autre s’était produit, que ce n’était pas dû au hasard. C’était le régime qui envoyait un signal très fort. Pas seulement à l’encontre des ultras, mais à l’encontre de tous les opposants. 

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Après Port-Saïd, tout le monde interroge l’implication, ou plutôt la non-implication, de la police dans ce drame. Les ultras du Caire ont-ils payé pour la révolution et l’après révolution, d’où l’appellation des victimes comme “martyrs” ? 

Beaucoup pensaient à une certaine implication de l’Etat dans ces meurtres. Mais il n’y avait pas de preuves. Quand j’ai commencé à écrire mon livre, Cairo’s Ultras: Resistance and Revolution in Egypt’s Football Culture, il y en avait quelques-unes mais de très faibles. Parce qu’il n’y avait que de très faibles investigations policières sur ce qu’il s’est passé. 

Très peu de médecins légistes ont été appelés au stade. Très peu d’autopsies ont été faites sur les corps. Et il n’y a pas eu d’arrestations sur le moment, dans le stade. Toutes sont faites bien plus tard. Tout ce qui pouvait servir de preuves a disparu. Il y a une ombre sur tout. On ne peut que spéculer. Bon nombre de déclarations de différentes personnes ont pointé l’implication de …

Le match était diffusé en live à la télé. Il y avait plusieurs médias égyptiens au match. Un policier à l’intérieur a dit aux ultras : “Vous avez défendu la révolution, maintenant défendez vous”. C’était ce genre de choses qui pouvaient montrer l’implication de la police, mais ce n’était pas suffisant. D’autres ont pensé qu’il s’agissait des fans d’El Mosri qui avaient payé les officiels dans le stade, mais n’ont jamais mis en cause la police, le régime. 

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Après Port-Saïd, les matchs étaient à huis-clos. Comment les ultras se sont organisés face à cela? 

La ligue de foot a été arrêtée, il n’y a plus eu de matchs de la saison. Puis ça a repris, mais à huis clos. Et ils ont réintégré un peu de supporters, particulièrement lors de la Ligue des champions de la CAF, à partir de 2015. Il y a eu un autre événement tragique en 2015 avec les ultras White Knights, 22 d’entre eux sont morts à l’occasion d’un match organisé au stade de l’armée de l’air du Caire (détails à retrouver dans Martyrs, le destin des ultras du Caire, dès le vendredi 16 mars, ndlr). 

À partir de 2017, ils ont ré-autorisé les supporters. Mais en avril 2017, les ultras ont repris leurs chants anti-gouvernement qui pouvaient être entendus à la télévision, donc ils ont été virés une nouvelle fois. Donc dès qu’on ré-autorisait le public à revenir dans les stades, quelque chose se passait. Mais la plupart d’entre eux ne sont pas des membres ultras, bien qu’ils s’habillent pareil et se comportent pareil à une certaine échelle. Et depuis, lorsqu’on ré-introduit des supporters, c’est par mille voire deux milles personnes seulement. 

Les espaces réservés aux ultras, leur existence telle qu’elle a pu exister de leur création jusqu’à Port-Saïd, a été effacée de la culture de football égyptienne. Les ultras n’ont nulle part où aller. Ils n’ont pas de plan B, pas d’autres endroits que le stade. 

Ronnie Close, chercheur à l’université américaine du Caire, journaliste et réalisateur.

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Aujourd’hui, les ultras ne vont plus au stade, certains sont en prison. Était-ce un destin inévitable pour le mouvement ultra en Egypte ? 

Je ne pense pas que ce soit leur destinée, personne ne sait ce qui peut arriver. Parce qu’ils n’ont plus accès au stade, à un espace public pour chanter. Parce que certains sont en prison, sont arrêtés, ciblés par l’Etat à partir de 2017 d’une manière très agressive. 

On emprisonne des personnes pendant des années, parce qu’on les identifie comme terroristes, ce qui veut dire que toutes les lois d’urgence peuvent être utilisées contre eux. De nombreux membres sont en prison à perpétuité, parce qu’ils font partie d’un groupe. C’est un prix très lourd à payer. Il n’y a pas de futur pour les ultras dans les stades. Les autorités du football, les propriétaires des clubs, les médias : personne ne les a jamais aimés. Ils les toléraient car ils étaient populaires, mais ils ne les ont jamais aimés. Ils n’ont nulle part où aller maintenant. 

Mais je pense que ce n’est seulement la partie visible de l’iceberg. La mentalité ultra pour la jeunesse égyptienne n’a pas disparu. Ca ne peut pas partir si facilement. L’interdire ne veut pas dire que c’est terminé. Comme beaucoup de formes d’opposition qui ne sont pas visibles pour le moment. 

Propos recueillis par Ana Gressier et Julien Rieffel

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