La cage et le cuir

Les ultras, fruits de la passion

Au commencement était le paradoxe. Comment penser une définition unifiée des ultras alors que leur existence se développe dans l’antagonisme forcené entre bandes rivales ? La web-série d’Arte Tribunes Libres apporte un éclairage passionnant sur l’ensemble des caractéristiques partagées par ces groupes de supporters, par-delà leurs appartenances à un club. Au gré de sept courts épisodes apparaissent les multiples dimensions d’une authentique “culture ultra”.

Au cœur de l’océan formé par le foot business, les ultras font figure d’îlot de résistance populaire. Partout, ils luttent pour faire entendre leur voix puissante aux tonalités diverses. Mais ils se retrouvent toutefois sur un discours : “Être ultra, c’est vivre sa passion de supporter à l’extrême”, définit un Ultramarine bordelais au cours du premier épisode de la série consacré aux fans du club de la Belle Endormie.

Le supportérisme ultra constitue un devoir moral pour nombre d’entre eux. L’attachement au club est viscéral, il se vit largement au-delà des résultats sportifs de l’équipe soutenue. Chaque club aura connu dans son histoire ses moments de gloire participant à la fierté d’une ville : Lyon dans les années 2000, Lens lors de la décennie précédente, et Saint-Étienne dans les « 70’s », époque lointaine de poteaux encore carrés… Née de ces périodes fastes, une mythologie constitutive d’un passé qui ne passe pas. Les souvenirs victorieux sont transmis entre générations pour s’ancrer dans les mémoires et fortifier l’attachement au club. 

Être ultra, c’est vivre sa passion à l’extrême

Un Ultramarine bordelais

Cette façon de vivre passionnément les matchs de son équipe favorite devient même une nécessité vitale, un moyen essentiel pour se sentir vivant, outre l’expression hebdomadaire d’un simple défoulement cathartique. Quand la morosité du quotidien prédomine, reste le stade, refuge toujours accueillant raconté dans l’épisode sur Lyon, dont le récit romancé s’inspire librement de faits réels. 

Au fil de ces mini-documentaires qui se dévorent en à peine plus d’une heure, on pérégrine de ville en ville, de stade en stade, à travers l’Europe. Par petites touches progressives, les cinq réalisateurs, Pauline Horovitz, Dimitri Kourtchine, Maxence Voiseux, Mohamed El Khatib & Frédéric Hocké, brossent le portrait des ultras. À Marseille, Gilles, fondateur des Commando Ultras 84, situe la naissance du mouvement en France dans les années 1980, largement inspiré de ce qui faisait à l’époque de l’autre côté des Alpes. En effet, c’est en Italie que sont nés les premiers tifosi. Traduction italienne du terme “supporters” ayant la même racine que “typhus” désignant la “fièvre et l’altération des capacités mentales” propres à la folie supportrice. Cette folie filiale, héritée et hautement contagieuse, se transmet par le sang, de génération en génération. À Lyon, le témoin anonyme du reportage avoue ne pas éprouver d’attrait particulier pour le ballon rond : “trop lent, pas assez d’impact, esprit trop étroit”. Mais pour entretenir la fierté de son père, inconditionnel des Gones, devenu interdit de stade, il va prendre sa relève dans les rangs ultras. 

Communauté de fidèles 

Logiquement, l’ultra est un enraciné. À travers son attachement au club, apparaît en filigrane son lien étroit avec un territoire ou une région qu’il s’agit de défendre et de mettre fièrement en avant fièrement, à domicile comme à l’extérieur. En ce sens, les chants ultras participent pleinement à cette extériorisation d’une appartenance profondément enfouie dans les cœurs et les corps. En France, Marseille, Saint-Étienne et surtout Lens et ses “corons” constituent un exemple symptomatique. Ludovic, chef du “Kop Sang-et-Or” (le groupe ultra du club nordiste) à l’accent ch’ti bien marqué, affirme avec les tripes : “On ne fait pas que chanter pour Lens. Nous, on vit Lens”

Toutefois, la palme internationale des chants de kops revient assurément à Liverpool et son vibrant “You’ll never walk alone”. La musique rassemble la communauté des Scousers aussi bien dans la commémoration douloureuse (souvenir du drame d’Hillsborough) que dans l’ivresse de la victoire. Le chant occupe une telle place à Liverpool que des concerts sont organisés pour ceux qui n’ont pas le luxe de se payer une place au stade. La puissance collective émanant de tels évènements participe à la création et l’entretien du lien social entre ultras. À Bordeaux, Florian, porte-parole des Ultramarines clame fièrement : “Nous sommes la plus grande association de jeunesse de la ville.”

La puissance des symboles présents dans les gradins symbolise un engagement presque religieux. Une religion de proximité, une définition paroissiale du culte. À Gerland se succèdent les fiertés lyonnaises, de son passé romain (Lugdunum) à ses traditions gastronomiques (Paul Bocuse). Chez le rival stéphanois, le stade Geoffroy Guichard devint un lieu de pèlerinage. Dans ce temple à ciel ouvert, les ultras des Green Angels et des Magic Fans hurlent depuis le début des années 1990 la gloire de la Grande Épopée de 1976. Jean-Philippe déclare : “Avec Saint-Etienne, ça fait 35 ans que je vis une histoire d’amour, chose que je connaîtrai jamais avec une femme…”. L’alliance qui scelle son mariage, c’est un morceau de béton, récupéré dans le kop. Une autre relique.

“Avec Saint-Etienne, ça fait 35 ans que je vis une histoire d’amour, chose que je connaîtrai jamais avec une femme…”

Jean-Phillipe, supporter de l’AS Saint-Etienne

Si l’union matrimoniale grave un moment marquant de la vie, la naissance en est l’acte fondateur. Dans la vie de l’ultra, elle détermine toute la trajectoire. “Je supporterais la ville où je suis née quoi qu’il arrive”, martèle Cécile, cheffe des “Cagoles”, groupe de supportrices de l’OM. Kaïs, 14 ans, l’explique à Pauline Horovitz, réalisatrice de l’épisode phocéen : “Aller au stade, c’est une passion. Vous êtes pas Marseillaise vous, vous savez pas”

En terrain ennemi

Non, “on ne sait pas” ce que c’est que d’être ultra. Et cette distance entre moldus et sorciers des stades génère parfois l’incompréhension. “Le regard de la société est assez dur”, regrette Alex, fan girondin. Florian, son semblable, abonde : “On nous a diabolisés ». En 2019, lorsque le gouvernement prépare une loi “anti-casseurs” contre les dérives des Gilets Jaunes, Édouard Philippe propose de s’inspirer des pratiques des clubs de foot des années 2000 menées pour ficher les ultras les plus véhéments. À Bordeaux comme ailleurs, on dénonce une stigmatisation. Peu à peu, les ultras deviendraient les cobayes de mesures répressives des pouvoirs publics, régulièrement privés de déplacements. Alex résume : “ soit on est considérés comme des gros beaufs, soit comme des gros bourrins”.

La baston des bonhommes

En effet, tout lieu commun regorge d’une part de vérité. Pour ces supporters, la violence fait partie de l’expression de la passion. Dans le Nord, Ludovic avoue ne pas s’en être toujours sorti indemne : “Il y a des clubs où c’est moins bon d’y aller, il y a souvent des bastons. Mais s’il le faut, on y va, pour leur montrer qu’on est des bonhommes…” Le tout, sans affronter les pères de familles, “on n’est pas des débiles non plus” tient-il à préciser.

De la culture ultra à l’engagement politique, il n’y a souvent qu’un pas. Vitali se décrit comme supporter et activiste du Shakhtar Donetsk. Les forces de l’ordre, il ne les connaît que trop bien, mais chez lui en Ukraine, le combat des ultras se mène sur d’autres fronts. Quand des manifestations pro-occidentales sont violemment réprimées par des mercenaires détachés du FSB (la sécurité intérieure russe) en 2013 à Donetsk, cet étudiant en Histoire s’engage. Lui-même dit être passé de la honte d’être ultra à la fierté de prendre les armes dans la guerre du Donbass pour défendre son pays face à l’hégémonie russe. La ferveur dépasse alors largement les abords du rectangle vert. 

Ultras et business : je t’aime, moi non plus

Finalement, la plus grande menace pour ces supporters ne serait peut-être pas à chercher dans sa violence parfois exacerbée. Le mouvement ultra regrette le virage que prend le ballon rond aujourd’hui. Celui d’un football aseptisé, un show-business débarrassé des trublions qui viendraient parasiter son image. Pour ces mordus, qu’importent les stars qui sont dans leur club. “A part dans quelques clubs, il n’y a pas de spectacle sur le terrain. Le spectacle, il est dans les tribunes”, assure-t-on du côté des Ultramarines de Bordeaux. Ces gradins, scènes du supporter par excellence, sont devenus hyper-réglementés. En Angleterre, le rapport Taylor de 2016 a imposé la transformation des tribunes “debout” en tribunes assises, pour éviter tout mouvement de foule. Dès lors, ces supporters sagement assis se transforment bien souvent en simples spectateurs. Suite à cette réforme, corrélée à la hausse substantielle du prix des places, le profil sociologique des supporters a beaucoup changé, rien à voir avec ceux qui restaient campés sur leurs pattes pendant 90 minutes. 

Paul Lonceint et Louis Fabre

Tribunes Libres est une web-série documentaire en sept épisodes où sont successivement racontés les parcours de fans qui, malgré leur passion respective, partagent des codes communs pour former une vaste communauté. Disponible sur arte.tv jusqu’au 23 juillet 2023.

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