Crédits: Pauline Girard
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Il était une fois le supportérisme allemand (3/3): Ultras VS. foot business

Es war ein Mal…la commercialisation du football. A partir des années 1990, la frénésie économique s’empare du ballon rond. L’Allemagne voit son paysage footballistique modifié par cette commercialisation galopante. Les Ultras, apparaissant outre-Rhin au même moment, se placent en premiers contestataires. 


Les Ultras, un “Gegenmacht” indispensable face aux dérives du foot business

Par “Gegenmacht”, comprendre contre-pouvoir. Les groupes ultras représentent la première culture chez la jeunesse allemande, comme nous le disait le sociologue Gunter A. Pilz dans le premier article de cette série sur le supportérisme outre-Rhin. Par la force du nombre, ils se retrouvent en première ligne pour manifester leur mécontentement face à la place prépondérante qu’a pris l’argent ces dernières années dans le monde du ballon rond. “Les Ultras sont devenus un adversaire sérieux des clubs et des associations, notamment en raison de leur bonne structure organisationnelle. Ces derniers sont représentés dans tous les comités importants traitant des questions relatives aux fans et à la culture des fans. Les problèmes financiers de nombreux clubs, qui sont devenus apparents avec la pandémie de Coronavirus, et donc aussi la commercialisation et le marketing effrénés du football professionnel, ont conduit la DFB (Fédération allemande de football, ndlr) et la DFL (Ligue de football allemande, ndlr) à mettre en place une task force pour lutter contre la commercialisation excessive du football”, explique Gunter A. Pilz. 

L’argent se retrouve au centre de toutes les discussions mais reflète également l’hétérogénéité du public présent dans les stades. Dans les années 1980, les sociologues Wilhelm Heitmeyer et Jörg-Ingo Peter publient un ouvrage intitulé Jugendliche Fussballfans (“Jeunes fans de football”), ayant toujours une influence de nos jours. Dans ce livre, ils divisent le supporter en trois catégories. On trouve d’abord la Erlebnisorientierung, les fans tournés vers l’expérience, à prendre dans le sens du vécu et des passions assouvies par cette expérience, dont les hooligans représentent l’exemple le plus extrême. La Fussballorientierung se concentre plus sur les fans attirés par la dimension footballistique du spectacle. Entre la Erlebnisorientierung et la Fussballorientierung, Gunter A. Pilz classe les Ultras, à mi-chemin entre l’adoration vouée au club et l’expérience par laquelle cette passion sera retranscrite, notamment au stade. Enfin, la Konsumorientierung se passe de traduction : on parle ici des personnes “ayant tendance à se comporter en consommateurs de spectacle”, comme l’écrit Paul Bartolucci dans sa thèse sur le militantisme sportif des supporters de football.

“Je suis presque sûr qu’avec cette Coupe du monde, une passion pour le football s’est installée dans notre pays, ce qui s’est poursuivi après la fin du tournoi”

Lukas, supporter du VfB Stuttgart

La Coupe du monde 2006 a participé au développement d’une culture footballistique en Allemagne pour de nombreux jeunes supporters. “Pour moi, je peux dire que cet événement a été la principale raison de mon intérêt soudain pour le football et je suis presque sûr qu’avec cette Coupe du monde, une passion pour le football s’est installée dans notre pays, ce qui s’est poursuivi après la fin du tournoi”, affirme Lukas, supporter du VfB Stuttgart. Mais ce succès a son revers de la médaille. “La Coupe du monde 2006 a eu un grand impact indirect sur la culture des fans car elle a entraîné un renouvellement des infrastructures, ce qui a, entre autres, entraîné une augmentation du prix des billets”, déclare le politologue Jonas Gabler. Selon lui, l’augmentation de la répression va de pair avec un élargissement du public touché par le football, un public plus familial et donc sensiblement orienté vers la consommation de spectacle sportif. “Le comportement parfois “dommageable pour le produit” des Ultras (pyrotechnie, violence) a entraîné des réactions plus fortes de la part des clubs et des associations et, deuxièmement, le produit “football” a été rendu plus attrayant pour le public orienté vers le consommateur grâce à l’événementiel. Le football a commencé à se développer (musique, programme de soutien, etc.), ce qui a limité la possibilité pour les supporters de concevoir leurs propres événements le jour du match”, estime Jonas Gabler.

La question reste bien évidemment de savoir si la Konsumorientierung devance désormais les deux autres pôles de la classification de Heitmeyer et Peter. Selon Paul Bartolucci, “la Konsumorientierung tend à progresser partout car le football a muté « génétiquement » de sport populaire à divertissement de masse (voir les travaux de Pippo Russo en la matière). Le foot business cohabite avec une certaine tradition populaire en Allemagne, mais la crise du coronavirus produit déjà des effets consternants avec le succès des « supporters virtuels » chez certains clubs. A Gladbach, 20 000 supporters ont payé pour avoir leur mannequin au stade lors des matchs à huis-clos”. Pour Gunter A. Pilz, il faut nuancer, du moins pour l’Allemagne, où le rôle de contre-pouvoir des Ultras a pu s’exercer. “En fait, la commercialisation et la professionnalisation du football ont favorisé l’orientation vers le consommateur d’une grande partie des spectateurs. L’exemple le plus extrême de cette évolution dans ses effets négatifs est celui de la Premier League en Angleterre. Cette orientation croissante vers le consommateur a été l’une des raisons de l’émergence des scènes ultras en Allemagne”. Ces Fanszenen contribuent aujourd’hui à la résistance d’une forte branche traditionnelle dans le supportérisme allemand. “Ce sont précisément les Ultras qui résistent massivement à cette orientation vers le consommateur, avec succès”, poursuit Gunter A. Pilz. “Les clubs en Allemagne ont reconnu qu’ils doivent toujours être conscients de leur responsabilité sociale et de leurs racines socio-historiques. C’est pourquoi je ne crois pas que la Konsumorientierung prime sur la Fussballorientierung ou la Erlebnisorientierung. Au contraire, nous sommes en train de mettre en équilibre ces différentes orientations, notamment grâce aux Ultras. Les clubs de football, la DFL et la DFB ont reconnu que le football professionnel ne peut survivre que s’il réussit à concilier les intérêts des consommateurs, des VIP, des familles, des fans de football et des amateurs”. Une superposition des trois pôles peut même avoir lieu selon lui. “À Hanovre, nous avons remarqué que les sièges des tribunes près du kop sont souvent commandés en premier par les abonnés, de sorte que lorsqu’ils s’ennuient, ils soient plus proches du spectacle des Ultras et en profitent”.

Francfort est un bon exemple de la superposition des trois pôles. Tout le stade n’hésite pas à accompagner les Ultras de l’Eintracht dans certains de leurs chants, comme ici le 6 décembre dernier contre le Hertha Berlin (2-2). Crédits: Nicolas Mudry.

L’affaire Dietmar Hopp, apogée de la contestation ?

La commercialisation du football engendre forcément des conflits dans la lutte sans ménage que mènent les groupes ultras. L’affaire Dietmar Hopp semble être le dernier en date et a provoqué de nombreuses réactions en Allemagne. Également ciblé par des fans du Borussia Dortmund, Dietmar Hopp a été insulté par des supporters bavarois lors de la rencontre Hoffenheim-Bayern Munich (0-6) le samedi 29 février dernier. La banderole munichoise a provoqué l’interruption du match qui n’a repris que par une passe à dix d’une dizaine de minutes entre les 22 acteurs au centre du terrain. Le propriétaire milliardaire de Hoffenheim divise, malmené par les Ultras mais soutenu par l’élite du football allemand. Cette haine contre le foot business semble même encore plus caractérisée lorsqu’il s’agit d’aborder le RB Leipzig. Pour Lukas (VfB Stuttgart), “le football moderne, avec ses problèmes comme les tickets hors de prix et les abonnements télévisés coûteux, est déjà trop commercialisé pour que nous ayons besoin de clubs comme ça”. 

“Pour Red Bull, le lieu est interchangeable. Il ne s’agit pas de la ville, il ne s’agit pas des gens, il ne s’agit pas de rendre heureuse une région structurellement faible de l’Allemagne de l’Est”.

Bastien, supporter du Chemie Leipzig

Bastien, fan du Chemie Leipzig, souhaite ne pas mettre le RB Leipzig au même plan que le TSG 1899 Hoffenheim. “Il y a de bonnes raisons de détester Hoffenheim. Hoffenheim est un club de village qui a fait son entrée en Bundesliga avec le mécène Dietmar Hopp et ses millions. Cependant, l’implication de Hopp dans Hoffenheim a également une composante romantique, car il jouait lui-même dans le club. Un autre exemple est le VfL Wolfsburg, qui est en grande partie financé par Volkswagen. Mais la vérité est aussi que la ville de Wolfsburg n’existerait pas du tout sous cette forme sans Volkswagen. Wolfsburg est une ville automobile. VW appartient à Wolfsburg comme la porte de Brandebourg appartient à Berlin. Il est donc également légitime que VW soit omniprésent dans le club. Il en va de même pour le Bayer à Leverkusen. Ces entreprises façonnent le paysage urbain. Il en va tout autrement à Leipzig. Red Bull a atterri comme un vaisseau spatial à Leipzig en 2009. Cela aurait pu se produire dans n’importe quelle autre ville – à Düsseldorf, Hambourg ou Munich. Mais Dietrich Mateschitz (cofondateur de la société Red Bull, ndlr) a choisi Leipzig parce que les conditions y étaient les meilleures. Il y avait une arène construite pour la Coupe du monde 2006, de bonnes infrastructures et une grande soif de football professionnel. Pour Red Bull, le lieu est interchangeable. Il ne s’agit pas de la ville, il ne s’agit pas des gens, il ne s’agit pas de rendre heureuse une région structurellement faible de l’Allemagne de l’Est. Le RB Leipzig est le premier club marketing d’Allemagne. Red Bull ne se soucie pas de la tradition du football et de la culture des supporters. Au contraire, le groupe essaie de détruire tout ce qui a été présent jusqu’à maintenant et de le reconstruire à partir de zéro”.

L’affaire des insultes envers Dietmar Hopp engendre des réactions bien plus nuancées chez les supporters allemands interrogés. “Personnellement, je suis contre le racisme, le mobbing (phénomène de harcèlement psychologique collectif, ndlr) et les insultes envers les gens. Il est important que les ligues et les clubs s’y opposent”, déclare Toni, fan de l’Erzgebirge Aue. “Je pense que c’est une erreur d’agir contre une seule personne. Je n’ai aucun problème avec les protestations contre ces clubs, mais vous ne pouvez pas blâmer un seul homme”, soutient Lars, supporter du FSV Mayence. Selon Lukas (VfB Stuttgart), “ce n’est pas cool de montrer ce genre de banderoles ; insulter Hopp comme ça, c’est tout simplement mauvais et inapproprié. D’un autre côté, il est ridicule d’arrêter un match pour quelque chose comme ça. À mon avis, les fans devraient pouvoir montrer leur opinion, même si elle est très critique et qu’elle risque d’égratigner”. “Même si je ne cautionne pas les insultes à l’égard de Dietmar Hopp, il est clair que les supporters des clubs moins bien financés sont en colère”, rappelle enfin Tom (Eintracht Francfort). Bastien (Chemie Leipzig) a préféré s’attarder sur cette question, ne blâmant pas totalement les banderoles munichoises. “Dietmar Hopp se considère comme un bienfaiteur socialement engagé et soutient le football dans sa région d’origine. Il veut transmettre cette image au public. Hopp ne supporte pas le fait qu’il soit non seulement aimé mais aussi détesté pour son engagement. Les Ultras le voient comme un écran de projection pour tout ce qui caractérise le football moderne : l’argent, l’avidité et l’importance de soi. Au fil des ans, ce conflit s’est accentué. Les attaques personnelles et parfois très rudes contre Hopp témoignent également de l’impuissance des supporters. Les réactions aux insultes ont prouvé que les fans avaient raison par la suite. Apparemment, il était inévitable de recourir à ces moyens drastiques pour être enfin entendu. Un large débat public s’est développé. J’ai trouvé embarrassantes les réactions du FC Bayern face aux critiques des fans lors de la rencontre face à Hoffenheim. Le boycott du match a montré que le cœur de la critique n’était pas compris – ou pire : ils ne voulaient pas comprendre”. 

La règle du 50+1, une exception allemande

L’histoire des riches propriétaires ne date cependant pas d’hier en Bundesliga. Elle représente un combat de tous les jours pour les Ultras afin qu’un seul homme ne puisse posséder majoritairement les parts d’un seul club. Outre-Rhin, cela s’appelle la règle du 50+1. Une clause a été ajoutée à cette règle en 2014, disposant qu’un mécène ayant investi pendant plus de vingt ans dans un club peut en devenir actionnaire majoritaire, ce qui s’est passé avec Dietmar Hopp et Hoffenheim, causant la colère de très nombreux supporters allemands. Jonas Gabler nous a également donné son avis. “L’affaire Hopp est le point culminant préliminaire d’une histoire de conflit qui a au moins 10 ans. Hopp est considéré par la scène ultra comme un symbole personnifié du football commercialisé avec sa participation au TSG Hoffenheim. Les critiques et les insultes à son égard doivent également être lues dans ce contexte. En outre, Hoffenheim et Hopp ont riposté par divers moyens, parfois en dépassant les limites (ultrasons pour les fans extérieurs du Borussia Dortmund dans le stade d’Hoffenheim en août 2011, schéma répété en  septembre 2015, toujours contre Dortmund, ndlr). En conséquence, le conflit s’est renforcé mutuellement. Dans ce conflit, Dietmar Hopp a pu compter sur le soutien de la police, de la justice, des associations, des médias et de la politique. Cela est apparu clairement, notamment lorsque l’arbitre a interrompu le match contre le Bayern Munich. Il s’agit d’un cas sans précédent, qui n’avait pas encore été utilisé dans des affaires de racisme, par exemple”. 

La PreZero Arena symbolise les critiques envers Hoffenheim. Avant 2009, le TSG évoluait dans le modeste Dietmar Hopp Stadion de 6 300 places. Hopp a investi 40 millions d’euros pour faire sortir de terre ce stade ultra moderne de 30 000 places, soit deux tiers de son coût total. Crédits: Nicolas Mudry.

Cette règle du 50+1 permet également de renforcer la place des Ultras dans le paysage footballistique allemand, d’où leur colère si celle-ci devenait obsolète. “La codétermination démocratique joue un plus grand rôle dans la culture des supporters de football en Allemagne que dans d’autres pays d’Europe et du monde. Les supporters de football en Allemagne exigent la codétermination et sont très actifs dans les questions de politique des supporters. Cela vaut également pour la police, qui est beaucoup plus disposée à engager le dialogue ou des stratégies de désescalade que ce n’est le cas en France, par exemple”, remarque Gunter A. Pilz. 

Les dangers d’un retour de l’hooliganisme

Face aux banderoles à l’encontre de Dietmar Hopp, des questions sur une résurgence de la violence dans les stades apparaissent outre-Rhin. En réalité, les universitaires allemands se posent déjà ces questions depuis plusieurs années, essayant de comprendre les modifications du supportérisme en Allemagne. En raison d’une affinité plus forte de certains Ultras pour la violence, Gunter A. Pilz a créé le terme “Hooltra”, contraction des mots “hooligan” et “Ultra”. “Dans notre étude sur la scène Ultra en Allemagne en 2006, nous avions déjà souligné qu’il existe une minorité dans la scène Ultra qui se développe davantage en direction des hooligans. Les Hooltras sont un type de fans qui, d’une part, font toujours partie de la culture ultra et vivent cette culture en termes de club et de football – mais qui, d’autre part, admettent ouvertement la violence et affichent un comportement propre aux hooligans. Ce qui distingue les hooltras des hooligans est le lien étroit avec le club et leur propre groupe, le soutien sans restriction de leur propre équipe. Nous avons vu une des raisons de ce développement des Hooltras dans la répression croissante des Ultras par la police et les clubs, et nous avons prédit que si la répression continue, le nombre de Hooltras augmentera également”. Au départ, les réactions à ce néologisme ont été mitigées, tous n’adhérant pas à ce terme, que ce soit chez les chercheurs comme dans le monde ultra. Depuis, les positions ont évolué. “Il est intéressant de noter que les Ultras eux-mêmes certifient maintenant que notre distinction entre Ultras, Hooltras et Hooligans est correcte, et que les Ultras violents s’appellent aussi Hooltras”, déclare Gunter A. Pilz satisfait.

“Souvent, cependant, cette violence ne se déroule pas autour des stades le jour du match mais s’est déplacée – comme le hooliganisme dans son ensemble – vers des conflits convenus dits de troisième lieu”.

Jonas Gabler

Au cours des cinq à huit dernières années, Jonas Gabler a également remarqué cette tendance, chez certains Ultras, à glisser vers le champ d’expression du hooliganisme.  “On a assisté à une “renaissance du hooliganisme” – d’une part par la création de nouveaux groupes de hooligans (qui n’existaient pas à ce point auparavant), d’autre part par un mélange partiel de la scène ultra et de la scène hooligane dans des lieux individuels. Ces “scènes mixtes” contribuent au fait que le thème de la violence prend de plus en plus d’importance dans la scène ultra. Souvent, cependant, cette violence ne se déroule pas autour des stades le jour du match mais s’est déplacée – comme le hooliganisme dans son ensemble – vers des conflits convenus dits de troisième lieu (bagarres dans des endroits reculés sur une prairie, dans la forêt ou dans une zone industrielle)”.

Néanmoins, “les Hooltras sont encore une petite partie de la scène des fans allemands et ils restent une minorité et ne deviennent pas la norme”, prévient Gunter A. Pilz. “La mesure dans laquelle ceux-ci deviendront les groupes dominants à l’avenir (ce qu’ils ne sont généralement pas aujourd’hui) dépend en grande partie de la manière dont les clubs, les associations et la police traiteront cette différenciation et de la réaction des groupes ultras. Une approche différenciée et un accent mis sur le dialogue peuvent contribuer dans le futur à ce que les groupes ayant une affinité pour la violence restent un phénomène marginal”, note Jonas Gabler.

Les raisons de la colère

Plusieurs raisons expliquent cette aversion pour le football business. Il faut tout d’abord s’intéresser à la politisation du mouvement ultra. Bien que la généralisation reste difficile à établir, des tendances se dégagent. “Les Ultras sont politiquement plus à gauche qu’à droite, et en fait il y a des groupes ultras très engagés qui s’opposent aux tendances racistes d’extrême droite dans les stades et se disent antifascistes et antiracistes. Mais la grande majorité des Ultras se considèrent comme politiquement neutres (la politique de parti n’a pas sa place dans le stade) ou même apolitiques. Bien sûr, cela n’exclut pas qu’ils soient impliqués dans des questions politiques de fans. En outre, la grande majorité des groupes ultras rejettent le racisme, l’antisémitisme et les symboles et chants d’extrême droite et tentent de les prévenir dans leur sphère d’influence”, nous explique Gunter A. Pilz, qui rappelle également que ce sont des groupes ultras engagés qui ont alerté du danger de l’extrême-droite dans les stades. Cet engagement visible chez les Ultras du FC Sankt Pauli a plu à Lukas (VfB Stuttgart) qui conserve une certaine sympathie envers eux. “L’aspect politique a certainement contribué au fait que je les aimais beaucoup. Leur lutte contre le racisme, le sexisme et l’homophobie dans le football et l’engagement social (en aidant les réfugiés par exemple) m’ont fasciné”.

“Il y a nécessairement une dimension contestataire à se revendiquer « ultra » dans un contexte de société « liquide » où l’aseptisation des passions est devenue la norme”.

Paul Bartolucci

A cette politisation à gauche, s’ajoute sans surprise une critique de la commercialisation du football. “L’alliance de fans Bündnis Aktiver Fussballfans (BAFF, créée en 1993 et regroupe des supporters individuels, des associations de supporters, des magazines de clubs… menant des initiatives dans la lutte contre les discriminations dans le monde du football notamment, ndlr) s’est positionnée contre la discrimination et contre la commercialisation. L’engagement des groupes ultras est, pour ainsi dire, dans la tradition des lignes d’argumentation de la BAFF. Dans de nombreux cas, cependant, la critique de la commercialisation ne concerne que le football et s’étend moins souvent à des questions touchant la société dans son ensemble”, détaille Jonas Gabler. “Le mouvement ultra vient d’Italie. Les premiers groupes se sont inspirés formellement des groupes radicaux d’extrême gauche (mais aussi d’extrême droite) à l’œuvre à la fin des années 1960 et pendant les années 1970. Cette origine explique déjà pas mal de choses. Il y a nécessairement une dimension contestataire à se revendiquer « ultra » dans un contexte de société « liquide » où l’aseptisation des passions est devenue la norme”, ajoute Paul Bartolucci. 

Le VfB Stuttgart et le groupe ultra des Commando Cannstatt 1997 essaient de rendre leur stade plus inclusif, en témoigne la création en 2004 d’un groupe de supporters gay et lesbien, le Stuttgarter Junxx. Crédits: Nicolas Mudry.

La question de l’origine du mouvement et sa politisation ne peuvent cependant expliquer à elles seules la colère des Ultras et leur capacité à l’exprimer d’une manière violente ou non. “La manière dont la scène ultra a été traitée au cours des vingt dernières années a joué un rôle décisif dans le fait que les mouvements ayant une affinité pour la violence ont pris de l’importance dans la scène ultra. À mon avis, l’expansion de la répression par la police, les clubs et les associations et leurs rapports toujours peu diplomatiques avec les Ultras ont joué un rôle décisif dans cette évolution. Je ne parle pas d’une augmentation de la violence, mais d’une volonté et d’un intérêt croissants pour la violence dans ces parties de la scène ultra”, avance Jonas Gabler. “À cet égard, poursuit-il, aucune radicalisation n’est perceptible ici. Au contraire, les normes de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas ont changé ces dernières années. La tolérance à l’égard de ce langage personnellement offensant ou de ces menaces de violence a diminué. En outre, je pense qu’il est intéressant d’observer si les associations et les clubs commencent maintenant à prendre des mesures tout aussi décisives contre les comportements racistes ou autrement discriminatoires”. Ce que justement nous avons demandé à Luca, supporter du Werder Bremen. “Je pense qu’il y a encore du sexisme et de l’homophobie dans les stades de football. Tous ceux qui nient complètement cela, à mon avis, devraient y regarder à deux fois. Mais en raison de différentes campagnes et d’un point de vue clair du club, le Werder a pris de nombreuses mesures pour rendre le club et les supporters plus inclusifs”. 

Un avenir serein pour le foot business ? 

L’Euro 2024 représente la première grande compétition de football intégralement organisée sur le territoire allemand depuis la Coupe du monde 2006, de quoi offrir un nouveau test pour le supportérisme outre-Rhin. Pour les Ultras, cela semble déjà une préoccupation moindre. D’après Jonas Gabler, “l’équipe nationale joue un rôle plutôt subalterne dans le milieu ultra. Le modèle de la scène ultra italienne (où c’est également le cas) peut l’expliquer, tout comme la perception de la DFB en tant qu'”adversaire” des Ultras (interdictions de stade et sanctions pour faute commise par les supporters). En outre, l’équipe nationale est également perçue comme un exemple de l’envenimation du football. En fait, au-delà de la scène des Ultras, on observe un déclin de l’enthousiasme des fans de club pour l’équipe nationale. Ces dernières années, beaucoup d’entre eux se sont éloignés de la DFB et de la Nationalmannschaft”. Cela s’est confirmé dans nos échanges avec les supporters allemands. A la question de savoir si son club était plus important que l’équipe nationale, Daniel, supporter de l’Union Berlin, n’a pas hésité une seule seconde. “La réponse est si clairement oui que ce n’est même pas une question. Pour moi, tout objectif de l’Union est plus important que tout ce que fait l’équipe de la DFB”. “Les Ultras à l’Est, et plus encore à l’Ouest, évitent les matchs de l’équipe nationale, car pour eux, l’équipe nationale est le symbole du football moderne et commercialisé”, reconnaît Gunter A. Pilz. 

“Je crains que […] la Coupe du monde comme l’Euro ne dégénèrent en un événement pour un “public d’opérette””.

Gunter A. Pilz

Jonas Gabler garde tout de même l’envie de croire que l’Euro 2024 aura un effet positif sur les scènes ultras. “En plus de la réaction déjà existante avec le contrôle, la discipline et la répression, il est nécessaire d’élargir les approches socio-éducatives et dialogiques pour faire face aux développements problématiques. En principe, l’Euro 2024 et l’accent mis sur le football qui y est associé ouvrent des ressources et des possibilités pour accompagner et façonner positivement le développement du football et de la culture des supporters”. Gunter A. Pilz, lui, se montre moins optimiste. “Je ne pense pas que l’Euro 2024 jouera un rôle quelconque en termes de fans en Allemagne. La situation après la Coupe du monde au Qatar sera beaucoup plus captivante. Je crains que les Ultras, les fans centrés sur le football et l’expérience, ne tournent encore plus le dos à ces grands événements internationaux et que la Coupe du monde comme l’Euro ne dégénèrent en un événement pour un “public d’opérette””. 


Le supportérisme allemand ne risque pas pour autant de disparaître et ce, malgré la Covid-19. Ancré dans un traditionalisme fort, il s’appuie sur des milliers de passionnés pour offrir un modèle à toute l’Europe, un modèle qui demande encore des ajustements et des améliorations. Je tiens à remercier Gunter A. Pilz, Jonas Gabler, Paul Bartolucci, Frank Willmann ainsi que les sept supporters allemands qui m’ont accompagné tout au long de cette série d’articles et qui m’ont aiguillé avec précision grâce à leurs commentaires. Cette longue enquête sur le supportérisme allemand n’aurait pas été possible sans eux. 

Nicolas Mudry

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