Crédits: Pauline Girard
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Il était une fois le supportérisme allemand (2/3): la réunification inachevée

Es war ein Mal…la réunification. Alors que les 30 ans de la chute du Mur de Berlin ont été fêtés en grande pompe en novembre dernier, les écarts de développement entre l’Ouest et l’Est de l’Allemagne montrent un visage moins reluisant de la réunification. En tant que phénomène éminemment social, le football n’échappe pas à la règle. 


Où sont passés les clubs est-allemands ? 

Les retrouvailles entre les deux Allemagnes. D’un côté la RFA, de l’autre la RDA. Les années 1989 et 1990 devaient marquer un tournant pour ces deux États si longtemps séparés. Pour Francis Fukuyama, le passage des anciennes républiques soviétiques du côté des démocraties libérales représentait la “fin de l’Histoire”. Outre-Rhin, la chute du Mur offrait des images d’embrassade symboliquement fortes. La fin de la dictature, le début de la liberté ? Le vent frais qui s’élevait au-dessus de Berlin le 9 novembre 1989 attirait les yeux du monde entier, les correspondants de tous les journaux internationaux et l’espoir d’un développement effectif à l’Est. Trente ans plus tard, le malaise ne s’en retrouve que plus grand. “Fort du soutien des États-Unis et de la passivité d’une URSS affaiblie, la République fédérale dirigée par le chancelier conservateur Helmut Kohl procède en quelques mois à un spectaculaire coup de force : l’annexion d’un État souverain, la liquidation intégrale de son économie et de ses institutions, la transplantation d’un régime de capitalisme libéral”, écrivaient Rachel Knaebel et Pierre Rimbert dans Le Monde Diplomatique en novembre dernier. La population est-allemande, qui avait arraché sa libération du joug soviétique, était relayée au second plan de sa propre histoire. La politique agressive d’Helmut Kohl lui enlevait la plume de ses mains, celle qui devait lui servir à écrire le récit de son autodétermination, pas forcément en dehors du cadre de la RFA mais du moins pas sous son poing. En football comme dans d’autres pans de la vie sociale, l’Allemagne de l’Est a souffert d’une réunification qui faisait d’elle la soeur retrouvée de la RFA sans pour autant l’intégrer pleinement à sa réussite économique.   

Pour Paul Bartolucci, “la réunification allemande est un mythe. En réalité, il s’agit d’une annexion. L’Est a été pillé par l’Ouest dans tous les domaines, y compris le football. Tout se joue en quelques mois ou quelques années après la chute du Mur. Dans les années 1980, il y avait encore des clubs est-allemands en finale de coupe d’Europe. C’est un tout : politique, économique, géopolitique, historique, culturel… Même chose pour les autres pays de l’Est, comme la République Tchèque (d’une certaine manière également annexée économiquement par la puissance ouest-allemande). Le FC Union réussit une forme d’exploit actuellement. Le RB Leipzig est né il y a une dizaine d’années et n’a au fond rien à voir avec la tradition du foot est-allemande”.

“L’intégration des clubs est-allemands (DDR) dans le système de la Bundesliga occidentale était un peu injuste”.

Toni, supporter de l’Erzgebirge Aue

Le sort du football d’ex-RDA paraissait déjà fixé après le titre de l’Allemagne de l’Ouest lors du Mondial italien de 1990: le nouveau paysage du ballon rond aurait un accent plutôt occidental de l’autre côté du Rhin. Le titre de champion d’Europe 1996, six ans après la naissance de l’équipe nationale réunifiée, ne faisait que confirmer cette tendance. Sur les 23 joueurs sélectionnés par Berti Vogts, trois seulement sont originaires de RDA et un seul joue pour un ancien club de l’Est (Hansa Rostock), René Schneider. De son côté, la Bundesliga a dû se réorganiser… au détriment des anciens clubs de RDA dont le statut non-professionnel a embêté l’Ouest. En 1991, le Hansa Rostock et le Dynamo Dresden finissent premiers de la dernière saison de l’Oberliga, la ligue de l’Est. Ils furent quelque peu envoyés au front comme preuve de la bonne volonté de la Ligue de football allemande. Les quatre clubs suivant au classement de l’Oberliga furent placés en deuxième division, la 2. Bundesliga. “L’intégration des clubs est-allemands (DDR) dans le système de la Bundesliga occidentale était un peu injuste. Il n’y avait que deux clubs est-allemands intégrés à la Bundesliga. L’instabilité économique pour les clubs de l’Est est devenue de plus en plus grande. Ils ont donc perdu leurs meilleurs joueurs au profit des clubs d’Allemagne de l’Ouest et ont été relégués”, relève Toni, un supporter de l’Erzgebirge Aue qui sera le seul représentant est-allemand en 2. Bundesliga la saison prochaine.

Le déclin du football est-allemand s’explique avant tout par des arguments économiques. “Outre les clubs de haut niveau à l’attrait international, les entreprises locales de taille moyenne en Allemagne jouent un rôle majeur en tant que sponsors dans la promotion des clubs. Ces entreprises sont moins nombreuses sur le territoire de l’ex-RDA que dans la partie occidentale de la République. Il est donc plus difficile pour les clubs de l’Est de suivre le développement économique et sportif. Le fait que l’un des deux “clubs de l’Est” de Bundesliga soit le RB Leipzig, fondé par le groupe autrichien Red Bull, confirme dans une certaine mesure cette thèse”, détaille le politologue Jonas Gabler. “De plus, les infrastructures (stades) étaient et sont toujours en partie en mauvais état, l’image des supporters très négative, de sorte qu’il n’y a pratiquement pas de sponsors qui soutiennent ces clubs”, complète Gunter A. Pilz.  

Les supporters de l’Est, entre ressentiment et acceptation

Pour mieux comprendre la fracture du football allemand, partagé entre une partie occidentale très développée et une partie orientale en difficulté, il faut également s’intéresser aux supporters et à leurs réactions. Selon le journaliste Frank Willmann, “les fans de l’Est sont mécontents et se considèrent comme des Allemands de seconde classe”. “Il y a du ressentiment, c’est évident. Difficile d’accepter d’être condamné aux divisions inférieures quand on a un passé prestigieux comme le Lokomotiv Leipzig par exemple”, confirme Paul Bartolucci. Chez Bastien, le fan du Chemie Leipzig, une certaine rancœur apparaît. “Il existe toujours une frontière invisible entre l’Est et l’Ouest. Cela se voit aussi dans le football professionnel. Lorsque j’ai commencé à m’enthousiasmer pour le football dans les années 1990, j’ai regretté le déclin des grands clubs est-allemands. Aujourd’hui, je le vois d’une manière plus détendue. La plupart des clubs traditionnels de l’Est jouent en troisième et quatrième divisions. Mais bien sûr, je rêve de voir le derby Chemie vs Lok en Bundesliga, même si c’est complètement illusoire”

“Bien qu’un nombre relativement important de supporters vient assister aux matchs de ces clubs, les gros moyens financiers et les influences politiques et sociales sont ailleurs”.

Bastien, supporter du Chemie Leipzig

Sur l’implication de la Ligue de football allemande (DFL) pour aider les clubs d’ex-RDA à se développer, les critiques tombent également. “Chaque club doit régler ses problèmes et retrouver une stabilité financière. C’est un long processus d’apprentissage pour la plupart des clubs”, déclare Toni (Erzgebirge Aue). “La DFL représente les 36 clubs de première et deuxième divisions. Ce groupe est uniquement concerné par la réussite sportive et le meilleur marketing possible. Les facteurs de localisation ne sont pas pertinents. La DFL n’a aucun intérêt à ce que les conditions de vie soient les mêmes à l’Est et à l’Ouest tant que le produit de la Bundesliga peut se vendre. Au sein de la Fédération allemande de football (DFB), les clubs de l’Est ne disposent pas non plus d’un grand lobby. La Nordostdeutscher Fussballverband, la NOFV (soit en français l’Association de football du Nord-Est de l’Allemagne, ndlr), est une association régionale parmi tant d’autres. Bien qu’un nombre relativement important de supporters vient assister aux matchs de ces clubs, les gros moyens financiers et les influences politiques et sociales sont ailleurs”, peste Bastien (Chemie Leipzig).

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Si la déception est visible du côté des supporters de l’Est, il ne faudrait pas croire cependant en une haine entre supporters de l’Ouest et supporters d’ex-RDA. Cette saison, pour la première fois, le derby de Berlin entre le Hertha et l’Union a eu lieu en Bundesliga. L’histoire entre les deux clubs s’avère particulière. Du temps des deux Allemagnes, leurs supporters se vouaient une certaine affection, voire une amitié. Ceux de l’Union n’hésitaient pas à accompagner ceux du Hertha lors de déplacements en Europe comme à Prague ou bien ces derniers venaient aussi, grâce à leurs autorisations, au Stadion an der alten Försterei, pour supporter l’Union. Frank Willmann raconte cette histoire dans un article pour Die Zeit  de novembre dernier. Le FCU a toujours possédé une image de club rebelle, ses supporters se servant des tribunes pour exprimer leur mécontentement à l’encontre du régime est-allemand. De nos jours, l’amitié a laissé place à une rivalité. “Il s’agit d’une rivalité footballistique normale entre voisins de la ville. Tout le monde veut être le meilleur, avoir plus de fans et gagner plus d’argent”, nous rappelle Frank Willmann. Paul Bartolucci partage cet avis et tente de l’expliquer sur un niveau générationnel. “On est à présent passé à une rivalité assez classique, mais sans haine. Rien à voir avec du Dortmund/Schalke par exemple. Les vieux fans tendent à garder le souvenir d’une fraternité tandis que les jeunes n’ayant pas vécu la chute du Mur seront plus enclins à la rivalité”

Lors du premier Stadtderby de Bundesliga entre l’Union et le Hertha le 2 novembre 2019, des fumigènes allumés dans les parcages des Ultras des deux clubs ont provoqué l’interruption du match après un peu plus de cinq minutes de jeu. Le Stadion an der alten Försterei a alors scandé à l’unisson des insultes envers les fans du Hertha. Néanmoins, cela s’avère plutôt rare. “Ce qui s’est passé au derby cette saison était extraordinaire”, nous affirme Daniel, le supporter de l’Union. Les fans allemands n’y accordent pas une grande importance. La réunification en elle-même ne provoque pas d’animosité de part et d’autre, ce sont plutôt ses conséquences et la façon dont a été gérée l’intégration des anciens clubs de l’Est qui exacerbent aujourd’hui les ressentiments. Certains supporters n’hésitent pas d’ailleurs à pointer du doigt les comportements des dirigeants des clubs d’ex-RDA dans les années 1990. “La plupart des clubs de l’Est sont également responsables de leur propre déclin. Souvent, ce n’est pas l’argent qui manquait, mais les bons concepts et le personnel adéquat. De nombreuses erreurs ont été commises au cours des 30 dernières années. L’Energie Cottbus est jusqu’à présent la seule équipe qui a eu plus de succès dans l’Allemagne réunifiée qu’à l’époque de la RDA. Mais même cette période de haute voltige est de l’histoire ancienne. Les exemples de Cottbus, Erzgebirge Aue ou Union Berlin montrent que les clubs de l’Est peuvent réussir même avec des moyens modestes, mais avec le bon plan. Mais jusqu’à présent, cela n’a jamais été de longue durée”, nous explique Bastien (Chemie Leipzig). 

La nouvelle normalité du football allemand

La fracture paraît donc visible mais la frontière, elle, semble invisible. Voici le résumé que nous pourrions dresser des témoignages que nous avons récoltés. Aucune haine, de la défiance mais une nouvelle normalité. Quelque part, l’intégration de l’Allemagne de l’Est fut effective mais n’a simplement pas été réalisée à la plus haute échelle. Un supporter du Borussia Mönchengladbach détestera toujours plus un homologue de Cologne qu’un fan de l’Union. De même, un habitué du Weserstadion de Brême aura une aversion pour un partisan du Hambourg SV qu’il n’aura pas forcément pour une personne soutenant l’Energie Cottbus. En ex-RDA, même son de cloche. Pour Toni (Erzgebirge Aue), “il peut bien sûr y avoir des chants de haine mutuelle, mais c’est aussi le cas entre les supporters de l’Est et de l’Est ou de l’Ouest et de l’Ouest”. “J’ai pas mal d’amis qui soutiennent le Hertha, et ce n’est pas quelque chose que je leur reprocherais – alors que je ne pourrais pas tolérer quelqu’un qui soutient le BFC”, déclare Daniel (Union Berlin). Le BFC renvoie au Dynamo Berlin. Ce fut le club de la Stasi, qui n’hésitait pas à exercer une certaine influence sur les arbitres, pouvant expliquer les dix titres consécutifs d’Oberliga entre 1979 et 1988. Le BFC a survécu à la chute du Mur comme d’autres Dynamo en Allemagne de l’Est. Mais lorsque nous demandons à Frank Willmann si ces Dynamo sont aujourd’hui mal perçus dans le pays, il reste nuancé. “Bien sûr, un passé de club de police et de sécurité d’État offre de merveilleuses opportunités de provocation. Mais cela a aussi à voir avec les sensibilités régionales. Les fans du Dynamo Dresden et du BFC Dynamo se détestent toujours”. Il serait trop simple et trop court de parler d’un “fan est-allemand” spécifique. Les scènes de fans sont trop différentes pour cela. Il existe des scènes de fans dominées par la gauche, comme chez le Babelsberg 03 ou le Chemie Leipzig. Il y a des scènes de fans avec des tendances de droite, comme le Lokomotiv Leipzig ou l’Energie Cottbus. Mais le récit populaire selon lequel l’Est défavorisé rend les clubs attrayants pour les fans qui veulent exprimer leur frustration peut être vrai. Pour beaucoup, le football a simplement une fonction de soupape. Mais en cas de doute, les rivalités entre les clubs est-allemands sont beaucoup plus importantes qu’avec les clubs ouest-allemands. Les supporters de football en Allemagne de l’Est ne forment pas une masse homogène, mais plutôt très diverse”, conclut Bastien (Chemie Leipzig). 

Malgré cette frustration, le lien entre extrême-droite et Fanszene est-allemande semble très mince pour Jonas Gabler. “Le fait est que dans les régions où l’extrême droite est forte et bien organisée, cela se reflète souvent dans la culture locale des supporters. C’est le cas tant à l’Ouest qu’à l’Est. L’extrême droite peut utiliser des discours de discrimination comme point de départ pour politiser les fans, mais à mon avis, cela joue un rôle plutôt secondaire. Selon moi, le facteur décisif est plutôt l’ancrage de l’extrême droite dans les espaces sociaux des clubs de l’Est et le manque de ressources des clubs pour contrer adéquatement ce problème”.

“Les milieux et les circonstances de vie, la situation économique et sociale dans les pays de l’Est sont plus importants lorsque nous recherchons les causes de la violence”

Gunter A. Pilz

La fracture n’influence pas les relations entre supporters de l’Ouest et de l’Est, elle se contente seulement de réguler la réussite des clubs historiques d’ex-RDA englués dans les basses sphères du football allemand. Ce ressentiment ne provoque pas plus de violence. Selon Gunter A. Pilz, “les milieux et les circonstances de vie, la situation économique et sociale dans les pays de l’Est sont plus importants lorsque nous recherchons les causes de la violence”. “Certains clubs est-allemands (par exemple le Dynamo Dresden ou le Hansa Rostock) ont une grande scène de fans de football qui sont enclins à la violence. Cependant, je pense que les éventuelles déceptions des fans quant aux conséquences de la réunification jouent un rôle moins important que, par exemple, le manque de possibilités financières des clubs pour contrer, par un meilleur soutien des supporters, les développements problématiques de la Fanszene. En outre, la continuité d’une forte scène hooliganiste, qui s’était déjà formée dans les dernières années de la RDA, peut également jouer un rôle, ainsi que la proximité de la Pologne et l’influence de la culture des supporters polonais (empruntant fortement au phénomène hooligan)”, détaille Jonas Gabler. 

“C’est dommage, j’aimerais voir plus de clubs de l’Est jouer en Bundesliga tant que leurs noms sont Chemie ou Lokomotiv et non Rasenballsport”, regrette Lukas, le supporter du VfB Stuttgart. Tom (Eintracht Francfort) rejoint son avis. “On ne peut qu’espérer qu’un moyen soit trouvé pour résoudre ce problème car, en fin de compte, c’est toute la région autour d’un club qui profite de son succès”. Néanmoins, il reste peu probable de voir des exemples comme l’Union Berlin fleurir en Bundesliga. A moins que “les gens investissent de l’argent dans les clubs”, affirme Frank Willmann. “L’argent détermine le football, il ne s’agit de rien d’autre”. Voilà au moins un point d’égalité: à l’Ouest comme à l’Est, les billets représentent désormais le nerf de la guerre. La nouvelle normalité du football allemand, nouvelle normalité du foot tout court. 

A suivre…

Nicolas Mudry

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