Frank Rijkaard, l'une des figures du onze des Pays-Bas, ici lors de la finale de l'Euro 1988, remportée 2-0 face à l'URSS. [Imago / One Football]
Frank Rijkaard, l'une des figures du onze des Pays-Bas, ici lors de la finale de l'Euro 1988, remportée 2-0 face à l'URSS. [Imago / One Football]
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Guillaume Germain : « L’Euro 1988, un des plus marquants et des plus ouverts en termes de jeu. »

Diplômé de Sciences Po Lille et ancien conseiller ministériel, Guillaume Germain publiait, il y a un an, un livre à mi-chemin entre le football et l’histoire : 1960-2020 : 60 ans d’Euro de football. Dans cet ouvrage, il tisse des liens entre l’histoire de la compétition et celle du continent. Pour Caviar Magazine, il retrace l’histoire de l’Euro et évoque les enjeux de celui qui commencera ce soir à Rome.


Vous parlez de la victoire des communistes de l’URSS dans le premier chapitre et de Franco dans le deuxième. L’Euro était-il beaucoup plus politique à l’époque qu’aujourd’hui ? 

Il était plus politique au sens de la politique entre États. Je pense qu’il faut lier l’Euro 1960 et l’Euro 1964. C’est l’opposition entre blocs qui est sous-jacente : entre ces deux éditions, il y a la construction du mur et on est encore dans un affrontement idéologique fort entre l’Est et l’Ouest. Donc oui, l’opposition politique entre les États est plus forte. D’autant qu’à l’époque, l’Allemagne ne participe pas. Mais ce n’est pas parce qu’il n’y a plus d’oppositions politiques entre États qu’il n’y a plus de dimension politique.

Je pense aux trois derniers Euros : il y a une dimension politique réelle et sérieuse. L’Euro 2012 a été impacté par la crise économique, avec les difficultés qu’a rencontré l’Ukraine et le retard qu’il y avait dans la livraison des stades et des infrastructures d’accueil. Sur le dernier Euro en France, c’est l’impact de la crise terroriste, avec plusieurs attentats juste avant. Aujourd’hui, c’est la crise sanitaire. L’Euro 1992, qui est plus marquant dans la dimension politique avec l’éclatement de l’URSS et la dislocation de la Yougoslavie, a marqué une forme de césure. Entre 1960 et 1992, il y a une dimension politique forte entre blocs et États. Et à partir de 1992, j’utilise l’expression de « l’Euro heureux » : c’est une période où les oppositions idéologiques sont beaucoup moins marquées, une période heureuse avec une densification du nombre d’États participants. Depuis 10 ans, on n’est plus vraiment dans « l’Euro heureux » mais dans une compétition impactée par les crises internationales qui se succèdent. 

Guillaume Germain pose avec son livre qui retrace l’histoire de l’Euro.

L’Euro 1992 est donc pour vous le plus politique. Est-ce que cela se voit concrètement dans le déroulement de la compétition ?

Oui. Le fait fondateur est la victoire inattendue du Danemark. Auparavant, les nations qui l’emportaient étaient des nations attendues, reconnues. 1992, c’est le grand bouleversement. J’avais 11 ans à l’époque et j’ai vraiment été profondément marqué par ça. Il y a eu les sanctions contre la Yougoslavie, qui était vue comme la nation qui devait l’emporter. Le Danemark triomphe contre toute attente. On entre dans quelque chose de complètement nouveau : on s’aperçoit que tout est possible dans cette compétition mais surtout, on a une augmentation du nombre de participants. Le fait que la grande Yougoslavie explose, que l’URSS soit disloquée… Il y a un gonflement du nombre de nations engagées et forcément, ça a un impact sur la compétition : ça la densifie, la renforce. Il devient plus difficile d’aller au bout.

Ça nécessite aussi, pour les nations émergentes, de se structurer footballistiquement, d’avoir des fédérations solides. En 1992, il y avait 33 nations engagées. En 1996, on en a 47 en phase éliminatoire. On a déjà 14 nations en plus. Durant l’Euro 1996, on passe également à trois semaines de compétition. Jusqu’en 1976, l’Euro ne durait qu’une semaine ! On fait d’un micro-événement un véritable spectacle. C’est une révolution complète parce que ça nécessite d’avoir une phase éliminatoire plus longue, plus dense, et des oppositions qui n’existaient pas avant. Tout ça est rendu possible uniquement par le tournant des années 90 dans les relations internationales. En dimension sportive, l’impact de la chute du mur, c’est essentiellement ça : l’émiettement des nations, la densification de la compétition et l’attrait supérieur de la compétition.

« L’élargissement de l’Euro n’est pas liée à une démocratisation du foot. C’est l’UEFA qui ne veut pas prendre le risque de perdre du terrain. »

Vous parlez de 1992 comme d’un grand « bouleversement ». Y en a-t-il eu un autre dans l’histoire de cette compétition ?

Il y a également un changement important en 2000. On entre dans une phase de co-organisation, qui est liée à l’émiettement des nations : on ne peut pas organiser un Euro tout seul quand on est un petit État, ça coûte cher, ça nécessite des infrastructures. Même quand on est une nation suffisamment solide en termes économiques, on organise moins facilement la compétition. On a vu apparaître la co-organisation avec l’Euro en Belgique et aux Pays-Bas. 

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Vous liez l’élargissement progressif de l’Euro principalement à l’éclatement d’anciennes puissances telles que l’URSS. Est-ce se tromper que d’y voir également une forme de démocratisation du foot en Europe ?

Non, ce n’est vraiment pas lié à une démocratisation du foot, c’est même plutôt l’inverse : c’est éviter pour l’UEFA de prendre le risque de perdre du terrain. En 1992, avec l’éclatement de ces grandes puissances, le risque, c’est que certains États ne participent pas. L’UEFA aurait pu perdre du terrain. Le fait que toutes ces nations soient entrées dans le giron sert les intérêts de l’UEFA qui, grâce à cet émiettement, trouve une nouvelle dynamique. Moi, je n’y vois pas du tout une démocratisation du foot. Qu’aurait-on dit si, avec l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, la Croatie ou la Serbie ne prenait pas part à l’Euro ? Ça aurait été un fiasco total !

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Tout au long du livre, vous faites des liens entre l’histoire de la construction européenne et celle de l’Euro. Quel lien peut-on faire pour cette édition ? Le Brexit ?

Le Brexit est plus un clin d’œil qu’un lien direct. Je mets en parallèle l’histoire de la construction européenne et celle de l’Euro mais il ne faut pas tomber dans une naïveté qui consisterait à croire que les deux sont intimement liés. Mais il y a des clins d’œil de l’histoire. Je pense notamment au choix de la co-organisation Pologne-Ukraine. La décision se prend pour l’Ukraine au moment de la « révolution orange » [une série de manifestations suite à l’élection présidentielle de 2004, NDLR], et on sent qu’il y a une volonté d’arrimer l’Ukraine, de créer des ponts entre la Pologne, qui est dans l’UE, et l’Ukraine qui n’y est pas.

L’UEFA se défend d’avoir des actes politiques, elle se veut neutre, mais quand on voit cette co-organisation, on peut y voir une volonté de bâtir des ponts là où des murs ont été construits au début des années 60. Il y avait l’opposition Est-Ouest pendant la Guerre froide. Là, il y a une volonté de passer un autre mur : celui de l’UE et du continent européen. Pour l’Euro 2021, il faut voir dans le choix de l’organiser dans onze États une marque symbolique liée au soixantième anniversaire. Ça se décide au moment où il y a les débats sur la candidature de Michel Platini à la tête de la FIFA. Il y a une volonté de s’accorder une forme de bienveillance de certaines fédérations. Il y a un aspect très stratégique et un aspect très symbolique. Aujourd’hui, on voit les limites de ce choix à travers la crise sanitaire et la crise environnementale puisque ça génère des déplacements assez impressionnants au moment où il y a une prise de conscience généralisée. 

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Au niveau des enjeux politiques de l’Euro, il y a également le cas de l’Ukraine, qui a choisi un maillot très politique qui fait l’objet d’un débat très intense. Quelle est votre analyse ? 

L’Euro, c’est l’occasion de faire passer des messages pour certaines nations. La question de la Crimée en fait évidemment partie. Il y a toujours une volonté d’utiliser le sport comme une forme de soft power, de rappeler qu’on existe. À la table des négociations internationales, l’Ukraine pèse peut-être un peu moins que ce qu’elle peut représenter en termes symboliques lors d’une compétition. Les regards convergent pendant un mois et on va pouvoir discuter de la forme de l’État qui figure sur le maillot, et donc rappeler la situation à l’Europe et au monde entier. J’ai presque envie de dire que c’est de bonne guerre. Pour l’Ukraine, c’est peut-être le moment opportun pour faire passer un message qu’elle ne pourrait pas faire passer de la même manière autour de la table de l’ONU. 

L’ambassade américaine de Kiev a salué le « nouveau look » de l’Ukraine.

Dans votre livre, vous évoquez par ailleurs le passage des images en couleur lors de l’Euro 1972, une évolution importante pour le public. Comment percevez-vous les débats actuels sur le fait qu’aujourd’hui, il y ait de moins en moins de matchs en clair ?

Ça suit un petit peu les mêmes césures qu’on évoquait sur la dimension géopolitique. Entre 1960 et 1984, on ne peut pas dire que la compétition génère une médiatisation folle. Jusque dans les années 80, tout le monde n’avait pas forcément le poste à la maison. Il y avait donc une forme de sous-médiatisation de l’événement. Ensuite, on passe à quelque chose de plus heureux : tout le monde y accède, jusqu’à il y a une dizaine d’années. Et là, on voit que c’est un nouvel enjeu.

Effectivement, il y a quelque chose de choquant à priver le grand public de la compétition ou à le contraindre à se tourner vers des médias payants pour accéder à un sport qui se veut populaire. Maintenant, c’est aussi une compétition qui génère beaucoup de moyens, qui doit d’abord servir les différentes fédérations mais aussi l’UEFA. Et ils ont bien conscience que les téléspectateurs sont prêts à souscrire à des abonnements payants pour pouvoir suivre la compétition. Il y a une forme de prise-d’otage du téléspectateur, mais c’est une prise d’otage qui doit être mise entre guillemets puisque le téléspectateur ne boycotte pas la compétition même s’il doit prendre un abonnement. Je conçois la rébellion généralisée autour de ça, et en même temps j’observe que les uns et les autres, au pied du mur, vont souscrire à un abonnement. Si on croit en ses convictions, dans l’absolu, il faudrait boycotter.

Les Bleus lors de la demi-finale de l’Euro 1984 face au Portugal, au stade Vélodrome de Marseille, remportée par la France en prolongations. [Imago / One Football]

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Pour revenir aux aspects sportifs : quel a été l’Euro le plus marquant au niveau du jeu ?

Ma casquette de chauvin me fait hésiter entre 1984 et 2000. La victoire de 2000 est possible uniquement parce qu’il y a 1984 avant. Pour moi, l’Euro 1984 reste le plus marquant : on sort de la désillusion de Séville, la France est vue comme la « nation Poulidor », celle qui pratique un beau jeu mais qui ne gagne jamais. On a une génération extraordinaire. Et surtout, c’est un tournant sportif pour la France de manière générale : sur le Tour de France, on a les victoires de Bernard Hinault et de Laurent Fignon. En 1983, Yannick Noah remporte Roland Garros. Et on a cette victoire de 1984, qui restera dans les annales parce que c’est la première grande victoire collective de la France. Et le match le plus marquant, c’est la demi-finale contre le Portugal. Dans toutes les têtes, Séville devait résonner. C’est un match âpre, difficile, et on l’emporte dans des conditions spectaculaires. Enfin, on sent que la victoire est possible. On gagne et ça change tout. Derrière, il y a 1986 où on fait un super parcours. On sent que ça y est, en France, on ne joue pas simplement les faire-valoir. Et puis Platini qui marque 9 buts dans un Euro à 8 équipes…

Et si on oublie la France, quel serait objectivement le plus bel Euro de l’histoire ? Celui de 1988 avec la victoire des Pays-Bas ?

L’Euro 1988, oui. C’est un spectacle magnifique, ça se joue en Allemagne dans des stades flambants neufs, il y a une génération hollandaise incroyable. Il y a cette demi-finale entre l’Allemagne et les Pays-Bas qui est une forme de revanche de 1974 [l’Allemagne de l’Ouest bat les Pays-Bas (2-1) en finale de la Coupe du monde, NDLR]. Les stades sont pleins. C’est une confirmation de l’Euro 1984. En 1980, on a un Euro pourri en Italie… Il n’y a pas beaucoup de monde dans les stades, il y a le scandale des matchs truqués. L’Euro 1988 est un des plus beaux, des plus marquants et un des plus ouverts en termes de jeu. La triplette Gullit-Rijkaard-Van Basten reste l’une des plus belles triplettes, qui va jusqu’en demi-finale de l’Euro 1992. Donc c’est vraiment une nation extrêmement forte.

Le match entre l’URSS et les Pays-Bas lors de l’Euro 1988, à Munich. [Imago/One Football]

Quel serait le vainqueur le plus historique de cet Euro 2021 ? L’Allemagne ou l’Espagne, qui détiendraient ainsi le record de titres ?

D’un point de vue historique, il y a trois nations qui peuvent s’illustrer : l’Allemagne, l’Espagne et la France. L’Allemagne et l’Espagne parce qu’elles pourraient détenir le record du nombre de titres. La France, à un degré moindre, parce qu’elle réussirait la passe de trois finales consécutives dans des tournois internationaux, comme l’avait fait l’Espagne mais en remportant les trois tournois en 2008, 2010 et 2012, et l’Allemagne, qui avait perdu en finale en 1976 [après des victoires lors de l’Euro 1972 et à la Coupe du monde 1974, NDLR]. Je citerais également trois autres nations. D’abord la Belgique, qui a une génération incroyable et qui n’a jamais eu de titre international. Ensuite l’Italie qui, malgré le fait qu’elle soit quadruple vainqueure de la coupe du monde, reste un nain au niveau européen avec une seule victoire dans un contexte particulier : une victoire à la pièce et une finale rejouée. Et puis peut-être parce que les demi-finales et la finale ont lieu là-bas, parce que c’est le berceau du football et parce qu’ils n’ont gagné qu’une seule Coupe du monde et qu’ils commencent à avoir une génération de jeunes assez remarquable, je dirais l’Angleterre.

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Vous parliez des demi-finales et de la finale, qui auront lieu à Wembley. N’est-ce pas le stade mythique de l’histoire de l’Euro ?

Si l’Angleterre est le berceau du football, Wembley est son bébé. C’est le lieu du grand spectacle, de la magie. C’est le temple du football. Et le fait que ça se joue là-bas, c’est important. Ce qui est marrant, c’est que ça se fasse au moment du Brexit. 

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Vous parlez de l’immense carrière de Lev Yachine, d’Antonin Panenka, de Cristiano Ronaldo, etc. Quels sont les joueurs incontournables de l’histoire de l’Euro ? 

Il y aurait Yachine dans le but, Beckenbauer et Blanc en défense centrale, je penserais à Maldini comme latéral. Il y aurait Platini, Xavi – le métronome du football espagnol -, Van Basten, Rijkaard, Gullit et Ronaldo. Il manque peut-être Rummenigge. En fait c’est l’ossature puissante de l’URSS des années 60, celle de l’Allemagne des années 70, forcément la France de 1984 et 2000 et puis la fabuleuse équipe d’Espagne.

Pierre-Louis KÄPPELI – @PLKappeli

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