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Chili : au coeur des Ultras de “La Garra Blanca”, entre politique, football et antifascisme

D’une première expérience footballistique au cœur de l’Estadio Monumental de Santiago à la “crisis social”, révolte à laquelle prennent activement part les Ultras de Colo-Colo dès octobre 2019, il n’y eut qu’un pas pour Pauline, expatriée au Chili le temps d’une année. Plongée dans ces enjeux socio-politiques sous haute-tension, sous le regard critique de Patricio Naranjo, journaliste spécialiste du club le plus titré du Chili.


Une première expérience saveur gaz lacrymogène 

En débarquant pour un an à Santiago du Chili durant l’été 2019, Pauline était bien loin de se douter à quel point son double semestre, malheureusement écourté par la pandémie de Covid-19, serait aussi bien riche en émotions politiques que footballistiques. D’une césure classique dans un cursus d’une école de sciences politiques, l’aventure prend une nouvelle dimension lorsque l’opportunité d’assister à son premier match de football, qui plus est dans un lieu chargé d’histoire tel que l’Estadio Monumental, se présente à elle. Sous l’impulsion d’un coloc’ allemand féru de ballon rond, elle saisit la balle au bond.

Le 5 septembre 2019, nous trouvons des places pour aller au match entre Colo-Colo et Everton, le club de Viña del Mar, pour seulement 6000 pesos chiliens, soit environ huit euros l’unité. Avec du recul, cela semblait idéal pour une première expérience dans un stade de football : les tribunes étaient bien remplies, le placement libre nous a facilité la tâche, et le public, composé de nombreuses familles avec enfants, était très divers“, raconte Pauline. La jeune néophyte a même la chance de voir évoluer Esteban Paredes, capitaine désormais légendaire de Colo-Colo, buteur ce jour-là. Un quarantenaire qui empile les records : meilleur buteur de l’histoire du championnat chilien avec 219 pions, sacré six fois goleador de la Primera Division ou encore meilleur canonnier chilien en Copa Libertadores avec vingt-deux unités.

A 40 ans, Esteban Paredes n’est plus qu’à huit unités du meilleur buteur de l’histoire de Colo-Colo, Carlos Caszely. ©OneFootball/Imago

Si les trente premières minutes sont festives, le match prend une toute autre tournure dans le dernier quart-d’heure de la première mi-temps, alors que le score est toujours vierge. “Un supporter est grimpé au sommet du stade, tout de noir vêtu et masqué. Dans ses mains, des cailloux assez volumineux jetés sur le public d’Everton, les fans de l’adversaire du jour“, détaille Pauline. Match suspendu, Carabineros mobilisés, dispersion de la foule en tribune à coup de bombes lacrymogènes. La jeune femme se souvient des pleurs suscités par l’incompréhension de la scène et la fumée générée, mais surtout de “la rapidité avec laquelle tous les spectateurs ont évacué le stade, comme s’ils étaient habitués à ce genre de dérapage“.

Le match finira par reprendre trente minutes plus tard sans nouveaux heurts, tout le monde ayant regagné sa place, y compris dans les gradins du Monumental. Paredes plantera son penalty après une ouverture du score d’Everton, avant que Colo-Colo n’arrache la victoire 2-1. Avec le recul et le début de la crise sociale chilienne à peine plus d’un mois après ce match, la tension et la violence qui s’y tinrent pourraient constituer des prémices de la révolte nationale à venir. Une hypothèse à laquelle ne croit pas Patricio Naranjo, journaliste sportif chilien : “En ce qui concerne ce match, je considère en particulier qu’il n’est pas lié à ce qui viendrait plus tard. Il y a deux éléments importants à prendre en compte à cette date : d’une part, septembre est le mois de l’indépendance du Chili et d’autre part, on commémore en même temps le dernier coup d’État militaire de 1973. C’est un cocktail explosif qui rend l’humeur des fans plus chaude que d’habitude, pour le dire d’une certaine manière.”

Pauline n’avait également pas connaissance des mouvements ultras sud-américains, les barras bravas, dont l’usage de la violence comme moyen d’expression ou de réaction est fréquent pour Patricio Naranjo. Le spécialiste de ces groupes de supporters précise : “La violence pendant les matchs est un élément qui caractérise de nombreux groupes tels que La Garra Blanca (la Griffe blanche, ndlr), les ultras de Colo-Colo. S’il y a eu une confrontation avec les Carabineros, s’il y a eu un quelconque désagrément avec d’autres supporters, s’il y a un match à l’Estadio Monumental et qu’un club veut s’installer dans le secteur occupé par ce groupe, ils exprimeront leur colère et leur malaise en interrompant les matchs, en envahissant les terrains ou en recourant à la violence”.

“La Garra Blanca”, la barra brava la plus démonstrative du Chili

Présentes dans tous les pays d’Amérique du Sud, y compris au Chili, les barras bravas ne limitent pas leurs actions aux enceintes de football. Dans le cas de Colo-Colo, qui serait le club le plus suivi du Chili avec environ 43% des sondés s’en déclarant supporters, et de La Garra Blanca, le rôle et les revendications des ultras dépassent largement le cadre du ballon rond pour Patricio Naranjo : “On dit de Colo-Colo qu’il s’agit de l’équipe la plus populaire du Chili pour un certain nombre de raisons, et cela montre pourquoi le groupe s’implique avec autant de ferveur. Si l’on compare l’Universidad de Chile et l’Universidad Católica, les deux autres grandes équipes du Chili, on constate que la première a une origine liée aux activités sportives dans le milieu universitaire, tandis que la seconde est identifiée à la classe supérieure chilienne. Ces éléments nous permettent de distinguer Colo-Colo comme ‘le club populaire’ : L’antifasciste, le fait que l’écusson comporte un Indien Mapuche, ou encore le surnom du stade, ‘La Ruca’ (la ruche, ndlr) sont des éléments qui permettent de comprendre cette popularité. Coco Legrand, humoriste chilien, a déclaré dans l’un de ses monologues que, dans les années 1970, lorsque Colo Colo jouait, ‘le Chili s’arrêtait’ et c’était effectivement le cas“.

Demeurer en Primera A coûte que coûte, une lutte de longue haleine tout au long de la dernière saison. ©OneFootball/Imago

Plus encore, la “Griffe blanche” cultive depuis trente ans un idéal de lutte contre les inégalités qui trouvera un écho sans précédent lors de la “crisis social” de 2019, notamment chez les moins de vingt-cinq ans qui composent en majorité les rangs des barras bravas. Le journaliste chilien détaille le rôle qu’entendent se donner les ultras du club Mapuche : “La principale faction d’ultras de Colo Colo s’appelle ‘La Garra Blanca’ et, fidèle aux concepts que le club manie en relation avec le fait d’être l’équipe la plus populaire du Chili, ce groupe de supporters est impliqué dans diverses marches populaires qui tentent de défendre les classes populaires du Chili.”

En somme, le collectif ultra est aussi bien lié au football qu’à la politique : “La Garra Blanca est le lieu où les jeunes des quartiers pauvres et des classes inférieures se retrouvent pour donner naissance à cet idéal de conquête et de lutte contre un système qui les opprime. La première apparition de ce groupe en tant que telle a eu lieu en 1986, lors d’un match valable pour la ‘Copa Chile’, bien qu’un an auparavant l’organisation de la barra brava ait déjà commencé.

L’implication des Ultras de Colo-Colo dès le début des manifestations du 18 octobre 2019 à Santiago du Chili n’en devient que plus logique. Lancé par les milieux estudiantins, le mouvement est rapidement rejoint par des milliers d’individus sur fond d’une nouvelle augmentation du coût de la vie. En cause, une hausse du prix de ticket de métro de 800 à 830 pesos, massivement utilisé pour les déplacements dans la capitale chilienne. Mais plus largement, dans un pays aux inégalités particulièrement marquées et creusées par l’ultra-libéralisme depuis la chute de Salvador Allende en 1973, c’est l’ensemble du système politique, économique et social, jusqu’à la constitution-même, qui est dénoncé de manière historique. Un million de Chiliennes et Chiliens, sur les dix-huit millions que comptent le pays, se rassemblent le 26 octobre 2019 sur la Plaza Italia de Santiago pour réclamer des réformes massives contre les inégalités et l’injustice sociale au gouvernement de Sebastián Piñera.

L’union au nom des revendications

La matrice de “La Garra Blanca” concernant le ballon rond est la même que pour ses revendications sociétales : le football doit demeurer avant tout un sport populaire, ouvert à tous et non soumis aux volontés des “puissants”. Aussi, lorsque l’Asociación Nacional de Fútbol Profesional (ANFP) prévoit la reprise des championnats professionnels le 15 novembre 2019, soit moins d’un mois après le début de la mobilisation, les ultras de plusieurs barras bravas perçoivent cette annonce comme une nouvelle provocation : le football serait utilisé comme un moyen de pertuber la mobilisation en calmant la colère populaire, tandis que les enjeux économiques nécessitent une reprise rapide pour limiter les pertes.

Le contexte de “crisis social” de 2019 a donné un élan supplémentaire aux revendications de La Garra Blanca. ©OneFootball/Imago

Dès lors, de nombreux groupes ultras, “La Garra Blanca” en tête, n’hésitent pas à aller troubler d’autres matchs que ceux de leur équipe fétiche comme le narre Patricio Naranjo : “Cela dit, lors de la crise de 2019 que le Chili a traversée, et traverse encore, La Garra Blanca a joué un rôle presque stellaire dans certains événements. Le 22 novembre 2019, le match entre l’Union La Calera et Iquique a dû être suspendu car un groupe de 100 supporters a envahi le stade à la 67ème minute, alors qu’il se déroulait à huis clos et était le premier à être joué après la révolte du 18 octobre. Dans les jours précédant le match, le groupe avait menacé de procéder de cette manière en louant des minibus jusqu’à La Calera, à deux heures de route de Santiago, ce qu’elle a finalement fait.

Un mouvement suivi par de nombreuses autres barras bravas, préférant de manière historique une union avec les autres collectifs ultras plutôt que l’affrontement. Les communiqués des différents groupes se lient en ce sens, avec un maître-mot martelé : la “dignité” qu’aspirerait à retrouver le peuple chilien. “Un mois auparavant, le 24 octobre 2019 pour être plus précis, un événement très particulier a eu lieu : les barras des trois principales équipes du Chili (Universidad de Chile, Universidad Católica et Colo Colo) ont défilé pour répudier les actions des Carabineros contre le peuple et, d’autre part, pour demander l’arrêt de la violence institutionnelle qui avait fait plus de vingt morts et des centaines d’accusations de dérapages des forces de l’ordre”, souligne Patricio Naranjo.

Une mobilisation qui conduit à retrouver Esteban Paredes hors des terrains pour un tacle deux pieds décollés sur la cheville gouvernementale. Dans une interview pour La Tercera, le capitaine de Colo-Colo déclare le 4 novembre 2019 : “Je pense que le football est à l’arrière-plan. Aujourd’hui, nous nous battons pour de plus grandes choses, pour des gens qui veulent accomplir des choses depuis longtemps […]. Le football, j’insiste, est à l’arrière-plan… D’abord le peuple.” Défavorable à une reprise des championnats, le buteur enfonce le clou : “Le gouvernement et peut-être l’ANFP veulent reprendre le football pour calmer un peu les gens. Et nous ne sommes pas d’accord dans ce sens. […] Nous (les footballeurs, ndlr) sommes d’accord avec toutes les causes pour lesquelles le peuple se bat“.

L’union des différentes barras bravas aura toutefois été de courte durée comme en témoigne la vidéo ci-dessous, ce que regrette Patricio Naranjo : “Malheureusement, ce genre de pacte d’harmonie a été rompu lors de la marche du 18 octobre 2020, car des affrontements ont eu lieu entre les barras de l’Universidad de Chile et de Colo-Colo.

La rancœur des ultras de Colo-Colo à l’égard des forces de police et plus largement du gouvernement est d’autant plus élevée qu’ils ont constitué plus de la majorité des barras arrêtées par les Carabineros selon Patricio Naranjo : “Un autre élément à prendre en compte concernant la participation de La Garra Blanca aux marches et protestations en faveur du peuple est le solde dont disposait le gouvernement chilien au 24 décembre 2019. Il y était indiqué que sur les 107 barras bravas arrêtées, 63 étaient originaires du groupe, accusées d’agir en coordination et de provoquer des actes de vandalisme.”

Une implication marquée par la violence, notamment par l’appel à l’affrontement direct avec les Carabineros mais aussi l’élévation de barricades, dans les protestations sociales auxquelles prennent part les membres de La Garra Blanca. Mauro Navarrete Jeréz et Axel Caro Bustos, chercheurs de l’Université du Chili, concluent dans leurs travaux que cette manifestation de violence couplée à l’identification permise au niveau visuel, par les drapeaux et maillots, mais aussi sonore, par les chants repris en cœur, a fait du groupe ultra une incarnation même de la “résistance” des barras contre le gouvernement.

La violence comme moyen de lutte contre le fascisme

Si La Garra Blanca forme en théorie un groupe uni, une faction d’entre elle se revendique avant toute chose antifasciste, ce qu’explique Patricio Naranjo : “Il faut préciser que cette version antifasciste de La Garra Blanca n’est pas une scission de la barra, mais une sorte de bras et de section de protestation qui se mobilise contre le système et, évidemment, ils ne sont pas en faveur de l’intervention de la direction ‘Blanco y Negro’ dans le club“. Géré en partie par des socios, le club de Colo-Colo n’en demeure pas moins aux mains d’un consortium sportif reprenant dans son nom les couleurs du club : le blanc (Blanco) pour la pureté et le noir (Negro) pour le sérieux. Un mode de fonctionnement qui ne permet pas d’échapper à une connivence entre le pouvoir en place et les dirigeants du club, au mépris des valeurs défendues par les ultras et illustrées par le Mapuche : Colocolo est le nom d’un chef de tribu autochtone ayant longuement résisté aux Espagnols au XVIème siècle.

Le chef Mapuche Colocolo incarne l’idéal de lutte “antifasciste” des supporters du club. ©OneFootball/Imago

Patricio Naranjo souhaite ainsi préciser l’approche de l’antifascisme propre à ces ultras, qui se distingue très largement d’une vision européenne de cette potentielle lutte : Un élément intéressant est leur propre définition de l’antifascisme, dans un contexte où il n’y a d’ultras d’extrême droite reconnus dans aucun club contre lesquels se disputer l’espace au Chili, contrairement au cas européen. Pour eux, l’antifascisme consiste à s’opposer à tous les types de discrimination, qu’il s’agisse de la couleur de la peau, de l’origine, du sexe ou des croyances, ainsi qu’aux projets politiques qui justifient ces types de discrimination. Ils font appel à la construction d’espaces démocratiques où l’égalité, la solidarité et la fraternité sont les idéaux à travers lesquels ils construisent leur politique, incarnée par le peuple Mapuche.”

Malgré l’apport certain dans la lutte contre les inégalités, y compris lors des mobilisations de la crisis social de 2019, le journaliste se refuse à voir La Garra Blanca comme des héros. “Sous le parapluie du déchaînement social, il y a eu une sorte de rencontre entre Chiliens sans aucune distinction. En fait, de nombreuses barras bravas faisaient partie de ce que l’on appelait la première ligne de résistance contre les carabiniers lors des mobilisations. Néanmoins, je pense que le citoyen ordinaire n’ignore pas que les barras bravas sont un groupe de personnes violentes qui, au-delà de chercher à défendre les couches les plus humbles de la société chilienne, sont des criminels. Ce sont les mêmes qui terrorisent tout un quartier, ce sont les mêmes qui font des affaires parallèles au détriment du football“.

Le spécialiste des mouvements ultras chiliens condamne notamment la violence de leurs actions, qui plus est en dehors du contexte singulier de 2019 : “À mon humble avis, je pense que leurs actions pendant les manifestations seront reconnues et appréciées mais qu’après, dans une situation de vie normale, on continuera à se souvenir d’eux comme ce qu’ils sont, un groupe de personnes violentes qui utilisent un maillot de football ou un bouclier pour commettre des crimes.

Les membres de La Garra Blanca rappelant aux joueurs que la défaite, synonyme de relégation potentielle, était interdite. ©Patricio Naranjo

Si les barras bravas de Colo-Colo continueront à mener leur combat dans les mois à venir, leur soutien à leur équipe de cœur, qui fête ses 96 ans en avril 2021 et a lutté jusqu’à la dernière journée pour ne pas connaître la Primera B, en dit long sur leur état d’esprit. Un enjeu crucial sur lequel conclut Patricio Naranjo : “Il y a quelques jours encore, Colo-Colo jouait pour rester en première division. C’est une équipe qui n’a jamais été reléguée et c’est la nouvelle la plus choquante depuis l’année de sa fondation, en 1925. Une fois de plus, La Garra Blanca a fait l’actualité nationale et mondiale car à la sortie de la séance d’entraînement avant leur dernier match, ils ont accroché une bannière sur laquelle on pouvait lire : ‘GAGNEZ OU NOUS ALLONS VOUS TUEZ‘”.

Avec finalement une victoire 1-0 sur le Club Deportivo Universidad de Concepción, déjà maintenu au coup d’envoi, les joueurs de Colo-Colo ont assuré l’essentiel, avec un petit point d’avance sur le premier relégué. Un soulagement pour tous les supporters du club, qui verront les partenaires de Pablo Solari, buteur et héros du soir, évoluer une nouvelle fois en première division chilienne.

En revanche, pour les ultras de La Garra Blanca, la lutte est loin d’être terminée. D’une part pour les dizaines de membres du groupe dans l’attente de potentielles condamnations pour vol et vandalisme, dont un mineur de seize ans accusé d’avoir participé au saccage de la station de métro Pedreros. D’autre part pour aller au bout de leurs revendications contre les inégalités socio-politiques, avec en ligne de mire les modifications constitutionnelles promises par le président Piñera et plébiscitées par 78% de la population.

Thibaut Keutchayan (illustration de Tom Courteaud)

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