Tactique

Lucien Favre, le druide du Borussia

28 ans de carrière en tant qu’entraîneur et rien n’a changé. Le sourire d’un technicien posé, calme, réfléchi, conscient de son talent de meneur d’hommes. Stratège hors-pair, reconnu de tous, et au sommet de sa gloire depuis plusieurs saisons, Lucien Favre connaîtra bientôt les sommets européens sur le banc du Borussia. En poste depuis 2018 à Dortmund, le coach Suisse a également connu la Ligue 1 sous le prisme niçois, et la 1ère division suisse. Récemment critiqué face à la crise de résultats que connait la formation allemande, le tacticien innove et offre l’opportunité aux jeunes pépites du club de briller sur la scène nationale. Adulé par certains, rejeté par d’autres, Favre fascine, surprend et participe activement au débat footballistique moderne. Acteur majeur sur la scène internationale, en course pour un sacre tant désiré en Bundesliga, le technicien Suisse mérite que nous nous attardions sur ses principes de jeu avec attention. Une analyse méthodique de la “méthode Favre” s’impose donc…


Le Mister Rhénan

Partout où il est passé, Lucien Favre a pris le parti de marquer de son empreinte le jeu de ses équipes. La recherche des espaces, la liberté individuelle et le redoublement de passes sont des variables que l’on retrouve ainsi dans chacune des formations qu’il a amenées à la victoire. A Dortmund, Favre joue la carte de la continuité. Il prône un jeu offensif, basé sur une utilisation optimale de la verticalité et des lignes de passes permises par son dispositif. Le tacticien Suisse opte alors dès son arrivée pour un 4-2-3-1 avec Marco Reus repositionné en faux 9 à la manière de ce que fait Ten Hag avec Dusan Tadic à l’Ajax. Le grand classique de l’ailier reconverti en attaquant axial pour permettre une meilleure mise à profit de la largeur de jeu devant. En soutien, Julian Brandt a les faveurs du technicien qui lui attribue le poste de 10, entouré par Jadon Sancho et Torgan Hazard, deux flèches aux projections fulgurantes. En somme, un dispositif équilibré et porté vers l’avant permettant de former un tandem Witsel-Weigl dans l’entrejeu, que nombre d’écuries européennes peuvent envier aux allemands.

Pourtant, comme l’indique le schéma ci-dessus, Favre souhaite maintenir une certaine flexibilité tactique au niveau du système de jeu. Récemment, le Borussia évolue également en 3-4-3 ou 5-2-3 à la perte de balle, dans l’optique de positionner un libero en soutien de la paire axiale du milieu pour sécuriser une défense pas exempte de tout reproche depuis l’entame de la saison. Rappelons que Helenio Herrera, lorsqu’il a popularisé le fameux Catenaccio avec l’Inter dans les années 60, concevait comme essentielle la présence de ce libero chargé de nettoyer les erreurs défensives des lignes supérieures. Favre fait de même avec Akanji, parfois même positionné dans le tandem du milieu lorsque l’équipe a le ballon et que Brandt monte d’un cran. D’ailleurs, l’international allemand est le dépositaire de l’ombre du jeu rhénan. Très libre dans ses mouvements balle au pied, il dispose d’une large marge de manœuvre pour créer ce que l’on appelle le chaos organisé, c’est-à-dire “une animation de jeu dans laquelle les postes ne sont plus fixes ; ils évoluent constamment en fonction de la situation de jeu” selon Pep Guardiola.

« J’aime le Brésil 70, le Liverpool 74/75, le Milan de Sacchi, le Nantes de Suaudeau, le Barça de Cruyff et Guardiola, […] Jean-Marc Guillou était mon entraîneur en Suisse, c’était la grande classe, j’ai beaucoup appris avec lui ».

Obnubilé par la jeunesse, Lucien Favre est le technicien qui ouvre le plus son 11 de départ aux moins de 24 ans des 5 grands championnats. Avec une ligne défensive composé de Guerreiro, Zagadou, Akanji et Hakimi en 4-2-3-1, le Suisse prend des risques quant au manque d’expérience du haut niveau de son arrière garde. Mais le pari fut payant à Nice si l’on se remémore le jeu produit par les Cyprien, Seri, Pléa, Sarr et Koziello dans un 4-3-3 pointe basse devenu légion en phase défensive. Basé sur une possession articulée autour du trio axial de l’entrejeu, le jeu offensif niçois reposait sur une exploitation optimisée à l’extrême de la largeur de jeu et des centres à l’approche de la surface adverse. Adepte d’un pressing maîtrisé sur le tout le terrain, Favre aime dominer les débats et imposer à son adversaire du soir son style si particulier. Avoir le ballon, le laisser à l’autre équipe, le conserver à tout prix, presser, jouer haut, défendre bas dans un bloc compact… ce sont des variables que le technicien sait mettre à profit en fonction du jeu produit par son opposant. L’adaptabilité tout comme la flexibilité tactique seraient ainsi les paramètres les plus importants à prendre en compte lors de la préparation d’un match.

Lucien Favre

Flexibiliser le jeu donc, à défaut du marché du travail, pour obtenir des résultats adéquats au rendement de ses joueurs. Libérer les espaces aux trois ailiers de soutien que sont Brandt, Sancho et Hazard par le déplacement de Reus et grâce aux courses incessantes des latéraux alternant vers le cœur du jeu et la ligne de touche en débordement. Mais l’essentiel réside dans le coaching général du technicien : Favre avoue, lors d’une conférence de presse d’avant-match, que l’intérêt de la tactique, d’un système, d’une animation de jeu ou même d’une simple consigne individuelle, était de mettre ses joueurs dans les meilleures conditions pour remporter le duel du soir. A l’instar de Jürgen Klopp et Pep Guardiola notamment, Lucien Favre souhaite replacer le joueur au centre du débat tactique pour en consacrer l’importance cruciale dans le schéma prévu par le technicien. Toutefois, cela n’empêche pas le Mister Rhénan d’être un amoureux du jeu collectif léché, qu’il souhaite bien évidemment implanter au sein de ce Borussia…

Favre et les transitions rapides, une histoire d’amour inconditionnelle

C’est le genre d’idylle que chacun souhaite vivre. Une telle complicité, une compatibilité proche de la perfection et une fidélité sans faille tandis que les années passent. De ses débuts sur un banc de touche aux sommets européens à la tête du Borussia, Favre n’a su se séparer de son jeu fait de transitions rapides et verticales si particulières, que nous allons bien évidemment essayer de décortiquer. Séduire par le contenu, proposer un football offensif, risqué et plaisant pour le spectateur, qui ne tient pas compte de l’efficacité, tels sont les mots d’ordres du technicien Suisse. A charge de proposer une réalisation adéquate…

La première caractéristique du jeu avec ballon des équipes de Favre, et en particulier du Borussia, est cette faculté à se projeter rapidement en contre tout en conservant l’idée de bloc équipe. Naturellement, l’immense majorité des formations actuelles qui souhaitent attendre et contrer l’adversaire défendent avec un bloc médian voire bas, et Dortmund ne déroge que très rarement à la règle, mais aucune n’a cette capacité à positionner 3 voire 4 joueurs offensifs dans la même zone de jeu à la récupération et sur la même ligne. Sur l’image ci-dessous, Mayence est aspirée par un Borussia qui attend le moment propice pour récupérer le cuir et se projeter ensuite en déjouant aisément la couverture défensive quasi-inexistante de l’équipe adverse. On observe ainsi un surnombre surréaliste à la récupération, symptomatique des équipes de Favre, qui permet ici à Sancho de prendre le couloir gauche en tout simplicité en étant couvert par ses partenaires dans l’axe. Le contre aboutit d’ailleurs car une fois lancés à pleine vitesse, les attaquants rhénans sont chirurgicaux à l’approche de la surface adverse lorsqu’ils maintiennent le surnombre.

Contre attaque Dortmund

De la même manière, lors d’une phase de pressing intense dans l’entrejeu, le Borussia jouit de cette supériorité à la récupération et peut alors lancer ses flèches par l’intermédiaire de Brandt ou Witsel. Pour produire du jeu, Favre mise ainsi sur ces passes qui cassent les lignes défensives adverses, tout en s’assurant que ses attaquants dézonent et enchaînent les appels/contre-appels. On peut donc tout à fait voir Sancho se retrouver à gauche lors de la projection comme sur la première situation sans que cela choque quiconque. Sur le schéma ci-dessous, on constate une nouvelle fois l’extraordinaire supériorité numérique à la récupération couplée à un déplacement axial de Julian Brandt qui lui offre l’opportunité de trouver Sancho dans la profondeur tandis que Marco Reus occupe les centraux adverses. La détresse du latéral gauche du Herta Berlin reflète assez bien le danger d’un bloc relativement haut face au Dortmund de Favre tant sa course de repli semble impossible une fois que l’international anglais est lancé. De nouveau, Sancho transforme l’offrande et permet au Borussia de prendre l’avantage dans une rencontre jusqu’alors plutôt fermée.

La dernière passe selon Favre

Enfin, cette troisième situation de match souligne la qualité du jeu long des hommes de Lucien Favre. Car, lorsqu’ils ne sont pas attaqués immédiatement à la récupération par un Gegenpressing agressif, les milieux reculés aiment allonger pour trouver les ailiers derrière une ligne défensive adverse qui n’a pas encore eu le temps de se réorganiser. A la limite du hors-jeu, les offensifs prennent de vitesse leur vis-à-vis et viennent défier une arrière-garde surprise par tant de vitesse dans l’enchaînement. La qualité de passe des centraux de Dortmund est d’ailleurs notable dans ce registre, tant Akanji par exemple excelle dans ce domaine à travers son positionnement de libero. Appels, projections, déplacements coordonnés, passes dans le bon tempo, tout est minutieusement travaillé à l’entrainement pour apeurer le bloc adverse, qui se prépare à souffrir pendant 90 minutes.

La passe cachée et les transitions rapides made in Bundesliga

C’est l’émanation d’un travail d’orfèvre, d’une volonté de gagner en précision dans la réalisation à chaque rencontre. La récupération n’est alors plus une phase qui marque simplement le passage du “sans” au “avec” ballon. La récupération est un art chez les équipes de Lucien Favre. Elle incarne cette faculté extraordinaire qu’a le technicien Suisse de permettre à ses joueurs d’être constamment préparés à toute situation pouvant se produire à probabilité variable. Un jeu d’anticipation au sein duquel peu de coach peuvent rivaliser. Toutefois, cela exige des joueurs un niveau de performance à la hauteur des ambitions de leur boss, que certains sont tout simplement dans l’incapacité de maintenir à long terme. A l’instar de Marcelo Bielsa, Lucien Favre est incroyablement exigeant, et sa volonté de contrôler toutes les phases de jeu pèse parfois sur des acteurs bridés non pas dans leur créativité mais dans l’essence de leur jeu en tant qu’individu. Une source de problèmes pour le Mister Rhénan ?

Faire jouer malgré les difficultés

Si l’état des lieux est loin d’être aussi alarmant que peut le prétendre la presse européenne, les résultats ne sont pour le moment tout de même pas à la hauteur des ambitions folles du club cette année. Face aux difficultés éprouvées par le Bayern en championnat, la saison 2019-2020 a tout de l’opportunité rêvée pour le Borussia de renouer avec son passé glorieux. Un titre tant attendu par les fans qui pêchent par excès d’impatience. Mais les faits sont là. En Champions League, dans le groupe du Barça et de l’Inter, les hommes de Favre s’en sortent miraculeusement bien d’arracher la qualification lors de la dernière journée. Un achèvement en trompe l’oeil car Antonio Conte a manqué son rendez-vous face à un Barça plus que remanié lors de la 6e journée, et Dortmund échappe de peu à deux reprises au piège du Slavia Prague pourtant parfaitement tendu. Avec 8 buts encaissés pour 8 marqués en six rencontres, couplés à deux défaites et un nul pour seulement une victoire face à ses concurrents pour la qualification en 8èmes, les allemands n’ont clairement pas convaincu.

En Bundesliga, la donne est légèrement différente. Le Borussia impose son jeu et la cadence de ses matches, mais souffre d’une inconstance chronique depuis l’entame de la saison qui lui a notamment fait défaut lors de la 3e journée face à l’Union Berlin (défaite 3-1). Offensivement, les statistiques sont rassurantes : avec plus de 40 buts inscrits, les hommes de Favre disposent d’une des meilleures attaques du championnat bien que les expected goals démontrent une légère sous-performance au niveau de la finition. Toutefois, les 22 buts encaissés par la formation rhénane posent question et amènent justement le technicien Suisse à opter pour ce 3-4-3 avec un libero positionné un cran en dessous du duo Witsel-Weigl ou Brandt-Weigl. La défense est encore bien trop perméable pour viser le titre, et la lourde déconvenue face aux Bavarois 4 à 0 en témoigne aisément. Le pari tactique risqué du technicien Suisse visant à créer le surnombre à la récupération s’était notamment retourné contre lui lors de la rencontre en fragilisant nettement son arrière-garde lorsque la phase de pressing se soldait par un échec. Et la récente baisse de forme de son portier Roman Bürki n’arrange rien tant il semble distancé par Sommer, Gulácsi et Neuer à son poste.

Favre viré ?
Lucien Favre doit-il craindre pour son avenir outre-Rhin ?

Par ailleurs, bien au-delà des déconvenues liées à des contextes particuliers et à la méforme de certains joueurs, le management de Favre souffre certainement de son extrême exigence. Proche de l’excès parfois, elle est probablement à l’origine de cette incapacité qu’ont ses équipes de réussir à tenir une cadence infernale sur la durée. Rappelons nous de Nice qui craque lors de la saison 2016-2017 et devient finalement arbitre du duel entre l’AS Monaco et le PSG pour le titre en fin de saison. Ou bien tout simplement de son Borussia, l’an dernier, qui après un départ canon n’a pas su maintenir un niveau de performance aussi élevé que ce qu’avait espéré le Mister. A force de perdurer dans des méthodes d’entraînement particulièrement énergivores, il semblerait que, bien qu’il conserve le soutien d’un groupe uni, le technicien Suisse perde de son emprise sur les joueurs individuellement. En témoigne notamment le comportement récent de Jadon Sancho dont le départ semble plus que probable cet hiver. Pourtant, déontologiquement, il convient de prendre le problème dans l’autre sens et de s’interroger sur la qualité des effectifs mis à disposition de Lucien Favre. Dispose-t-il réellement des moyens pour traduire ses ambitions de jeu sur le carré vert ? Son jeu correspond-il aux qualités de son groupe actuel ? Est-il tout simplement trop ambitieux ? Délaisse-t-il le pragmatisme au détriment du résultat ?


Alors qu’attendre du choc face au Paris Saint-Germain de Thomas Tuchel ? Si Février est encore loin en ces périodes de fêtes et s’il est difficile de statuer sur le résultat d’un match sans connaître les états de forme récents des deux formations ainsi que les joueurs blessés, suspendus voire ayant quittés le club, le duel entre les deux tacticiens promet d’être électrique. Tuchel est également un adepte de cette flexibilisation tactique et son système de jeu est assez imprévisible de match en match. Tous deux sont en effet amateurs de jeu direct, de pressing et contre-pressing aussi intelligents que mesurés, ainsi que de possession haute et non-stérile. On peut toutefois raisonnablement estimer que le Suisse souhaitera laisser le ballon aux parisiens et attendre pour mieux contrer avec un bloc médian et un fond de jeu basé sur une philosophie du résultat. En somme, Dortmund risque de paralyser le jeu parisien en permutant sans cesse de joueurs dans l’entrejeu pour priver Veratti de ballons à fructifier et museler Neymar au maximum, si tenté qu’il soit présent. Si Mbappé et Icardi sont privés de ballons, les calculs seront revus et Tuchel sera contraint de renforcer son entrejeu avec possiblement Sarabia ou Herrera, qui ont tout des recrues estivales parfaites pour ce genre de rencontre primordiale. Une belle opposition en perspective…

Jules Grange-Gastinel

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