L'humeur de la rédac'Passe D

Est-on obligé d’aimer le “beau jeu” ?

La parenthèse désenchantée de la trêve internationale à trois matchs, sous l’égide de la Ligue des Nations, se referme à peine que le championnat reprend ses droits. Le contenu des matchs de sélection, et notamment ceux de l’Equipe de France, sujet qui revient à chaque trêve, donne lieu aux débats les plus enflammés avec en fond le concept de “beau jeu”. Retour sur une notion et un débat souvent biaisés.


Le “beau jeu” oui ! Mais c’est quoi ?

D’accord pour cette fois, mais juste un verre. Ça n’est pas le début d’une histoire d’amour, quoique, mais le début d’une soirée de qualité entre amis. Autour d’un verre de vin, dans un bar ou au stade, la tentation de rentrer dans d’interminables démêlés sur le “beau jeu” est immense. Mais le sujet est trop important et doux à l’oreille pour ne pas se défaire de ce carcan.

Chacun a une idée du beau jeu et pourtant, personne n’est en mesure de lui donner une définition qui fera l’unanimité. Se prévaloir d’un échange de qualité quand l’énoncé est aussi obscur revient à jouer un match sans ballon. Ou jouer à un match huis clos. C’est sympa, mais c’est vite triste.

Kant semblait pourtant avoir donné le la en matière de beau, en distinguant l’agréable, plaisir personnel lié à nos intérêts, du beau, à savoir la contemplation pure désintéressée. Mais en parlant de désintérêt et d’intérêt se pose implicitement la question toujours vive de l’objectivité.

Il va sans dire que tous, nous sommes déterminés culturellement et socialement dans nos goûts et nos choix. Pas sûr par exemple qu’un spectateur chinois et son compère autrichien aient la même définition de ce qui est beau en art, quoique, et dans le football surtout. D’un point de vue métaphysique, nous ne sommes pas libres et ne pouvons être ni fiers, ni très honteux de ce que nous sommes. Nous sommes agis, plus que nous agissons, comme le veut l’adage.

Religion du beau jeu et dictature du résultat

Cette éternelle controverse a souvent été le lieu d’une opposition binaire entre “romantiques” adeptes de la possession et pragmatiques pour qui la fin justifiait les moyens. En dehors de sa dimension manichéenne, ce débat fait surgir la fameuse question du “jeu de possession“. Mot vide de sens par excellence, l’idée que l’on s’en fait est le Barça de Guardiola et ses quelques 70% de maîtrise du ballon. Un différend qui ignore une réalité pourtant très terre à terre : un match ne se joue qu’avec un seul ballon. Guardiola lui-même préfère qu’on parle de jeu de position. Et à l’inverse, il n’y a rien de plus réducteur que de dire d’un entraîneur qu’il ne veut surtout pas du ballon.

Les entraîneurs sont des artistes qui peignent un style sur une toile vierge pour des observateurs, qui décident ou non d’acheter leurs tableaux. En cela, et par le vide que représente cette expression, la religion du “beau jeu” est tout sauf fondée. Fort heureusement, tout les férus d’art ne s’émerveilleront pas devant du Basquiat et préféreront par exemple Albert Bierstadt. Comme un petit pont peut être autant apprécié qu’un tacle réussi et esthétique.

Reste la notion d’efficacité. L’efficacité, c’est le bien fait, pas la satisfaction. Non pas qu’un jeu efficace ou un tacle réalisé efficacement ne puissent être appréciés, mais le fait d’être efficace dit d’une équipe ou d’un joueur qu’elle réalise bien, pas qu’elle est esthétique.

Luis Enrique, Guardiola, Mourinho, Blanc, Cocu: Champions, ils ont été  influencés par le Barça - Eurosport
De gauche à droite, Cocu, Luis Enrique, le Special One et Pep Guardiola. Outre l’allure pour le moins charismatique et originale qu’ils partagent, les 4 hommes sont liés par leur passage à Barcelone et 4 philosophie différentes.

Alors, bien jouer ou gagner ? Ni l’un, ni l’autre. Ou plutôt et l’un et l’autre. L’un comme cause l’autre comme finalité. Derrière cette injonction à trancher, se cache en fait le commandement pour les amoureux d’un football bouillonnant à choisir entre, ou bien le non-sens de dire qu’on ne veut pas gagner, ou bien abandonner ses idéaux.

Marcelo Bielsa se refuse à cette dichotomie : “Je ne suis pas d’accord avec le fait de séparer gagner et bien jouer. Je crois que cela devrait prendre la forme d’une affirmation, bien jouer pour gagner, pas une question offrant deux options“.

“Il n’y a pas de chemin plus court et agréable (vers la victoire) que la beauté du jeu”

Marcelo Bielsa.

Les deux faces de cette pièce sont d’autant plus ridicules qu’elles n’ont comme options que des positions caricaturales au possible. D’une part la dictature incessante du résultat, renforcée par la peur de l’aléa sportif, qui veut que le contenu n’ait aucune importance au même titre que le plaisir procuré.

Culte auquel on répondra de rentrer au stade à la 89ème minute, regarder le tableau d’affichage, et repartir. Mieux, de ne pas s’embêter à regarder les matchs et juste ouvrir le journal à la page résultats le lundi matin au bureau. Pour les plus jeunes, entendez ouvrir l’appli “flash résultats”.

André Villas-Boas s’est par exemple targué depuis un moment, par pure protection de son groupe ou non, du fameux “peu importe si le contenu est mauvais car on gagne“. Une formule qui en oublierait presque le caractère éphémère de la victoire et à quel point le succès n’est qu’un mensonge sur la réalité. Pire, à quel point ne pas prêter attention au contenu est une insulte au fond tant il vous rattrape toujours.

D’autre part, une posture intellectuelle, pas plus réjouissante, qui laisserait à rendre acceptable la défaite, mieux la chérir sous prétexte qu’elle dirait quelque chose de notre monopole du bon goût. Arsène Wenger l’expliquait ainsi : “Si vous trouvez un entraîneur qui vous dit « je préfère une défaite », il ne faut pas qu’il rentre dans ce métier. La victoire te donne le temps de corriger ce qui n’a pas été. Il faut aussi prendre les petites victoires. La défaite remet en question tout ce que tu as fait“.

“Gagner vous permet de gagner du temps et de convaincre”

Arsène Wenger lors d’une conférence à l’USI.
Dessin d’Arsène Wenger, symbole d’Arsenal, formateur hors-paire et empreint d’un jeu de redoublements de passes. Via “jedessine.com” .

Mais Wenger pousse l’exigence encore un peu plus loin : “Dans un grand club l’entraîneur doit avoir l’ambition de gagner avec style parce qu’il faut que ça soit une expérience pour les supporters. Quand ils se lèvent le matin, il faut qu’il y ait l’espoir qu’au moins tu essaies de lui donner quelque chose de spécial. Lui ,il est perdu dans son quotidien plat, il faut qu’il ait l’espoir de vivre quelque chose de spécial”.

Des mots qui ne sont pas sans rappeler ceux de Marcelo Bielsa : “Les travailleurs travaillent, les supporters ressentent. C’est pour cela qu’on ne peut pas leur offrir que le résultat“. On notera qu’Arsène Wenger parle de style, ce qui prouve bien qu’il s’agit de proposer quelque chose.

Débat biaisé, pas de débat ?

Dans ces conditions, en bon opportuniste qu’il est – dans le bon sens du terme -, Didier Deschamps prend son téléphone et nous interpelle : “Mon Equipe de France a un style : un bloc médian, l’équilibre plutôt que le déséquilibre, s’adapter et attendre les erreurs adverses et jouer dans la verticalité. Elle a même un système de jeu ancré. Mieux, on gagne et nous serons favoris à l’Euro. Alors pas de débat “.

Pas si vite Didier. Effectivement, l’Equipe de France semble avoir un style, certes pas évident à définir, tant vous êtes peu bavard en conférence de presse, mais a priori existant. De même, Conte avec son système à 3 derrière, ses pistons, ou Simeone, avec son pressing à l’intérieur du bloc et son 4-4-2, ont un style. D’autres encore. Et indéniablement, ça gagne.

Et alors quoi, parce qu’on gagne on ne débat plus ? On perd tout esprit critique et se contente de relayer les éléments de formes ? Comptez sur nous pour débattre. On vous l’a dit, verre de vin à la main ou au bar après le stade, la soirée ne fait que commencer et sera longue. Alors asseyez-vous, servez-vous un verre de Suze, de Ruinard, de Pétrus, de jaune ou que sais-je et tendez l’oreille.

Avoir un style suffit à se faire aimer d’une certaine partie des observateurs, pas à faire l’unanimité. Que le fait d’aimer ou non ce style soit subjectif n’interdit pas une discussion tactique à son sujet quand la lumière se fait basse. Et c’est là que devient intéressante la joute verbale.

Didier Deschamps, ici en train de préparer l’entraînement, lors du dernier rassemblement des Bleus.

Et puis cher Didier, vous le savez mieux que quiconque, en amour comme en football, l’émotion procurée enivre et déforme la perception. La victoire de 2018 lors de la Coupe du monde a plongé tout un pays dans l’ivresse collective d’un soir. Mais entre nous Didier, si ça n’était pas votre équipe et votre métier, êtes-vous sûr que vous regarderiez à nouveau tous les matchs ?

Face au Pérou, au Danemark, voire dans certains matchs à élimination directe, qu’on nomme “matchs tactiques” par euphémisme pour ne pas dire qu’on s’est ennuyé par séquences, tout n’a pas été rose. De cela, de votre style, mais tout autant du style de Klopp, Pochettino ou n’importe quel autre entraîneur, on peut discuter.

On entend déjà au loin les entraîneurs les plus minimalistes vouloir prendre le train en marche. Que Conte, Simeone, Mourinho ou DD se rassurent, personne n’osera mettre dans le même panier les adeptes du bus, parce qu’ils ne savent pas faire autre chose, et les styles uniques en leur genre des précédemment nommés.

“Gagner, convaincre, divertir” : football protagoniste et identité

Concéder qu’il est possible d’aimer différents styles ne prive pas de départager des styles qui, à l’évidence, ne sont pas équivalents et n’exigent pas le même travail. Marcelo Bielsa propose par exemple de faire la distinction sur la “noblesse des moyens utilisés” . En avril 2019, lors d’un Leeds-Aston Villa décisif pour la montée dans l’élite, l’Argentin avait par exemple ordonné à son équipe, avec la fermeté qui le caractérise, de laisser les Villans marquer.

Une action aussi élégante qu’un déhanché d’Enzo Francescoli ou Sugar Ray Leonard, qui faisait suite à un but inscrit par Leeds, alors que l’équipe de John Terry s’était arrêtée de jouer, des joueurs étant restés au sol. Pour une formule qui paraissait floue, voilà une idée claire de ce que pourrait être la “noblesse des moyens utilisés” . Et par opposition, de que pourrait être une équipe pour qui la fin justifie les moyens.

Plus significativement, défendre implique un nombre de notions tactiques et défensives établi et presque fermé. Quand les notions sont infinies pour attaquer. L’offensive suppose la création donc le talent, chose qui n’est pas donnée à tous. Défendre, et non pas jouer au poste de défenseur, repose sur des notions telle que la volonté, l’envie. Pas seulement mais notamment, et de façon significative.

Roberto de Zerbi, chef d’orchestre de Sassuolo, partisan d’un football offensif et débridé.

Gagner, convaincre, divertir“, la formule est de Sacchi mais pourrait s’appliquer à un catalogue, puisque nous sommes en période de Noël, important d’entraîneurs en Europe. Parmi eux, Imanol Alguacil, leader en Liga avec la Real Sociedad, et son jeu léché. En Italie, l’Atalanta de Gasperini, dont les défenseurs centraux jouent comme de véritables attaquants, se projettent, au service du génie d’artistes comme Papu Gomez.

Son compatriote Roberto de Zerbi, qui dit lui-même passer 80% de son temps à l’entraînement à travailler des mouvements offensifs (et on le comprend avec des interprètes comme Locatelli), n’est pas en reste. Le Leeds de Bielsa, son enthousiasme qu’importe l’adversaire du jour et son pressing, mais aussi Brest en L1, montrent que l’on peut produire un autre football, quels que soient les moyens. L’Ajax et Manchester City, fut un temps, complètent la liste à leur tour.

Autant d’équipes qui remplissent les critères du football protagoniste qui, selon la célèbre définition de Juanma Lillo, veut qu’une équipe se définisse par son identité de jeu et l’impose partout où elle joue. Une euphorie qui suscite pourtant une surprenante aigreur à chaque défaite ou contre-performance, comme si pour ces équipes était interdite la défaite. Une exigence qui, semble-t-il, est réservée à ces seuls entraîneurs.

Alors après ce dernier verre, qui se devait d’être le dernier mais fut en fait celui d’une longue série (entre nous, on le savait), l’ébriété est proche. Pas celle qui nous donnera un mal de tête le lendemain, mais celle qui nous dit qu’on a passé une bonne soirée. Non pas que le débat soit d’une qualité sans précédent, il suscitera encore la perplexité et la contrariété, mais il fut passionné. Et peut-être un peu moins biaisé. Et s’il a pu engendrer un nouvel élan, alors on se donne rendez-vous à la prochaine trêve internationale ou pour un match de championnat. De toute façon on reviendra, ce n’est pas que le vin était bon, mais c’est pour ces moments que nous vivons.


Photos : OneFootball/Imago

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