Tactique

Sassuolo, le protagonisme à son paroxysme

Pour les observateurs assidus du ballon rond, la saison 2019-2020 aura incontestablement été celle du couronnement du football protagoniste. De Gasperini à Bielsa en passant par Lampard et De Zerbi, les épopées romantiques furent aussi nombreuses que singulières. Elles ont bien évidemment témoigné d’une volonté de pratiquer un jeu collectif exaltant, mais surtout du désir de créer une émotion particulière chez le spectateur. Une émotion que seul l’entraîneur protagoniste saura reconnaître.

Comme pour marquer l’occasion, Roberto De Zerbi s’est longuement confié à Caviar. Le Mister revient ainsi sur la belle saison des neroverdi tout en posant les enjeux de ce nouvel exercice. Un échange philosophico-tactique à retrouver dans notre édition V : “Le match et la plume”.


Pour les moins initiés à notre traditionnelle rubrique, un bref rappel de ce qu’implique le « protagonisme » dans notre sport n’est peut-être pas si futile. Bien que chaque technicien ait sa vision du protagonisme comme approche de la rencontre, ce dernier implique généralement une domination territoriale, psychologique et physique sur l’adversaire, par le biais d’une mise en place tactique qui favorise de longues séquences de possession de balle, des attaques placées dans les petits espaces et un jeu de position enraciné dans le camp adverse. En bref, l’entraîneur protagoniste souhaite que son équipe soit la principale actrice de la rencontre, celle qui en définit le rythme et les contours. Et Roberto De Zerbi en est très certainement l’incarnation la plus fidèle aujourd’hui.

Sassuolo, un hommage à Rinus Michels

Toute la logique du « De Zerbi Ball » pourrait se résumer en trois mots : faciliter la construction. La création d’espace est le centre névralgique du jeu avec ballon du Mister, rendue possible par la multiplication de solutions courtes. Le joueur est en mouvement presque constant, avec pour consigne de fluidifier le jeu de son équipe et de lui permettre de progresser balle au pied. Et une fois le partenaire trouvé face au jeu, les mécaniques de création traditionnelles refont surface. Triangles de jeu, appels dans les petits espaces et recherche du troisième homme font parties intégrantes des consignes du technicien. L’équipe se mue alors en un nuage où les redoublements de passes font la part belle au mouvement (du cuir et des acteurs), comme le témoignage d’un lointain héritage ajacide, celui de son ancien entraîneur Rinus Michels, inventeur du totaalvoetbal, ou football total lorsque francisé.

Une conception protagoniste de la confrontation qui encourage Sassuolo à attirer l’adversaire dans sa moitié de terrain, pour mieux jouir de ces fameuses options de passe qui libèrent de l’espace dans le dos. On observe ainsi, à chaque rencontre, une affluence singulière de neroverdi entre les lignes, au jeu corporel qui respire le désir de recevoir le sésame du jeu de position. Une communication parfaitement travaillée, qui rend le célèbre « je donne, je redemande » presque obsolète tant il devient évident. La vitesse de progression avec ballon s’accroît au fur et à mesure que les acteurs rendent palpable cette notion de « mouvement constant ». Quand il n’a pas le ballon, le neroverde doit être en capacité de le recevoir ou bien de déséquilibrer le bloc adverse par un appel tranchant qui emporte avec lui un ou plusieurs défenseurs.

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Tout comme son homologue néerlandais, Roberto De Zerbi considère la gestion du tempo comme primordiale dans ses phases de création. Ses offensifs décrochent beaucoup, demandent le cuir dans les pieds, créent des décalages et du mouvement dans l’optique de se frayer plusieurs chemins vers le but adverse. La ligne commune devient alors cette recherche de l’espace pour distancier le vis-à-vis de la zone de création. Lorsque le joueur dispose d’un espace suffisant pour déclencher une passe ou réaliser un contrôle de balle, il a par la suite le temps de se retourner et de faire face au jeu. A l’inverse, lorsqu’il est marqué de trop près, il lui est impossible de participer à la séquence de création de manière efficiente. De Zerbi incite donc ses protégés à considérer le temps comme un précieux sésame, qu’il faut savoir mettre à profit tandis que l’équipe construit patiemment ses offensives.

La construction en guise d’étendard

Aucune star du Calcio ne figure dans l’effectif du technicien italien. Et pourtant, il n’est pas question de ressortir autrement que par une succession de passes courtes depuis Consigli, le gardien de but. Repartir proprement depuis sa surface n’est pas réservé à l’élite technique du football : voilà ce que De Zerbi s’efforce à démontrer match après match. A l’instar de Pep Guardiola, le Mister défend l’idée qu’une sortie de balle réussie est la garantie de créer une occasion grâce au déséquilibre provoqué dans le bloc adverse.

Dans cette configuration, le portier devient un point de fixation pour les centraux. Il permet de gagner du temps alors que les premiers relanceurs parviennent à offrir des solutions en sortant du marquage imposé par le pressing adverse. De nouveau, les notions de temps et d’espace sont essentielles pour comprendre les clefs du « De Zerbi Ball ». Ici, l’objectif est d’assurer une supériorité numérique au sein du premier circuit de relance, de sorte à contraindre le bloc adverse à céder sur ses phases de pressing haut. Le décalage est donc initié dès la passe d’Andrea Consigli.

Le déplacement des milieux relayeurs vers les ailes permet ensuite d’écarter le circuit de passes, ce qui dégarnit mécaniquement l’axe. Le jeune Manuel Locatelli, souverain incontesté de l’entrejeu neroverde la saison dernière, est d’ailleurs un maître en la matière. Et, lorsque le central sert le second relayeur, celui-ci écarte immédiatement le jeu pour finaliser le décalage. Une ligne de pressing est cassée, avec brio, et un simple « passe et suit » suffit bien souvent à matérialiser ce décalage en une occasion de but, notamment par le biais d’un centre du latéral.

Ces sorties de balle propres, dépourvues de tout dégagement, sont en quelque sorte la consécration de l’identité collective du Sassuolo de Roberto De Zerbi. Car, en exigeant autant de ses protégés, l’entraîneur participe activement à la progression d’un effectif jeune et inexpérimenté, aux effets bénis sur le long terme pour l’institution. Ces séquences permettent donc d’élever le niveau de jeu d’une formation au perfectionnement constant, la préparant lentement aux enjeux européens qui pourraient rythmer les prochaines saisons du club.

Le protagoniste orphelin

Être protagoniste en phase de possession c’est bien. L’être également lorsque l’équipe adverse fait tourner le cuir, c’est mieux. Sur le modèle de ce qu’a proposé le Slavia Prague de Jindřich Trpišovský en Ligue des Champions, Sassuolo se veut une équipe qui n’a pas besoin du ballon pour être la principale actrice de sa rencontre. Placement intelligent, transitions défensives huilées, système de pressing optimal… tant de paramètres qui dénotent l’existence d’une idée de jeu globale sur le plan défensif.

Dans la pratique, le premier effet de ce modèle est une gestion rigoureuse de la profondeur. A la perte, l’équipe doit parvenir à bloquer toutes les options de passe dans le dos de son bloc. Les rôles sont donc strictement répartis derrière, au sein d’un marquage de zone qui vise à réduire au maximum les espaces, auquel s’ajoute un alignement de couverture relativement classique. L’axe est alors bloqué par la densité de joueurs présents, tandis que la dernière ligne se positionne légèrement devant sa surface.

Pourtant, Sassuolo ne pointe qu’à la 13e position dans le classement des meilleures défenses du Calcio, avec un total de 63 buts concédés, soit plus que toute autre équipe de première partie de tableau. En cause, de nombreuses erreurs individuelles de placement, notamment de la part des latéraux accusés par leur technicien de laisser trop d’espace aux ailiers adverses. Un axe de progression clairement identifié donc, à privilégier si la formation de Roberto De Zerbi souhaite accrocher une place européenne dès la saison prochaine. Alors, pour faire la part belle au « De Zerbi Ball » en 2020-2021, Sassuolo devra peut-être réformer quelques-uns de ses préceptes défensifs.

Jules Grange Gastinel

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