L'humeur de la rédac'

Agora, ecclésia et ostracisme

Vue de l’Acropole depuis la Pnyx – Rudolph Müller

Lundi, alors que tout Marseille et les supporters de l’OM de par le monde étaient encore assommés par l’indigente prestation de leur équipe la veille au soir sur la pelouse du stade René Gallice de Bordeaux – match qui a ajouté une rencontre de plus à la série d’absence de victoire en terres girondines – le club a coup sur coup allumé deux mèches dans son combat contre les groupes ultras et plus largement contre l’identité historique du club. Pareil à un Néron qui craquerait des kilogrammes d’allumettes sur une poudrière, Jacques-Henri Eyraud – puisqu’il faut nommer les responsables par leur nom, quand bien même seules les structures prévalent réellement – pensait très certainement remporter une victoire décisive.


La levée de boucliers quasi-générale en a décidé bien autrement. Dans cette bataille à la mort qui semble désormais s’être définitivement ouverte entre des dirigeants complètement décrédibilisés et la masse des supporters (voire des fans tant chéris par Eyraud), il importe de garder la tête froide et une lucidité entière. Être conséquent en de telles circonstances ne se départit pas de deux obligations : caractériser la situation que nous vivons puis tenter d’esquisser un chemin pour l’après puisque selon la si belle définition d’Albert Camus dans son essai éponyme, un homme révolté est certes un homme qui refuse mais assurément pas un homme qui renonce.

L’officielle déclaration de guerre

La fusée enclenchée lundi par le club comportait deux étages bien distincts dans la plus pure logique néolibérale à laquelle l’avatar de Macron servant de président est tant attachée. Le premier, que nous appellerons la farce de la démocratie participative, placé sous le nom d’Agora OM – sans doute dans une volonté de s’arroger les origines grecques de la Cité Phocéenne – entendait recueillir l’avis des fans pour créer un « nouveau mode de supporterisme ». Le communiqué annonçant le lancement de ce projet mentionne une seule fois les ultras pour leur accoler la notion de violence, rayant ainsi d’un trait de plume près de quarante années de mouvement dans les tribunes marseillaises, d’actions sociales, d’animations et de déplacement pour soutenir un club qui aurait très certainement sombré dans l’anonymat depuis longtemps sans ces fanatiques de l’OM.

Le second étage est plus surprenant. Non pas dans le fond de ce qu’il raconte mais bien plutôt dans la temporalité avec laquelle il a été enclenché. Dans la doxa néolibérale, l’on fait mine de consulter pour mieux passer en force – ainsi en a-t-il été du grand débat consécutif à la crise des gilets jaunes par exemple. La singularité (l’erreur ? L’avenir nous le dira) d’Eyraud aura donc été de ne même pas attendre la fin de ce simulacre de consultation pour annoncer son intention de réprimer les ultras. Dans un courrier envoyé par son sbire Hugues Ouvrard il a effectivement mis en demeure les groupes et annoncé que le club souhaitait revoir la convention d’abonnements qui le liait à eux. Bien évidemment, cette annonce n’est que la suite logique de multiples évènements (expulsion des Yankee du stade, sanctions prises à l’encontre des groupes de supporters, amendes, tarifs plus élevés pour les groupes usant de fumigènes etc.) mais cette fois-ci la continuité marque une rupture : la guerre est officiellement déclarée non seulement aux groupes de supporters mais bien plus encore à toute une vision de l’Olympique de Marseille, ce patrimoine de ceux qui n’ont rien.

La politique de la terre brûlée

Depuis les évènements de la Commanderie, la stratégie menée par Jacques-Henri Eyraud pourrait être définie comme une politique de la terre brûlée – d’un point de vue des sciences politiques il n’est pas usurpé de parler de véritable stratégie du choc. Dès lors, la déclaration officielle de guerre à l’encontre des groupes de supporters et de leur monde s’inscrit dans cette logique qui n’est pas sans rappeler l’analyse de Hannah Arendt à propos des dirigeants totalitaires à savoir leur volonté forcenée d’insulter ceux qu’ils entendent liquider afin de mieux justifier leurs attaques contre eux. Ce faisant, le président de l’OM pratique un jeu extrêmement dangereux qui pourrait bien se terminer par un drame contre lui, ce qui serait une monstruosité absolue.

Dans cette rhétorique du « eux contre nous », rhétorique éculée s’il en est, la seule chose qu’est en train de réaliser ce pyromane est la radicalisation de tout le monde ou presque. Si l’on est conséquent en effet, à partir du moment où celui qui fixe l’agenda parce qu’il détient le pouvoir (pour le moment) explique d’une manière manichéenne à la manière d’un vulgaire Georges Jr. Bush que l’on est soit avec soit contre lui, il ne nous laisse pas d’autre choix que d’entrer en guerre contre lui et contre son monde mortifère. Ce positionnement inflammable a d’ailleurs trouvé sa résonnance dans les prises de paroles d’une large partie de l’échiquier politique marseillais. À trop acculer les personnes relativement neutres on se finit par s’acculer soi-même. Jacques-Henri Eyraud risque fort de le découvrir à ses propres dépens.

L’impensable front commun

Parce que s’il n’a pas réussi grand-chose depuis son arrivée au club – exception faite de la hausse des tarifs en tribunes latérales – il vient de parvenir à atteindre une prouesse que, de mémoire, personne n’avait jamais réussi à faire : réunir un large front commun contre lui. Nous ne ferons pas ici la liste des multiples divisions qu’il y a pu exister au fil de la longue et riche histoire marseillaise entre les différents groupes ultras. Nous ne ferons pas non plus le récit de la ville fracturée qu’est Marseille, ville bien plus inégalitaire que pauvre, malgré la caricature bien trop souvent propagée. Mais, depuis lundi, Eyraud et sa camarilla semblent avoir réalisé l’exploit de coaliser contre eux les élus de tous bords ou presque, les supporters Marseillais de naissance, de cœur ou d’adoption et même une partie des médias.

L’exploit n’est pas négligeable puisque même la plupart des antennes OM Nation créées par Eyraud en personne ont annoncé leur intention de quitter leur partenariat contracté avec le club. Au moment même où l’on pensait la passion et la ferveur en sommeil voire en état de lente décomposition à l’heure du foot covidé voilà que le bruit et la fureur ont repris leur place comme acteurs principaux de l’histoire marseillaise. Il n’est aujourd’hui plus temps de se chercher des poux, de savoir quels étaient les anti-Eyraud de la veille et ceux du lendemain mais bien de faire un front commun le plus large possible pour dégager la direction et son monde. Bien évidemment la lucidité nous oblige ici à dire qu’il est fort probable qu’un large nombre des élus qui se lèvent aujourd’hui contre Eyraud ne le font pas de manière désintéressée. Ils se voient effectivement offrir une occasion de gagner de la popularité à peu de frais et à quelques mois d’élections départementales et régionales s’annonçant indécises. Mais, de la même manière qu’ils sont cyniques, soyons-le en retour et utilisons-les pour faire porter notre voix, ce qui fera mal à la direction du club c’est bien de voir la fronde grandir.

Ignorer les provocations

S’il ne faut pas sous-estimer le dogmatisme qui se trouve en face de nous – qui comme d’habitude avancera derrière le masque d’un soi-disant pragmatisme – il semble relativement évident qu’Eyraud poursuit une stratégie et un agenda bien précis. Après ses sorties incendiaires le week-end des évènements de la Commanderie il a effectivement disparu des radars. Lundi a donc marqué sa réapparition pour jeter encore plus de jerricanes d’essence sur un feu déjà bien nourri. Il y a fort à parier qu’il espère grandement que certains d’entre nous cèderont à leurs pulsions et lui donneront ainsi l’occasion de se présenter comme une victime voire un martyr, la ritournelle est bien connue.

En conséquence, il importe sans doute plus que tout de garder la tête froide et de faire preuve d’une stratégie plus fine que la sienne. Il attend que nous cédions à la provocation, démontrons bien plutôt que nous sommes capables d’imposer notre propre agenda en le prenant à contre-pied. Le vent de panique qui souffle sur le club actuellement devant le tir de barrage subi par la direction est un préalable mais est loin d’être une victoire, le combat sera long. En franchissant la ligne rouge et en déclarant officiellement la guerre, Eyraud a acté une fracture irrémédiable. Aucune réconciliation n’est plus possible. La seule issue possible est la victoire de l’une ou de l’autre des parties. En ce sens, aussi longtemps que cette direction (et McCourt est bien évidemment inclus dans ce groupe) sera présente la victoire ne sera pas totale.

Refuser le dialogue

Dans cette logique, il est un impératif, celui de refuser le dialogue avec ces tristes personnages. Le boycott de l’Agora OM est un premier pas mais cette dynamique doit être amplifiée. Il faut clairement dire, comme l’ont fait les groupes de supporters dans un communiqué parfait, que ces personnes ne représentent plus rien, ne sont plus les dirigeants de notre club à nos yeux. Parce que c’est sans doute l’une des entourloupes les mieux connus des dirigeants ou régimes mis en difficulté : mettre en place des simulacres de discussions pour mieux temporiser et régénérer leurs forces (notamment médiatiques).

Le communiqué commun des groupes de supporters marseillais

Accepter de discuter avec ces traitres revient à les laisser gagner du temps. Comme le dit magnifiquement Geoffroy de Lagasnerie dans Sortir de notre impuissance politique face à un tel dogmatisme et une dénégation d’une telle puissance, il convient de « rompre avec tout paradigme de la ‘discussion’ voire de la confrontation avec les gouvernants ». Au contraire, « il faut penser l’action politique comme déploiement de stratégies de substitution – car la seule chose que nous pouvons faire en face d’un menteur qui détient du pouvoir, c’est de l’en priver ». Face à une telle offensive de la part d’Eyraud et de ses équipes la seule réponse qui vaille est le combat, on ne discute pas avec ce genre de personnes on les expulse avec fracas et un « crachat dans la gueule » selon le mot de Casey.

Le Hirak algérien en inspiration ?

Si comparaison n’est évidemment pas raison, il peut être pertinent de regarder ce que d’autres mouvements ont réussi à faire en convoquant la force du nombre. À cet égard le cas du Hirak algérien est particulièrement intéressant tant pour les méthodes utilisées que pour les impasses qu’il peut nous éviter. Lorsque le peuple algérien s’est soulevé contre Bouteflika et son régime, la surprise fut grande. Présenté comme apathique et traumatisé par la décennie noire, il était censé se coucher rapidement. Faisant fi de toutes ces prévisions, les Algériens sont descendus dans la rue par millions chaque vendredi jusqu’à obtenir le retrait de Bouteflika.

C’est donc de manière pacifique mais non sans violence symbolique que le peuple algérien est parvenu à obtenir des victoires majeures que personne ou presque ne pensait possible. Malheureusement pour lui, le Covid a coupé net cet élan, le Hirak s’est enkysté et se retrouve aujourd’hui au milieu du gué avec un risque non négligeable de n’avoir pas réussi à changer les structures, seule victoire réelle. Globalement toutes les grandes insurrections ou révolution qui n’ont pas réussi à l’emporter alors même qu’elles étaient situation de le faire ont pêché de ne pas aller au bout de la démarche. Sans doute est-ce là notre plus grand défi, ne pas s’arrêter en chemin au risque que ce qui apparaitrait comme une victoire à un instant donné ne nous conduise directement en enfer.

Marseille, Athènes et Rome

Ce à quoi nous assistons depuis l’arrivée d’Eyraud à la tête du club et qui s’accélère depuis quelques semaines n’est finalement pas une nouveauté dans l’histoire marseillaise. Dans son long et riche passé, la Cité Phocéenne – surnommée la ville sans nom durant la Révolution – a effectivement connu de nombreuses attaques commanditées de l’extérieur mais menées depuis l’intérieur des remparts de la ville. En 1660, pour ne citer que le cas le plus célèbre, Louis XIV entend domestiquer la Cité rebelle et fait construire le fort Saint-Nicolas avec ses canons dirigés vers le centre de la ville et non pas pour la protéger. Marseille, cette ville qui transforme la révolte en grandeur d’après la magnifique expression de Marcelo Bielsa possède une large histoire de rébellion et d’insurrection, bien loin des clichés colportés régulièrement.

En dénommant son absurde gadget Agora OM, Jacques-Henri Eyraud a sans doute tenté de s’inscrire dans l’héritage grec de la Cité Phocéenne. Mon amour immodéré pour la Grèce et la Rome antiques me pousse à ne pas le laisser s’arroger cet héritage. L’agora, dans la Grèce antique, désignait le lieu où se réunissait l’Ecclesia l’assemblée du peuple de la Cité. Eyraud prétend réunir le peuple marseillais avec sa farce de consultation mais depuis lundi, l’Ecclesia se réunit bien un peu partout sur les réseaux sociaux, par message, dans les discussions. Il voulait l’unité du peuple olympien, la voilà qui se construit sous ses yeux mais contre lui. Toujours dans la Grèce Antique, l’Ecclesia pouvait voter l’ostracisme c’est-à-dire l’expulsion pour une durée déterminée, qu’on la prononce donc à son encontre.


Quelques siècles plus tard, la Rome antique n’était pas moins cruelle à l’égard des traitres puisque ce n’était plus l’ostracisme mais bien la mort qui les attendait. Bien souvent, et César en est peut-être la figure la plus paradigmatique, la puissance attisait à la fois l’appétit du dominant et la haine de ses contempteurs si bien que les Romains antiques ont fait passer dans la postérité l’expression Arx tarpeia Capitoli proxima qui est généralement traduite par « il n’y a pas loin du Capitole [lieu du pouvoir] à la roche Tarpéienne [lieud’où l’on précipitait les condamnés à mort] ». En quelques mots comme en mille, le programme de la lutte se résume en une phrase : Exproprier les expropriateurs et liquider la direction avant qu’elle ne nous liquide.

Marwen

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