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“Les groupes de supporters ont pénétré des espaces politiques importants”

Entretien avec le Dr Mark Turner, chercheur à la Southampton School of Sport, au Royaume-Uni. Dans le cadre de notre enquête publiée dans l’édition 9 de Caviar Magazine, ce dernier revient sur l’échec de la Super League et les conséquences de celle-ci pour les supporters.

D’un point de vue sociologique, comment analysez-vous cet incroyable événement qu’a été l’annonce de la création de la Super League ? 

Je pense qu’il est important d’analyser ces événements non pas comme un phénomène unique, mais faisant partie d’un paysage temporel plus large dans lequel de multiples processus économiques, culturels et politiques sont intégrés indépendamment. Depuis plus de 20 ans, il est clair que la classe capitaliste transnationale du football cherche à étendre la mondialisation du football anglais et européen pour exploiter et aliéner les cultures traditionnelles des supporters. La rapidité de la mise sur pied de la Super League était stupéfiante. Mais l’ambition de ces propriétaires, avec une méconnaissance de l’histoire, de la culture et de la tradition, elles-mêmes essentielles à la commercialisation de ces biens sociaux, de ces institutions en tant que “marques” dans le monde, la rendait quelque peu inévitable.

Qu’en est-il de la réaction des supporters ?

Il est devenu clair que ça représentait un moment critique dans la relation qu’ils ont avec le football “moderne”. Dans les mouvements de protestation des supporters, un événement comme l’annonce de la Super League est capable de produire des transformations abruptes mais aussi durables. Les groupes de supporters protestent contre la propriété, la gouvernance et les réformes les concernant depuis plus de 10 ans. La Super League est devenu un levier pour déclencher l’examen indépendant du gouvernement sur la gouvernance du football (fan-led review, cf encadré ci-dessous*). D’importants réseaux et coalitions de supporters avaient déjà été établis il y a dix ou vingt ans, ce qui a été crucial pour mobiliser collectivement et instantanément dans ce cas.

* Le “fan-led review of football governance” est un rapport initié par le gouvernement de Boris Johnson et conduit par la députée conservatrice Tracey Crouch, par ailleurs joueuse et entraîneuse de football. Cette dernière a rencontré des dizaines et des dizaines de groupes de supporters et membres de clubs dans tout le pays. Régulièrement évoqué depuis plusieurs années, et partie intégrante du programme de campagne du Premier ministre en 2016, son lancement s’est fait après l’annonce de la Super League. Cet examen s’inscrit dans un contexte de difficultés financières pour les clubs post-crise sanitaire, de défiance globale des supporters envers les dirigeants, d’une demande accrue de plus de reconnaissance, et de rachat de Newcastle par un fonds saoudien, entre autres. Les conclusions du rapport ont été rendues le 24 novembre (après l’interview avec Mark Turner), et plusieurs recommandations clés en sont ressorties : la création d’un régulateur indépendant, un processus d’analyse plus poussé en ce qui concerne la gouvernance et la propriété des clubs, un “cabinet fantôme” au sein des clubs constitué de supporters devant être consulté régulièrement, un droit de véto sur de possibles modifications historiques (nom, stade, compétitions), une expérimentation d’alcool dans les tribunes, une taxe sur les transferts et une refonte du système de redistribution des richesses, notamment vers le division inférieure.

Les clubs ont bien tenté de faire amende honorable…

Là-encore, les excuses doivent être replacées dans un contexte plus large. Ces clubs envisagent la Super League depuis longtemps et étaient donc probablement convaincus qu’ils réussiraient à cet instant précis. Ils ont certainement sous-estimé le pouvoir de la protestation collective des supporters, ainsi que les tactiques et les ressources spécifiques que bon nombre de ces groupes de supporters possèdent et utilisent. Ils se sont professionnalisés dans leur activisme et ont pénétré des espaces politiques importants. Ils sont bien connectés aux principaux politiciens du Parlement et ont de vastes relations avec des journalistes de premier plan ou d’anciens joueurs de haut niveau désormais dans les médias. Cela montre à quel point ces dirigeants n’ont pas compris la volonté de long-terme d’avoir une meilleure “démocratie des supporters”. Et une fois que l’examen indépendant a été annoncé par le gouvernement, il n’était pas surprenant de voir ces clubs subitement disposés à entamer un dialogue avec des groupes de supporters. Je pense que c’est surtout une stratégie de cooptation plus qu’une véritable réforme significative pour mettre les droits des supporters au cœur des futures prises de décision.

Pensez-vous que les clubs ont de véritables regrets ?

Je pense qu’ils regrettent leur stratégie, plutôt que la Super League elle-même. Ils regrettent d’avoir sous-estimé des facteurs, d’avoir mal interprété le climat politique, de ne pas comprendre que ces groupes de supporters, notamment les “legacy fans” (les supporters dits traditionnels, historiques, reconnaissant l’histoire du club, ses valeurs, qui peut être utilisé de façon péjorative ou sarcastique), ne sont pas une petite minorité. Ils restent au cœur de cette nouvelle consommation du football, car ils sont en réseau avec des groupes de supporters transnationaux plus jeunes à travers l’Europe et dans d’autres pays comme les États-Unis. Le rapport gouvernemental donne l’opportunité à ces clubs de réorienter leur engagement en faveur d’un supportérisme plus démocratique. Les conclusions provisoires (publiées le 22 juillet, NDLR) sur la réglementation et la gouvernance, la réglementation indépendante, la protection des actifs du patrimoine et l’approfondissement de l’engagement des fans, et la transparence, semblent indiquer cela. Je soupçonne que la Premier League et les dirigeants de ces grands clubs chercheront à contrôler cette régulation “indépendante” dans la pratique. Même s’il est important de mettre en évidence certaines inégalités structurelles au sein du football moderne et le manque de redistribution des richesses, toute réforme risque d’être minime par rapport aux changements d’ampleur nécessaires, pour réguler la cupidité inhérente aux clubs et aux divisions d’élite. Ce qui est clair à l’heure actuelle, c’est que ces excuses, ce changement de cap sur l’inclusion des supporters, ont plutôt marché. La saison est lancée, les stades sont pleins, les dépenses ont été sans précédent et la protestation s’est calmée. 

Y a-t-il une vraie union des supporters sur ces enjeux ?

Dans l’histoire de l’activisme des supporters en Angleterre, notamment au cours des trente-cinq dernières années, les manifestations les plus notables impliquant une action directe se sont produites dans des clubs de football spécifiques, tels que Manchester United et Liverpool. Les griefs des supporters sont le plus clairement ressentis dans leur propre club. Il y a eu des événements qui ont provoqué des actions perturbatrices, au-delà de lettres dans des magazines ou de banderoles à l’intérieur du stade. Ces deux clubs ont une forte histoire d’activisme en réseau en raison de leur situation géographique, du contexte et du paysage socio-politique plus large de la Grande-Bretagne après Margaret Thatcher. Beaucoup de ces militants ont des antécédents d’activisme dans des mouvements syndicaux et les fans travaillent dans la fonction publique, la police, la politique et le journalisme, ils disposent d’un riche éventail de ressources et de capitaux. L’Association nationale des supporters de football (FSA) et d’autres groupes ont été des espaces importants pour des actions collectives. Ils ont contribué à favoriser les relations entre les supporters au-delà des problèmes spécifiques aux clubs, et de développer des réseaux, des tactiques fondées sur des coalitions. Ce qu’ils font, c’est qu’ils restent concentrés sur les problèmes inhérents au club, mais ont une force de réseautage et d’interactions pour faire face à un événement critique comme la Super League. Parce que ces relations sont déjà établies au fil du temps, leur capacité à travailler avec efficacité et rapidité est considérable. Mais ces clubs ont tous leurs propres intérêts et les réactions des fans de Man City n’étaient donc pas collectivement les mêmes que celles de Liverpool. Mais cela a créé une tension collective plus large ressentie par ces groupes de supporters face à cette attaque contre la culture traditionnelle des supporters et la structure pyramidale du jeu en Angleterre.

En Angleterre, l’importance du club dépasse le cadre du football…

Je pense que l’aspect le plus dommageable, qui est d’ailleurs devenu une identité collective pour les supporters plus globalement, est l’importance de ces clubs pour leurs communautés. Des groupes de supporters ont travaillé sur divers projets pour des banques alimentaires, la diversité, contre les jeux d’argent, pour la santé mentale, et ceux-ci sont très ancrés dans leurs communautés locales, quelle que soit l’orientation politique. Les supporters veulent continuer à soutenir leur club, ils veulent les voir réussir, signer les meilleurs joueurs, mais ils reconnaissent aussi la dimension sociale, le travail communautaire, et le rôle historique du football dans ces communautés. C’est quelque chose qui est difficile à concilier avec le capitalisme moderne car désormais, les cultures traditionnelles de supporters ont besoin que les cultures transnationales génèrent de nouvelles sources de revenus si ces clubs veulent rivaliser au niveau européen.

Retrouvez notre enquête “Superleague : l’épineuse réconciliation” dans la dernière édition de Caviar Magazine ( https://www.caviarmagazine.fr/produit/caviar-ix-les-pieds-dans-le-plat/ )

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