FootballitikNos feuilletons

(10) : En Algérie un seul héros, le peuple

Political Demonstration in Rome in 1846 – Karyl Bryullov

Vendredi dernier, le 11 décembre, a marqué le soixantième anniversaire d’un soulèvement populaire. En 1960, après plus de six années de guerre, le peuple algérois est effectivement descendu dans les rues par dizaines de milliers pour réclamer l’indépendance du pays. À cette occasion, Mathieu Rigouste a sorti un film retraçant ce soulèvement, film dans lequel figure des images de stades. Ce n’est un secret pour personne, les Algériens font partie de ces peuples qui ont érigé le football en quasi-religion ; les images qui ont suivi le triomphe lors de la CAN 2019 en Égypte ont témoigné de cette passion débordante pour le football et, à intervalles réguliers, nous voyons surgir des vidéos attestant de la folie qui s’empare souvent des tribunes dans le pays.


Cet amour du football a contribué, sans grande surprise, au fil de l’histoire algérienne à en faire un instrument à la fois politique, géopolitique et diplomatique. Souvent présenté comme un opium du peuple – en référence à la célèbre, mais souvent incomprise, phrase de Karl Marx par rapport à la religion – le football est présenté, par certains, comme un outil de distraction des masses, une manière d’appliquer à l’ère contemporaine la fameuse maxime romaine « Panem et circenses » postulant que des pains et des jeux suffisent aux classes laborieuses pour les détourner de la lutte pour l’égalité. L’Algérie participe à fracasser ce mythe.

Football et lutte décoloniale

L’Algérie telle qu’on la connait aujourd’hui est finalement un très jeune pays. Faisant partie des dernières colonies françaises à regagner sa liberté et son autodétermination, en 1962, le plus grand pays d’Afrique par la taille doit une fière chandelle au football dans sa lutte contre le colonialisme français. Avant même la guerre d’indépendance – dont les frontières sont mouvantes : l’historiographie la fait débuter en 1954 alors même que l’on pourrait considérer que les massacres de Sétif et Guelma du 8 mai 1945 marquent déjà le point de départ de ce long conflit – le football a joué un rôle important dans la structuration et l’ancrage d’un mouvement nationaliste. Le Mouloudia Club d’Alger, premier club dont les statuts affirment explicitement qu’il est pour et par les musulmans, voit le jour en 1921 et adopte les couleurs verte, rouge et blanche du drapeau national (et de l’Islam).

Si sur le terrain le club parvient à remporter deux titres de la Ligue d’Alger en 1940 et 1945, c’est bien plus dans les tribunes que la lutte décoloniale s’inscrit. Une multitude de clubs musulmans verront le jour par la suite un peu partout dans le pays et, à chaque fois, rassembleront dans les tribunes des mouvements de contestation à l’encontre de l’ordre colonial. Le football comme outil diplomatique est une chose bien connue de nos jours (relativement nombreux sont les pays être reconnus par la FIFA avant de l’être par l’ONU ou d’autres pays par exemple) mais le FLN a peut-être porté à son paroxysme l’utilisation géopolitique de ce sport. La célèbre équipe du FLN, constituée en partie par des joueurs stars du championnat de France, Mustapha Zitouni et surtout Rachid Mekhloufi en tête, organisera une tournée un peu partout sur la planète qui lui permettra notamment de rencontrer Hô Chi Minh et jouera un rôle majeur dans le prestige de la révolution algérienne.

Bis repetita ?

Durant la guerre d’Algérie, l’un des principaux slogans entonné était le célèbre « un seul héros, le peuple ». Celui-ci semble connaitre depuis un an et demi une cure de jouvence. Depuis le 22 février et le surgissement soudain du Hirak dans les rues d’Algérie – Hirak malheureusement en sommeil dans la rue depuis l’arrivée du nouveau coronavirus – a ébranlé le pouvoir en place, sans toutefois l’abattre. Conséquence de la volonté du pouvoir de faire élire une nouvelle fois Abdelaziz Bouteflika dont peu de personnes connaissent réellement l’état de santé, ce soulèvement populaire a abouti au retrait de la candidature du désormais ex-président, à la convocation d’un référendum boudé par les électeurs et a depuis laissé la place à une répression implacable.

Même si la situation d’aujourd’hui n’est plus porteuse d’espoir au même titre que celle d’il y a quelques mois, ce qui s’est produit en Algérie est sans précédent. L’on pensait le peuple algérien anesthésié et apeuré par le souvenir traumatique de la décennie noire. Par millions les Algériennes et les Algériens ont prouvé qu’il n’en était rien. Dans cette prise de conscience, les ultras des clubs de foot ont joué un rôle central. Évidemment rompus aux affrontements de rue avec les forces de l’ordre ils se sont mués en protecteurs des manifestations mais, plus largement, il ne me semble pas usurpé de dire qu’ils ont mené une véritable bataille culturelle contre le pouvoir en place pendant bien des années et qu’ils ont été l’un des catalyseurs du Hirak.


Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la Casa del Mouradia, un chant des Ouled El Bahja, ultras de l’USM Alger, est devenu l’hymne du Hirak. Une preuve de plus que le One, two, three, viva l’Algérie dépasse largement le cadre des stades pour s’ajouter au non moins célébre Tahia El Djazair.

0