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Pour la beauté du geste : Leônidas et son tour en bicyclette (1/4)

L’individualité n’a jamais autant brillé dans un sport collectif que dans le football. Elle se différencie par ses statistiques, ses actions décisives, son charisme. Mais surtout un joueur peut marquer l’histoire par un geste technique , unique, auquel il donnera son nom à tout jamais ou qui l’aura popularisé aux yeux du grand public. C’est le cas de Leônidas da Silva qui démocratisa largement la bicyclette lors du Mondial 1938 en France.


12 juin 1938, Parc Lescure de Bordeaux – le Brésil affronte le Tchécoslovaquie en quart de finale de la Coupe du Monde. L’opposition est a priori alléchante entre deux équipes prolifiques et pratiquant du beau jeu. Les spectateurs bordelais vont être servis car les sélections se livrent un match d’anthologie. Et pour cause : appelée aujourd’hui la « Bataille de Bordeaux », la rencontre s’est distinguée par sa violence, mais aussi par sa pauvreté technique. Côté tchécoslovaque, le gardien František Plánička se casse le bras droit tandis que l’inter Oldřich Nejedlý se fracture la jambe droite. Le demi Josef Košťálek, lui, sort du terrain, touché à l’estomac. Mais le portier – capitaine finaliste de la dernière édition – reste sur le rectangle vert jusqu’au bout. Les sud-américains ne sont pas en reste puisque les avant-centres José Perácio et Leônidas sont eux aussi blessés et ne peuvent terminer la prolongation. Des joueurs sont aussi expulsés oralement par l’arbitre, alors même que les cartons jaune et rouge ne sont pas encore inventés (deux brésiliens et un tchécoslovaque). Le score final est finalement de 1-1, les tirs au but n’existant pas, le match sera rejoué.

Leônidas, le ballon aux pieds, durant la bataille de Bordeaux entre le Brésil et la Tchécoslovaquie au Mondial 1938 (GQ Magazine)

Leônidas, le roi du mondial

Ce n’est pas tant l’apprêté de la confrontation qui la rendit légendaire, mais l’attaquant auriverde Leônidas qui offrit au public bordelais, au cours de la prolongation, une retournée acrobatique magistrale jusqu’alors jamais vue en Europe. C’est ce qu’on appela la bicyclette – son exécution rappelant le mouvement d’une roue de vélo. Si l’action ne donnera rien, elle marqua fortement les esprits pour ceux l’ayant vu en direct. Ce geste paraissait comme suspendu dans le temps et invraisemblable, dans une zone aérienne où le pied n’avait rien à y faire. Raymond Thourmagem, journaliste à Paris Match, immortalisa l’instant sur le papier :

« Cet homme est un véritable élastique. Au sol ou dans les airs, il possède le don diabolique de contrôler peu importe où il se trouve et de déclencher un tir violent au moment où l’on s’y attend le moins […]. Et quand ses adversaires pensent le dominer, il se met en position horizontale, les pieds étendus, comme une flèche dans l’air. Dans cette position, Leônidas exécute un mouvement de ciseau avec ses jambes, dos au but. Quand Leônidas marque, on croit rêver, on se frotte les yeux. Leônidas est de la magie noire. ».

Celui qu’on appelle le « diamant noir » est en effet un joueur hors-norme pour l’époque. Il est l’arme fatale du Brésil devenant le meilleur buteur du Mondial que son équipe achèvera à la 3ème place. Il ouvrit également la voie à d’autres futures stars offensives brésiliennes comme Pelé ou Garrincha. Jerry Wienstein, sur le site de la FIFA, le décrit de la sorte : “Il était aussi rapide qu’un lévrier, aussi agile qu’un chat, et semblait ne pas être fait de chair et d’os du tout, mais entièrement en caoutchouc”. Il ajoute : “Il était infatigable dans la poursuite de la balle, sans peur et constamment en mouvement. Il ne concédait jamais la défaite. Il tirait sous n’importe quel angle et dans n’importe quelle position, et compensait sa petite taille par des contorsions incroyables, exceptionnellement souples, et des acrobaties impossibles”.

Leônidas marque un but sur une bicyclette avec son club de Sao Paulo FC (Alberto Sartini)

Lorsqu’il exécute sa bicyclette, le natif de Rio de Janeiro n’en est alors pas à son coup d’essai puisqu’il l’a déjà effectuée au cours de sa carrière en club. Il n’en est pas non plus à son premier fait détonant dans la compétition. En huitième de finale face à la Pologne, après une mi-temps où il marque un but, le Brésil mène 3 à 1. A la reprise, la pelouse de la Meinau est détrempée par la pluie battante. Chaque pas demande un effort de plus, chaque passe une once d’abnégation supplémentaire. Mais l’attaquant brésilien s’adapte à toute situation et ôte ses chaussures afin de se mouvoir avec plus d’aisance. L’arbitre exige toutefois qu’il les remette afin que la partie reprenne. Et contre toute attente, le match prend une tout autre envergure, se terminant sur le score de 6 à 5 en faveur des Jaunes et Verts après les prolongations – Leônidas y allant de son triplé.

Le diamant noir fut également décisif lors de la rencontre rejouée contre la Tchécoslovaquie – gagnée 2-1 par le Brésil. Figure de proue de l’équipe, son absence durant la demi-finale face à l’Italie ne fit que souligner davantage son rôle prépondérant. Certains ont pu dire que le sélectionneur de l’époque, Adhemar Pimenta, écarta l’attaquant de l’équipe par excès de confiance, en vue de le reposer pour la finale. Il est plus probable qu’il fut mis au repos forcé suite à la difficile double confrontation des quarts de finale – sorti sur blessure lors de la fameuse « bataille de Bordeaux ». L’Histoire retiendra que c’est l’Italie menée par Silvio Piola et Giuseppe Meazza qui gagna cette édition du mondial contre la Hongrie.

Le parcours du Brésil finit toutefois en beauté, sur une victoire lors du match pour la troisième place contre la Suède – avec un doublé de l’inévitable Leônidas da Silva. Ce dernier est élu meilleur joueur du tournoi, auteur de 7 buts. Si l’Argentin Guillermo Stábile avait déjà marqué 8 pions lors de la première édition de la compétition en 1930, le Brésilien est la véritable première star d’un mondial. Non seulement sur le terrain mais aussi en dehors, devenant l’idole des spectateurs français.

La bicyclette, un geste taillé pour le diamant

La bicyclette, le ciseau, le retourné acrobatique, tant de noms pour désigner un geste gracieux et puissant à la fois, bravant les lois de la physique et de l’apesanteur. A posteriori, il apparaît comme évident qu’un joueur tel que Leônidas soit celui qui l’ait popularisé en Europe. D’une part, il reprend l’héritage du football sud-américain technique et léché. Ce geste inventé par le Chilien Ramon Unzaga Asla en 1914 fut largement diffusé sur le continent, connu comme « la chilena » dans les pays hispanophones. Le Brésilien reproduit à de multiples reprises et avec réussite la bicyclette dans les mythiques clubs de Flamengo et de Sao Paulo FC.  D’autre part, son comportement hors du terrain – pas très professionnel – souligne son côté festif et extravagant. Celui qui est aussi appelé « l’homme caoutchouc » s’est forgé une réputation de fêtard et de coureurs de jupons, deux tendances qu’il respectera tout au long de sa carrière.

Idole des supporters, marquée par une vie haute en couleur

D’origine modeste, Leônidas, né en 1913, s’intéresse rapidement au football. Il est alors supporter de Fluminense, pourtant considéré comme le club bourgeois de la ville de Rio. Il réussit à intégrer des clubs de football – sport encore réservé aux classes les plus aisées – par l’intermédiaire de sa mère qui y était agente d’entretien. Il passe par São Cristóvão en 1926 avant de rejoindre le Sírio e Libanês à 16 ans. Le diamant noir se révèle par la suite à Bonsucesso dans le championnat carioca (= le championnat de Rio) durant la saison 1931-1932 lui permettant d’être sélectionné pour les matchs entre les sélections de Rio et de Sau Paulo. D’abord sur le banc pour les deux premières rencontres gagnées par chacune des équipes, sa route est barrée par Nilo. La veille de la finale, se sachant remplaçant, Leônidas part faire la fête toute la nuit. Toutefois, son concurrent de l’attaque déclare forfait à la dernière minute. Malgré la fatigue et la gueule de bois, le Carioca délivre une grande performance – 2 buts et une passe décisive – se démarquant par son sens du dribble.

Leônidas sous le maillot de Flamengo, un des club les plus populaires de Rio et du Brésil

A l’heure de la professionnalisation, les plus grands clubs de Rio tentent d’arracher l’attaquant. Après avoir donné son accord à l’America, il apprit qu’il était obligé de jouer 6 mois avec l’équipe réserve et décida de faire volte-face. Une campagne anti-Leônidas est alors lancée et aucun joueur de l’America ne souhaite jouer à ses côtés en sélection carioca. Il est de facto exclu de l’équipe. Outre cette histoire, le diamant noir fait les gros titres de la presse, accusé d’avoir subtiliser un collier. Il n’est alors plus en odeur de sainteté dans le milieu footballistique de la région, dans un contexte où le racisme est encore très prégnant et très peu de joueurs noirs, encore moins de basse extraction, jouent professionnellement au début des années 1930. La presse ne manqua pas de souligner « son absence d’éducation ».

Son salut viendra de la Seleção : les longues tournées des clubs obligent le sélectionneur Luis Vinhaes à choisir de jeunes pousses prometteuses pour un match organisé contre le champion du monde uruguayen. Le Brésil sortit victorieux de cette opposition 2 à 1 grâce à un doublé de Leônidas et au solide défenseur Domingos. Cet exploit permet à l’équipe d’être accueillie par le Président Getulio Vargas en personne. Les antécédents de l’attaquant semblent s’effacer en un claquement de doigts, démontrant la réussite de la diversité sociale et raciale du Brésil. Après un passage éphémère au club de Peñarol en Uruguay, il rejoint successivement les clubs de Vasco de Gama, Botafogo puis Flamengo en 1936 – où il gagna un titre de champion carioca en 1939. Il devient la coqueluche des supporters marquant de nombreuses fois contre le rival de toujours, Fluminense. Prolifique, il ne manquait pas non plus de panache : lors d’un match contre l’Independiente, il marqua sur un retourné acrobatique.

Leônidas sous les couleurs du Sao Paulo FC

Mais l’homme en caoutchouc continuait sa vie dissolue en parallèle, fréquentant les clubs chics de Rio. Sa popularité lui a également permis de signer des contrats publicitaires pour le chocolat « Diamante Negro » de Lacta ou encore pour des cigarettes. Au point que ces activités se font au détriment de ses entraînements. Les relations deviennent alors très houleuses avec sa direction et son entraîneur Flavio Costa. Le point d’orgue : son emprisonnement dans une geôle militaire pendant huit mois. A son retour en 1942, il refuse de retourner à Flamengo, et s’en va pour le Sao Paulo FC malgré sa méforme. L’attaquant était pourtant une légende vivante et marqua 153 buts en 149 matchs. Il connut le même succès dans le championnat paulista. Il remporta notamment quatre titres de champion en 1943, 1946, 1948 et 1949 et continua de marquer des buts sur ses fameuses bicyclettes. Il ne retrouva jamais la Seleção après 1946, alors entraînée par son ex-entraîneur de Flamengo, Flavio Costa. Il prit sa retraite en 1950. Entraîneur de Sao Paulo pendant un an, il deviendra consultant à la radio jusqu’en 1976. Touché par la maladie d’Alzheimer, il combattit la maladie jusqu’à la fin de sa vie en 2004.

L’héritage de Leônidas

Depuis la Coupe du Monde 1938, les bicyclettes se sont multipliées sur les terrains de football. A chaque tentative, les joueurs adverses comme les supporters retiennent leur souffle l’espace d’un instant, attendant l’issue de ce geste. Pas toujours efficace, elle impressionne à tous les coups. De plus la difficulté de son exécution, nécessitant une technique et un physique suffisants, rend sa réussite d’autant plus belle. Certains sont devenus coutumiers des retournés comme le Brésilien Rivaldo. De Giuly face à Lens, Ibrahimovic contre l’Angleterre, Rooney contre Manchester City, Bale contre Liverpool ou encore Cristiano Ronaldo face à la Juventus Turin… Leônidas aura laissé une trace indélébile sur le football mondial grâce à sa bicyclette. Pour la beauté du geste.

La bicyclette de C. Ronaldo face à la Juve en 2018

Guillaume Orveillon

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