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Les prisonniers du sport

Le terme “bigorexie” ne vous dit peut-être rien mais vous connaissez sans aucun doute une personne qui en est atteinte. La pratique sportive est leur addiction. Au même titre qu’un drogué ou qu’un alcoolique, le sport-addict doit avoir sa dose quotidienne. Il y a bien plus de bigorexiques qu’on ne le pense. Sur leur vélo ou en salle de musculation, ils s’entrainent durant des heures afin de trouver le plaisir qu’ils ne trouvent que dans l’activité physique. Pour la sortie du livre “Bigorexie – Le sport, ma prison sans barreaux”, nous nous sommes entretenus avec son auteure, Servane Heudiard, qui souffre de cette maladie.


L’alcool peut vous éloigner de vos proches tout comme la drogue ou encore les jeux d’argent. Très peu imaginent que le sport n’est pas que vecteur de liens sociaux. Il peut aussi être celui qui les détruit à petit feu. Pourtant, il continue d’être perçu de manière positive. Alors qu’on ne félicitera jamais un dépendant au tabac d’allumer une nouvelle cigarette, le bigorexique se verra complimenter par les personnes sachant la performance sportive du jour. De la distance colossale aux conditions météorologiques cataclysmiques, le public observera d’abord le courage du sportif. Servane Heudiard est bigorexique et a décidé d’en parler afin de se libérer elle en espérant ouvrir la voie à d’autres. La traductrice et auteure a signé un ouvrage sans filtre et au nom plus que significatif : “Bigorexie – Le sport, ma prison sans barreaux”. Elle a accepté de s’entretenir avec Caviar à propos de cette addiction dont elle souffre encore aujourd’hui.

Le sport comme remède

Le livre pourrait s’apparenter à une biographie où Servane Heudiard conte sa vie autour du sport car celui-ci est son seul moyen d’émancipation. Malgré le tabou qui existe autour de la bigorexie, elle a décidé d’en parler sans détour. Si l’écriture de cet ouvrage a été particulièrement compliquée avec notamment deux petits arrêts, elle a décidé de s’y plonger pour “continuer de guérir”. Car oui, la bigorexie n’est pas une accoutumance anodine au sport mais bien une maladie. Elle est reconnue par l’Organisation Mondiale de la Santé comme une addiction depuis 2011. Contraction de big : grand ; et du terme grec orexis : envie, il est aussi surnommé sportoolisme qui semble bien plus explicite. Dès l’entame du livre vous pourrez lire la définition du mot selon le Centre d’Etudes et de Recherches en Psychopathologie de Toulouse : “Besoin irrépressible et compulsif de pratiquer régulièrement et intensivement une ou plusieurs activités physiques et sportives, en vue d’obtenir des gratifications immédiates, et ce, malgré des conséquences négatives à long terme sur la santé physique, psychologique et mental”. Portait plutôt noir d’un phénomène encore très méconnu qui toucherait néanmoins 15% des pratiquants réguliers, professionnels et amateurs.

Servane Heudiard à bord de son skiff. Crédit : Denis Boulanger – Presse Sports

L’activité physique reste pourtant bien loin de la réputation des autres dépendances. Servane Heudiard nous explique que “L’aspect pervers de cette addiction est que le sport a toujours une image positive. Il reste bon pour la santé et sensiblement meilleur qu’une addiction à la drogue. Cela rentre donc dans notre inconscient également”. Il vous serait impensable de juger de la même manière un alcoolique et un sportif. Ils sont pourtant tous deux sous le joug d’une addiction. Dans chaque cas, les hormones ont un rôle aussi majeur que sournois. Le sport-addict est sous l’emprise de l’adrénaline, de la dopamine, des endorphines et des cannabinoïdes. Le stress, le bonheur, l’absence de douleur et la quête de récompense sont donc présents durant l’intégralité de l’effort le rendant ainsi surmontable, agréable voire irremplaçable. Servane Heudiard n’a d’ailleurs jamais pensé à le remplacer. Elle a été prise très tôt dans l’engrenage de la maladie avec une enfance passée dans la nature ou sur la selle d’un cheval. Le sport était le seul remède d’une jeune fille très peu sûre d’elle. Se sentant constamment oppressée dans la cour de récréation ou, plus tard, dans le bus l’emmenant au collège, il n’y avait qu’en chaussures de sport qu’elle pouvait se persuader de sa force.

Aujourd’hui encore, elle ne s’estime que très peu. “La pratique est le seul moment où j’ai confiance en moi. Je me dis que je vaux un peu quelque chose, détaille l’auteure. Quand vous voyez la vitesse sur le compteur du vélo, la distance parcourue en aviron, cela vous remplit de joie. Quand vous remportez une course, même une petite, c’est bien vous qui le faites, personne ne ment”. L’activité physique est le seul refuge de cette femme. Très attentive aux regards extérieurs, Servane Heudiard n’a que faire du jugement des autres sur son vélo ou à bord de son skiff (embarcation individuelle utilisée par les pratiquants d’aviron). La quinquagénaire d’1m64 pour 55kg est obsédée par son physique, son poids et son apparence quand d’autres bigorexiques sont complexés par leurs performances. “Pour moi, tous les sport-addicts ont des failles psychologiques” nous explique-t-elle avant de continuer en disant que “C’est un problème psychologique à part entière. Comme toute addiction, c’est avant tout pour combler un manque”. Si l’auteure ne pratique pas de musculation, elle porte cependant une attention obsessionnelle à ce qu’elle mange refusant ainsi quelques diners au restaurant. Le sport est, à lui tout seul, le destructeur d’un corps et le remède d’un esprit. Son métier de traductrice lui doit d’ailleurs d’avoir une sérénité intellectuelle. Celle-ci n’est trouvée que dans la pratique sportive. Elle explique, au sein de son ouvrage, ne pas être capable de travailler quatre heures consécutives. Au contraire de l’exercice évidemment.

Il est où le plaisir, il est où ?

Être obligée de faire du sport pour pouvoir réaliser son activité professionnelle sereinement ne semble, à première vue, ne pas être si dramatique. C’est en réalité tout autre car l’activité physique devient alors une nécessité. Il n’y a plus de notion de plaisir mais presque d’obligation. L’auteure ne peut pas se permettre de rendre son travail avec trois jours de retard. Or, elle sait que pour travailler convenablement, elle doit enfourcher son vélo dès le réveil. Ainsi, le sport devient besoin plus que passion. Évidemment, son emploi est également important dans sa vie mais est constamment rattaché au sport. Sa naissance en Normandie et son enfance dans les Vosges ont contribué à son amour pour la nature et les sports d’extérieur. Elle a ainsi pratiqué de l’équitation, du vélo, de la randonnée, du football ou encore de la course à pied. Une fois son baccalauréat empoché, Servane Heudiard a dû s’exiler à Angers où l’environnement social rend sa vie étudiante impossible. Souffrant toujours du regard des autres elle continue à se ressourcer dans le sport. Seulement, le lac de Maine ne remplace pas du tout les grands espaces auxquels elle était habituée. Un an plus tard, elle décide de partir à Strasbourg où son appartement se trouve à quelques pas d’un grand parc. Maigre consolation mais consolation quand même.

En intégrant l’ESIT (Ecole Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs), elle se doit de poser ses valises en région parisienne peu connue pour ses environnements propices au sport d’extérieur. Elle loge néanmoins dans un studio proche du bois de Vincennes. Studio où elle habite encore aujourd’hui ! C’est dans le Val-de-Marne que Servane Heudiard s’enlise dans son addiction en ne pratiquant plus que du vélo et de l’aviron. Seulement deux activités différentes pour une bigorexique pourrait sembler être un petit chiffre. Elle répond : “Je ne pense pas que les sport-addicts fassent tant de sports différents que cela. Quelqu’un qui fait du trail va peut-être faire un peu de vélo à côté mais c’est tout. Pareil pour les nageurs qui ne se consacrent qu’à la natation. Vous êtes tellement accro que vous faites votre sport à fond”. Certains penseront alors à Bixente Lizarazu qui est la première personnalité publique à avoir déclaré souffrir de Bigorexie. Le champion du monde 1998 pratique énormément de sport mais avec un champ des possibles bien plus ouvert qu’un sport-addict de région parisienne. Celui qui estime préférer être “Addict à ça plutôt qu’à d’autres choses” a la chance de nager avec des requins ou faire du ski freeride en haute montagne. 

Après ses études, Servane Heudiard reste sur Paris pour travailler. Après quelques mésaventures en openspace, elle décide de se lancer en tant que travailleuse indépendante afin de pouvoir pratiquer une activité physique comme elle l’entend et sans se soucier d’horaires fixes. Ainsi, il lui est arrivé de faire jusqu’à sept heures de sport par jour ! D’abord libérateur, le sport est devenu dévastateur. Les hormones précédemment citées rendent la pratique agréable et salvatrice mais une fois annihilées les problèmes de la vie active sont amplifiées. Servane Heudiard supporte de moins en moins son corps, elle devient de plus en plus complexée par celui-ci mais également par le jugement extérieur. L’engrenage est alors enclenché et impossible à arrêter : faire du sport pour être heureux, être malheureux quand on ne pratique pas, refaire du sport pour oublier qu’on est malheureux. Le plaisir n’a alors plus sa place dans cette pratique qui devient très vite une addiction. Les sept heures de sport quotidiennes peuvent déjà paraitre énorme pour un érudit -même pour un sportif confirmé- mais celles-ci n’étaient pas de simples exercices de décrassage. “Je sortais même quand j’étais hyper fatiguée, même si c’était dangereux, j’y allais quand même, avoue-t-elle. Je faisais des sorties vélo de trois heures le matin alors que les températures étaient négatives, je luttais alors pour ne pas avoir les doigts, les jambes et les bras gelés. Avec du recul je me demande où était le plaisir. Il n’y en avait aucun”. La passionnée de nature n’était finalement plus que l’ombre d’elle-même, malgré la pratique toujours aussi constante.

La voie vers le sevrage

Les failles psychologiques dont souffre les bigorexiques selon l’auteure de “Le sport, ma prison sans barreaux” n’ont dû être que renforcées par le confinement survenu il y a un an. Pour elle, cela a été compliqué à gérer avec notamment l’achat d’un home-trainer afin de continuer à s’entrainer même sans sortir. Pour cette amoureuse de la nature, rouler dans son appartement n’est pas viable et a entrainé une grande perte de poids. Le milieu de terrain de l’Olympique de Marseille, Valentin Rongier, avait connu une situation similaire en mars dernier. S’il n’a pas parlé de bigorexie il a cependant déclaré : “Lorsqu’on n’a pas le football, les matchs, et les entraînements, nous ne sommes plus personne ! En restant à la maison, on redevient personne. […] On se dit que sans le football, on n’est pas grand-chose“. Cependant, il est nécessaire de noter que ce confinement aurait été insurmontable il y a quelques années pour Servane Heudiard qui se dirige peu à peu vers un sevrage.

Servane Heudiard se rendant à son entrainement d’aviron. Crédit : Denis Boulanger – Presse Sports

De sept heures chaque jour, elle est passée à cinq. C’est peut-être un détail pour vous mais pour elle ça veut dire beaucoup. C’est surtout sa façon de pratiquer qui a changé retrouvant progressivement du plaisir à faire de l’aviron ou du vélo. Elle estime être “sur la voie de la raison” car il lui semble impensable de sortir faire du sport lorsque les conditions météorologiques ne sont pas au rendez-vous. Il n’est ici pas question de petites averses ou de trop grosses températures mais plutôt d’orage ou de gel. Son home-trainer lui permet de ne pas rester inactive. Grâce à celui-ci, Servane Heudiard peut continuer à pratiquer “363 jours sur 365”. Un achat d’abord jugé compulsif qui s’est finalement révélé indispensable et salvateur. La prise de conscience n’est pas arrivée en même temps que l’épidémie mondiale mais plus d’un an plus tôt. Le 29 décembre 2018, la cycliste glisse sur une plaque de gasoil dissimulée dans un virage en épingle déjà humide. La douleur est immense, le verdict est sans appel : double fracture du col du fémur. Aujourd’hui encore les séquelles sont vives selon sa position. L’auteure considère, en tout cas, cet accident comme un indispensable électrochoc. 

Cette blessure intervient après deux autres accidents, également à vélo. Le premier en 2005, le second en 2013 et donc le dernier en 2018. Les trois fois, Servane Heudiard était préoccupée. D’un naturel stressé, elle cogitait respectivement à la maladie de son père, aux prochaines festivités avec sa famille et enfin à une offre d’emploi. “C’est au moment de cette troisième blessure que je me suis rendu compte que la pratique dans des conditions extrêmes ne me menait à rien” raconte-t-elle. Bassin, coude et fémur fracturés, la sportive a compris que, malgré son expérience, le corps restait fragile, surtout après de tels efforts endurés. Au contraire de nombreux addicts, elle a su tirer des leçons de ces événements afin de changer sa manière de pratiquer. Elle veut également avertir du danger que cette maladie fait encourir. Au contraire des autres addictions, le sport est constamment renvoyé à une bonne image sans prendre en compte ce qui peut parfois s’avérer être le revers de la médaille. L’ouvrage de Servane Heudiard s’adresse aux bigorexiques mais également à leurs proches afin de leur apporter une aide. L’auteure pense cependant que pour se sevrer, le sport-addict ne doit pas forcément arrêter de pratiquer. “Ce n’est d’ailleurs pas possible, selon elle. Je ne pense pas qu’on puisse arrêter le sport au contraire de l’alcool ou de la cigarette parait-il. Si vous êtes habitués à de grosses fréquences, il est impossible d’arrêter“.


Encore trop méconnue, la bigorexie n’est pas à prendre à la légère. Comme toute addiction, il est possible de s’en sevrer après en avoir souffert. Dans un récit et un entretien sans filtre, Servane Heudiard s’exprime sur son parcours avec un recul déconcertant. Ses longues heures quotidiennes de pratique ne semblent plus l’affecter car elle a retrouvé le plaisir. L’essence même du sport lui a permis de sortir d’une prison sans barreaux. Elle espère désormais faire évader les nombreux autres détenus. 

Illustration: MAZARS Théo

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