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Mediapro, itinéraire d’une mort annoncée (1/2)

Vendredi 11 décembre, L’Équipe annonce l’inéluctable : « Médiapro, c’est fini ». Après s’être emparé de la majorité des droits télévisuels de la Ligue 1 et de la Ligue 2 entre 2020 et 2024 pour une somme annuelle de 780 millions d’euros, le groupe espagnol s’écroule tel un château de cartes au fur et à mesure que les échéances de remboursement s’enchaînent. Une fragilité que certaines voix discordantes avaient pourtant maintes fois soulignée. À l’image d’une tragédie grecque, la fin était annoncée dès le départ. Caviar dresse le bilan de Mediapro depuis le lancement de sa chaîne éphémère, Téléfoot, en deux parties.


En août dernier, nous avions abordé dans un double article les incertitudes liées au modèle économique de Mediapro et les implications géopolitiques inhérentes à son propriétaire – Orient Hontai Capital – auprès de Pierre Rondeau, Jean-Baptiste Guégan et Carole Gomez. Nous avons réinterrogé les deux premiers pour retracer les événements des derniers mois.

Face aux nombreux doutes émis à son encontre, Mediapro se voulait rassurant quant à sa capacité financière. Le 6 août dernier, le diffuseur a effectué un versement de 172 millions d’euros à la Ligue de Football Professionnel (LFP), soit un jour avant la première échéance de paiement de ses droits audiovisuels. Une somme que le groupe hispanique devait s’acquitter tous les deux mois selon le contrat signé avec la LFP. Depuis, les craintes se sont confirmées assez rapidement.

Dès le 24 septembre, Jaume Roures, président du groupe, demande à la LFP un délai de paiement pour la deuxième échéance des droits audiovisuels prévue pour le 5 octobre – un montant évalué à 172,3 millions d’euros. Stupeur dans les rangs des clubs professionnels, les Cassandre ont vu juste : le milliard d’euros par saison dont ils devaient bénéficier n’était en réalité que de la poudre aux yeux. « Le dossier Mediapro, c’est l’illustration empirique de l’incapacité du marché à aboutir à l’optimum collectif et à la meilleure situation possible dans un marché équilibré et non faussé, dans une vision libérale de l’économie », selon Pierre Rondeau, économiste du sport.

Jaume Roures, fondateur du groupe Mediapro

Le 7 octobre, dans un entretien pour L’Équipe, Roures annonce vouloir renégocier les termes du contrat avec la Ligue pour la saison 2020-2021, étant donné que les revenus publicitaires ont largement décliné depuis l’éclatement de la crise de la Covid-19. Une requête balayée d’un revers de la main dès le lendemain par Vincent Labrune, à travers un communiqué refusant le délai de paiement.

La guerre judiciaire n’aura pas lieu 

Le début d’un bras de fer. Le 14 octobre, la Ligue obtient auprès du tribunal de commerce de Nanterre l’autorisation de saisie des avoirs de Mediapro en France. Autorisation qui lui a permis d’envoyer des huissiers afin de saisir à titre conservatoire les revenus provenant des abonnements à la chaîne Téléfoot chez les opérateurs de télécommunication. Une somme qui reste néanmoins limitée, estimée entre 278 000 et 400 000 euros, très éloignée des 172,3 millions réclamés.

Le lendemain, le conseil d’administration de la LFP donne un avis favorable pour la souscription d’un emprunt de 112 millions d’euros à court terme, remboursable au 30 juin 2021. Souscription que les clubs ont validé en assemblée générale, le 19 octobre. Le conseil décide aussi de transmettre une avance de trésorerie remboursable à chaque club de Ligue 1 et de Ligue 2 correspondant aux non-versements des droits de Mediapro.

Vincent Labrune, nouvellement nommé président de la LFP le 20 septembre dernier (lfp.fr)

Le 21 octobre, Roures maintient sa position lors d’une conférence de presse, où il assure que Téléfoot continuera d’exister pour la durée du contrat avec la LFP, soit au moins quatre ans. C’est à ce moment qu’il officialise la procédure de conciliation, plaçant la chaîne sino-espagnole sous la protection du tribunal administratif. Néanmoins, cette dernière ne paiera pas non plus le troisième versement prévu pour le 5 décembre, justifiant sa décision par ce processus de conciliation.

Malgré des tensions croissantes, la guerre juridique n’aura jamais lieu. Le 11 décembre, un accord de retrait est finalisé : la chaîne ne sera pas poursuivie par la Ligue en échange de la totalité de ses droits et de 100 millions d’euros de dédommagement, payés en deux fois. Accord qui sera homologué par le tribunal de commerce de Nanterre le 22 décembre. « Aujourd’hui, Téléfoot diffuse le football français jusqu’au 31 janvier gratuitement. Il n’ont pas payé les versements d’octobre et de décembre derniers et ne paieront pas les versements suivants ».

Mediapro, un colosse aux pieds d’argile

Une première question se pose : pourquoi la chaîne sino-espagnole n’a-t-elle pas pu payer les droits ? La réponse est simple. Mediapro n’avait pas les fonds suffisants. L’agence de notation Moody’s avait souligné la vulnérabilité du groupe, qui ne disposait que de 200 millions de liquidités en fonds propre. Insuffisant pour payer ses engagements contractés avec la Ligue. Les deux seules manières d’obtenir la manne financière nécessaire aurait été d’atteindre 4 millions d’abonnés minimum avec un abonnement à 25€/mois, selon les estimations de Roures lui-même, ou qu’Orient Hontai Capital renfloue les caisses du groupe. Finalement, le propriétaire chinois est resté muet et le diffuseur n’a rassemblé, non sans difficultés, que 480 000 abonnés.

Pierre Rondeau considère également que la somme mise sur la table par Mediapro ne pouvait être soutenable économiquement. « Maxime Saada, le président de Canal +, l’avait très bien rappelé en 2018 : une Ligue 1 vendue à 1 milliard, ce n’est pas rentable. Ce n’est pas rentable parce qu’il n’y a pas assez de consommateurs. Encore plus dans un contexte franco-français avec un marché hyper concurrentiel, sans véritable législation en matière de lutte contre le piratage et le streaming. Ce qui fait que la France ne pouvait pas garantir une rentabilité pour des droits vendus à un milliard. […] Même sans covid, ça allait exploser, c’est une évidence ». Comme nous l’avions énoncé en août dernier, l’acquisition des droits audiovisuels de la Ligue 1 et de la Ligue 2 était bel et bien une victoire à la Pyrrhus : une victoire tactique pour une défaite stratégique cataclysmique.

De plus, le modèle proposé par la chaîne Téléfoot n’était en tant que tel pas tenable. « Tout le monde prédisait l’échec de Téléfoot. Personne ne pensait qu’une chaîne à 25€ par mois, monothématique, sans expérience, sans notoriété, sans capacité à attirer le consommateur et mise en concurrence directement avec Canal +, BeIN Sports et RMC Sport allait marcher ». Par comparaison, « BeIn n’a jamais réussi à assurer un seuil de rentabilité mais avait les garanties financières, l’Etat du Qatar, et pouvait rester endettée pendant X années. La chaîne avait d’ailleurs une dette d’un milliard d’euros en 2011 à son arrivée, mais elle a pu honorer son contrat ».

Une caution solidaire qui fait débat

La faillite de Mediapro semblait donc annoncée d’avance. Pourtant, Didier Quillot, ex-directeur général de la LFP, avait certifié que « si Mediapro n’était pas capable de payer les 830 millions d’euros, son actionnaire chinois était là pour rembourser cette somme – garantie par la caution solidaire – et en même temps la Ligue récupérait les droits. Donc pour lui, ce n’était pas grave si Mediapro ne payait pas car il récupérerait l’intégralité de la somme promise ainsi que les droits » explique l’économiste.

Mais le problème est « que les Chinois n’ont jamais été intégrés à la négociation » comme l’a révélé L’Équipe. « La caution solidaire n’a pas été signée par Orient Hontai Capital mais par Joye Media, l’actionnaire espagnol de Mediapro ». La question est de « savoir où il y a entourloupe. Est-ce que Mediapro a arnaqué Quillot en lui faisant croire que c’étaient les Chinois derrière ou est-ce que c’est Quillot qui nous a arnaqué ? Et dans les deux cas, c’est grave ».

La grande différence entre ces deux actionnaires étant leur capacité financière. « Joye Media éprouvait lui-même de graves difficultés financières depuis 2019 selon Moody’s. Comment voulez-vous pouvoir percevoir le remboursement des droits par l’actionnaire qui est en défaut de paiement, et ce bien avant la crise de la Covid ? »

Le piratage, une circonstance atténuante ?

Si la Covid a aggravé la situation de Mediapro et de Joye Media, le virus n’est en rien à la base de la faillite du diffuseur sino-espagnol. Tout comme le piratage, qui a toujours existé et continuera d’exister. Mais il semble que l’IPTV et le streaming n’aient jamais eu autant de succès qu’en ce moment.

L’économiste rejoint l’argument avancé par Roures selon lequel Téléfoot fut la victime d’un piratage grandissant : « Dès 2018, les dirigeants de la Ligue avaient promis à Jaume Roures qu’une loi de lutte contre le piratage [allait être] prochainement votée, en l’occurrence en mars 2020. Le projet de loi avait été rédigé […] sur la base des législations existantes au Portugal et en Angleterre, qui sont fonctionnelles. Sauf qu’il y a eu la crise de la Covid et la fermeture de l’Assemblée nationale avec le confinement. Depuis, la loi a été reportée et n’est plus à l’ordre du jour. Les dirigeants de Mediapro auraient pu espérer une législation suffisamment forte pour tenter de lutter contre le téléchargement et le piratage. Aujourd’hui, n’importe qui peut regarder un match en streaming d’une facilité déconcertante. On dénombre 3 millions d’utilisateurs de liens streaming ».

Les législations anglaises et portugaises se fondent sur une injonction dynamique. « Le juge peut faire immédiatement suspendre un lien streaming dès qu’il y a la plainte d’un diffuseur. Alors qu’en France, quand il y a un lien streaming qui est constaté, le diffuseur va porter réclamation auprès de la justice mais cela prend du temps. […] Dans la minute où le juge reconnaît l’existence d’un lien streaming pirate, il peut le faire suspendre en attente du procès. […] Il s’agit d’interdire avant qu’il y ait une constations d’un délit juridique. Ça n’a pas éradiqué le piratage, ça l’a seulement diminué. Il y a une partie des consommateurs de streaming qui sont fainéants. Si au bout de 5 minutes, ils ne trouvent pas le lien en VF avec d’une bonne qualité d’image, certains en ont marre et prennent un abonnement. Mais il y aura quoiqu’il arrive toujours du piratage ».

Un grain de sable dans le mécanisme

La crise sanitaire et la faillite du diffuseur ont mis dans le rouge bon nombre de clubs professionnels. Il existe aujourd’hui de réelles craintes concernant de potentielles cessations de paiement. Jean-Marc Mickeler, président de la Direction nationale du contrôle de gestion (DNCG) – chargée de surveiller l’état de santé financier des clubs professionnels – avait déclaré que le déficit des clubs pour l’année 2020 s’élevait à hauteur de 800 millions d’euros.

Jean-Marc Mickeler, président de la DNCG, à gauche, aux côté de Didier Quillot, ex-directeur général de la LFP

Toutefois, Mediapro ne catalyse pas tous les maux du football français. La débâcle économique que connaît actuellement les clubs français et la LFP leur est en grande partie imputable. « La crise du foot actuelle n’est pas due à la conjoncture, à la Covid et à Mediapro, qui sont en réalité des révélateurs ou des accélérateurs de la situation gravissime de la crise structurelle des clubs français », explique Pierre Rondeau.

« Ça fait maintenant une bonne dizaine d’années que les clubs français ne sont pas structurellement à l’équilibre. Ça fait des années, et ce bien avant la crise sanitaire, que l’immense majorité des clubs de foot sont incapables de dégager de façon autonome des revenus en excédent. Ils ont toujours besoin de l’apport et de la solvabilité de l’actionnaire, qui renfloue à perte les caisses du club, ou du trading de joueurs. Aucun club, à quelques exceptions près, ne peut générer de la plus-value ».

Un parallèle net peut être effectué entre la crise de Mediapro et celle des subprimes en 2007-2008 – où la hausse des taux de changes par la FED a fait s’écrouler les banques ayant contracté des prêts immobiliers auprès de personnes non solvables. « C’est vraiment ça : c’est un système structurel qui tenait sur un fil. Il suffit d’un grain de sable dans les rouages pour que tout le mécanisme explose. C’est très précisément ce qui s’est passé ».  

Avec la crise de la Covid, les dettes des clubs européens ont explosé. L’Inter Milan a, par exemple, arrêté de payer les salaires de ses joueurs. Mais le cas de la France paraît plus inquiétant « à cause de la mauvaise gestion des clubs. La DNGC n’a pas apporté la garantie d’un système pérenne car elle veille seulement à la solvabilité des clubs, contrairement au Fair-Play financier. Or avec le trading de joueurs ou un actionnaire, les clubs français sont à l’équilibre. Si le Fair Play financier était appliqué en France, on aurait 90% des clubs qui seraient sanctionnés. Ils sont solvables mais pas rentables ».

L’hubris, le mal du football français

Face à la crise que connaît actuellement le football professionnel en France, les clubs sont dans l’obligation de changer de modèle économique pour continuer d’exister. C’est une « occasion [pour] réformer le football français et d’aller chercher davantage de compétences. Aujourd’hui, on n’a pas les dirigeants que le foot français mérite ou en tout cas qu’on devrait avoir. Ils sont encore sur une valorisation qui serait celle de l’avant covid », étaye Jean-Baptiste Guégan.

“L’échelle de Kita” vous dit quelque chose?

Vincent Labrune et les dirigeants de ces clubs ne semblent avoir compris qu’à moitié la leçon et annonçaient espérer au moins 800 millions euros de droits TV début janvier. Ces derniers ont poussé à l’inexorable augmentation des droits. « L’intérêt de la Ligue était de tirer vers le haut le plus possible les droits TV, pour maximiser les gains et l’utilité des clubs. Au final, Mediapro en est venu à payer 780 millions € dans l’intérêt des clubs et de la Ligue. Mais cela est allé à l’encontre des diffuseurs et des consommateurs » nous dit Pierre Rondeau.

Et l’économiste de conclure : « En 2018, tout le monde était aux anges et n’avait qu’une envie, c’était faire la fête et de se gargariser de ce spectaculaire chiffre du milliard. Aveuglés par cette victoire et peut-être leur prétention, ils étaient heureux d’avoir gagné. Mais aujourd’hui, c’est une défaite cuisante et peu sont prêts à parler dans la presse pour accepter et reconnaître leurs torts face au choix de Mediapro ».

Guillaume Orveillon

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