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Mediapro, une porte d’entrée chinoise vers l’Europe (2/2)

Depuis lundi, Téléfoot tourne sur tous les écrans des mordus de football, du moins ceux qui ont décidé de mettre la main à la poche. Si la rentabilité de la chaîne interroge toujours, la question sur le lien entre Mediapro et le pouvoir chinois est d’autant plus grande. Cap sur Orient Hontai Capital et la diplomatie par le football développée par le gouvernement de Xi Jinping depuis une décennie avec Carole Gomez, chercheuse en géopolitique du sport à l’IRIS, Jean-Baptiste Guégan, enseignant en géopolitique, et Pierre Rondeau, économiste du sport.


Reprenons là où nous en étions avec Orient Hontai Capital – le propriétaire de Mediapro – autour duquel des interrogations demeurent en suspens. La première se rapporte à l’origine des finances du fonds chinois et à sa capacité à soutenir financièrement l’offre de 780 millions d’euros par an, contractée avec la Ligue de Football Professionnel. La seconde relève de la politique d’influence du gouvernement chinois dans le football européen, qui se cristallise avec le cas de Mediapro et de Téléfoot.

Orient Hontai Capital : un fonds opaque

Au-delà de la pérennité de Mediapro, ce que certains journalistes ont pointé du doigt est la source des revenus du groupe et la nature-même de son actionnaire majoritaire. Toutes les entreprises ne peuvent pas se permettre de payer près de 800 millions d’euros par an pour un produit peu rentable. Plusieurs points ont été soulignés, notamment sa fiabilité pour le remboursement des emprunts que représente cette somme engagée. Elle a été la cible de grandes agences de notation comme Moody’s, qui a déclassé de deux rangs la note d’Imagina de B1 à B3. Le groupe est ainsi considéré comme « hautement spéculatif » et « proche du risque substantiel qui ne pourra respecter ses engagements que dans des conditions économiques favorables ». L’agence explique que les prévisions des revenus ne sont pas ceux espérés avec la perte des droits de la Liga et ses manques de liquidités. Elle conclut que « le profil de liquidité de la société est très serré. Moody’s estime qu’à la fin mars 2020, Joye [Imagina] avait un solde de trésorerie d’environ 200 millions d’euros. Sa facilité de crédit renouvelable de 60 millions d’euros est entièrement utilisée. La société devra faire face à un certain nombre de sorties de fonds importantes en 2020 ». Ce risque peut inquiéter les clubs français si l’entreprise espagnole fait faillite.

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La banqueroute de Mediapro apparaît à certains comme improbable compte tenu de la puissance financière que représente Orient Hontai Capital. Mais le journaliste Romain Molina avait pointé du doigt le fait que le fonds d’investissement chinois ne disposait d’aucun capital propre. Il avait ainsi procédé à un « leveraged buy-out » pour acheter Mediapro, c’est-à-dire une acquisition par emprunt ou obligataire remboursable par la société achetée, ce qui permet d’accroître les capitaux propres de l’entité acheteuse. A cela s’ajoute la perte des droits de la Serie A, pourtant acquis en février 2018 pour 1,05 milliard d’euros. En effet, le diffuseur historique Sky Italia avait saisi le tribunal de Milan, qui condamna Mediapro pour violation du décret Melandri, du droit européen de la concurrence au nom de l’article 102 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne et de la loi sur la concurrence déloyale. Il lui était reproché d’avoir enfreint ses obligations en tant qu’intermédiaire indépendant consistant à s’abstenir d’exercer des activités impliquant des responsabilités d’édition. Dans le même temps, la ligue italienne demanda des garanties financières à la société espagnole, qui lui présenta 1,6 milliard d’euros – finalement rejetées.

Qu’en est-il de la Ligue 1 ? La société barcelonaise a-t-elle les reins assez solides pour assurer le paiement de ses droits ? Pierre Rondeau nous affirme que la LFP a reçu ces garanties. « J’ai discuté avec (Didier) Quillot en décembre dernier. Il m’avait confirmé qu’ils avaient eu une caution solidaire avec l’actionnaire chinois » témoigne-t-il. « Parce qu’il y a eu le litige avec la Serie A et ce prix mis sur la table, la Ligue a demandé des garanties financières en demandant une caution solidaire. Cet actionnaire s’est effectivement porté garant et a promis qu’en cas de non-paiement des droits sur une saison, la Ligue serait intégralement remboursée pour ensuite revendre sur le marché des droits pour la saison d’après ». De plus, le versement de la première tranche de 172 millions d’euros a été effectué le 7 août dernier par Mediapro à la LFP – sur les 780 millions qui leur doivent sur l’année. Ce qui a dû soulager bon nombre de clubs français. Au moins une incertitude de réglée : si faillite il y a, remboursement des droits il y aura.

Le cheval de Troie “Mediapro” ?

L’entrée d’un fonds d’investissement chinois au capital d’Imagina n’est pas non plus quelque chose d’anodin. Elle s’inscrit même dans une stratégie plus globale du gouvernement chinois voulant développer une diplomatie par le sport bien définie. Celle-ci se déploie à travers l’entrée au capital d’entreprises étrangères, notamment pour des transferts de technologies. Carole Gomez nous expose que « la diplomatie de la Chine a été mise en place depuis plusieurs années, notamment autour de l’organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques au tournant des années 80 » mais que « jusqu’aux années 2013, il n’y avait pas vraiment de stratégie développée et explicite pour le football de la part de la Chine. En revanche, à partir de 2014-2015, il y a véritablement une mobilisation et avec la formalisation en 2016 d’un plan de développement du football en trois temps avec un objectif en 2020, un objectif en 2030 et un objectif en 2050 ».

Mais pourquoi la Chine s’intéresse-t-elle à Mediapro ? « Cela a été développé par Xi Jinping dans un de ses discours », expose Carole Gomez. « Pour lui, le fait d’avoir des entreprises qui s’intéressent et entrent au capital de grands clubs européens c’est une porte d’entrée sur le marché européen.. Elles vont se familiariser avec les autorités, avec le tissu économique local, national voire continental. Ce sera autant d’avantages dont vous disposerez par la suite pour vous développer. Ce qui est intéressant dans ce que disait Xi Jinping, c’est qu’il n’y avait pas forcément de rentabilité immédiate, ce qui est souvent le cas d’ailleurs dans le domaine du sport et du football. C’est véritablement une porte d’entrée pour ensuite développer votre propre marché. Le gouvernement incite les industriels chinois à investir dans le sport mais également dans les panneaux solaires, dans la nanotechnologie ou dans les équipements pour les habitations ».

Rien à voir avec une possible passion pour le football de Xi Jinping, comme le précise Jean-Baptiste Guégan : « Ce n’est pas un fan de foot. Ce n’est pas pour ça que la Chine investit massivement dans le foot. Il a été forcé d’aller à la campagne dans les années 1970-80, et on n’y jouait pas au football. Il est un héritier de la dynastie rouge. Quand on voit son parcours personnel, il ne parle jamais de foot et ne jouait pas au foot ». Son objectif va bien au-delà d’un engouement pour le ballon rond. « Il doit peut-être avoir un prisme footballistique, mais il reste un cadre du parti communiste qui ne cherche qu’une chose, c’est le pouvoir. Son maintien et le maintien du parti communiste à la tête du pouvoir chinois. Donc toute la politique actuelle de la Chine dans le sport et dans le foot, elle est exclusivement liée à des intérêts géopolitiques chinois et à la volonté de conquérir la première puissance globale ».

Alors Xi, on n’aime pas le football ? (The Independant)

Dans un de ses discours, Xi Jinping justifie les actions du pouvoir chinois parce que « la Chine est un nain footballistique ». Pour Carole Gomez, « c’était quelque chose d’intolérable pour le pouvoir chinois de ne pas réussir à performer compte tenu de leur puissance économique, politique, démographique, militaire. Pour Xi Jinping, il était incompréhensible que l’équipe masculine de football chinoise perde contre des pays tels que la Corée du Sud, le Vietnam ou la Thaïlande ». D’où la mise en place d’objectifs décennaux. « Le premier objectif de 2020, c’était vraiment de mettre les Chinoises et les Chinois au football, de développer la pratique, de créer des académies, de faire du football un sport extrêmement présent dans le pays », nous explique la chercheuse à l’IRIS. Ensuite, « deuxième jalon : 2030. L’objectif est de devenir une puissance à l’échelle régionale et donc d’arrêter de perdre des matchs à cette échelle. Mais l’objectif est aussi d’accueillir la Coupe du Monde masculine de football. A l’occasion du 100e anniversaire de la République Populaire, l’idée serait d’arriver à s’imposer sur la scène internationale et ne plus faire pale figure face aux sélections latino-américaines et européennes.  Certains poussent même la réflexion plus loin et imaginent remporter une grande compétition internationale ».

Classement FIFA de l’équipe masculine de la République Populaire de Chine au 16 juillet 2020.

La chercheuse en géopolitique nous expose que ce programme « était quelque chose d’assez surprenant au moment de sa publication, surtout sur le dernier objectif, même s’il faut vraiment voir qu’un effort considérable a été mené par Pékin à tous les niveaux en termes d’accompagnement des clubs, de recrutement, d’entraînement dans les académies, la structuration de la Chinese Super League avec l’accueil de grandes stars très bien rémunérées avec des transferts extrêmement hauts ». Mais cette politique de recrutement a finalement l’effet inverse, comme le souligne Carole Gomez : «Il y a eu une telle inflation et une arrivée massive de ces stars que le pouvoir chinois a semblé être un peu dépassé et a imposé des normes. Il ne fallait pas plus de X joueurs étrangers présents dans le 11 de départ puisque l’idée à la base était de faire progresser les joueurs chinois, qu’ils ne soient pas noyés parmi les stars étrangères ». Chose également peu surprenante pour Jean-Baptiste Guégan : « Les propriétaires chinois ont fait n’importe quoi en termes de transferts en surpayant des joueurs comme Lavezzi, qui sirotait des cocktails ».

De même, ce dernier nous indique que le développement du football en Chine vise à créer une industrie du divertissement et du football purement nationale : « On peut dire “du pain et des jeux”. La notion de consensus entre le pouvoir et la population est essentielle en Chine. La majeure partie des Chinois Han, à partir du moment que le pouvoir lui garantit la prospérité et la sécurité, ils n’en ont rien à faire de la démocratie. Le sport devient alors un outil de contrôle social de la population ».

De la nouvelle route de la soie au ballon rond

La stratégie du gouvernement chinois dans le football s’apparente globalement à sa politique des « Nouvelles Routes de la Soie ». Elle vise à influencer les partenaires gouvernementaux et économiques étrangers par la construction d’infrastructures terrestres ou maritimes lui permettant de s’approvisionner en matières premières. « Pour le coup, tout relève plus ou moins des nouvelles routes de la soie dans la façon où la politique est présentée par le régime chinois », relève Carole Gomez. « C’est une espèce de label qui a pour objectif de servir le développement de la Chine et de développer les liens bilatéraux avec les différents pays. Le fait qu’il y ait cet investissement européen, ça fait clairement partie des nouvelles routes de la soie. Sur la question des médias, c’est un pont de la diplomatie par le sport qui n’avait pour l’instant pas été développé, et qui avec Mediapro trouve un nouvel exemple. Ce qui va être important de voir, c’est comment les choses vont se développer avec Mediapro, voir si son modèle va marcher » ajoute-t-elle. « Il y a une forte incertitude pour la suite. Mais clairement, cela fait partie d’une seule et même logique qui est de renforcer l’image de la Chine à l’international et donc de participer in fine aux prochaines routes de la soie ».

Les nouvelles routes de la soie mises en place par le gouvernement chinois (Les Echos).

Les différents investissements chinois dans les clubs de football européens s’inscrivent dans la diplomatie chinoise et visent donc en priorité à copier les modèles de formation. Carole Gomez nous explique en profondeur cet aspect : « C’était une progression assez irrégulière mais en fait on s’est rendu compte que le nombre de groupes chinois présents dans les clubs était assez considérable. Ce qui est intéressant, c’est que ce sont principalement des clubs européens qui ont été ciblés, assez peu de clubs africains et latino-américains. Il y a surtout une caractéristique commune, c’est que ce sont d’excellents clubs formateurs et historiques. En France, on peut penser à l’AJ Auxerre, à l’OGC Nice, à l’Olympique Lyonnais, à Sochaux-Montbéliard. Leur objectif était vraiment de venir dans des clubs pour voir comment ça fonctionne, identifier les bonnes pratiques pour pouvoir ensuite les capter et les réintroduire une fois retourner en Chine dans les clubs nouvellement formés. C’était quelque chose de particulièrement observable entre les années 2015 et 2018, même si on commence à connaitre un ralentissement. C’est une stratégie qui a été développée en Angleterre, Espagne, Italie et France, mais également en République Tchèque ». L’entrée au capital de médias européens serait le point d’orgue de la politique d’influence de la Chine par le sport.

En plus de la formation, Jean-Baptiste Guégan voit possiblement l’investissement chinois dans Mediapro comme un moyen de s’exporter face à la concurrence mondiale, notamment américaine : « Les Chinois veulent la maîtrise de leur territoire. Ils essaient de créer leur propres outils pour développer une industrie sur place avant d’exporter leur modèle. Pour l’instant, le marché américain domine et les réseaux comme Weibo sont limités à la Chine ». Il souligne que « pour compenser ce temps – et pour être sûr de pouvoir œuvrer dans les métiers du football mondial et européen – ils ont effectué des prises de participation dans des clubs et ils sont aussi devenus sponsors. Si on regarde les sponsors de la Coupe du Monde 2018 et ceux de la FIFA, il y a des Chinois. Et comme par hasard, ce sont des groupes qui font partie des BATX, Baidu, Alibaba, Tencent et Xaiomi, ou de toute la galaxie des grandes entreprises chinoises privées qui sont directement en contrat avec l’Etat ». « Concrètement, il y a une stratégie à l’échelle nationale, une stratégie à l’échelle internationale, qui reposent à la fois sur des investissements, le sponsoring, le rachat de clubs et des prises de positions dans Mediapro et d’autres acteurs », achève-t-il.

Mediapro, un pouvoir de rétorsion chinois sur la France ?

La véritable question qui se pose pour le football français avec Mediapro est celle de la souveraineté. « Le rachat de nos clubs par des acteurs étrangers pose la question de notre souveraineté sportive et denotre capacité à orienter notre modèle de gouvernance et à piloter notre football. Les Britanniques font de l’argent avec des investisseurs étrangers, nous on n’en fait pas », souligne Jean-Baptiste Guégan.

En l’occurrence, si le gouvernement français venait à critiquer ouvertement la Chine, que ce soit sur les répressions violentes commises contre les Ouïghours, les Tibétains, Hong-Kong ou la nature autoritaire de son régime, il se pourrait que Pékin agisse en conséquence. Cela fut le cas avec le Royaume-Uni qui décida, mi-juillet 2020, d’exclure Huawei de la mise en place de son réseau 5G. Réplique immédiate du gouvernement chinois qui ordonna l’arrêt de la diffusion de la Premier League en Chine. Si le même cas venait à se produire avec la France, la Ligue 1 pourrait ne plus être diffusée en Chine. Carole Gomez envisage comme autre scénario « la fermeture des bureaux conjoints de la Fédération Française de Football et de la LFP à Pékin ».

Etant donné qu’Orient Hontai Capital détient les droits de la Ligue 1 en France par l’intermédiaire de Mediapro, et non à l’international, le pire des scénarios serait que le gouvernement chinois décide d’arrêter la diffusion du championnat directement en France. Ce moyen de rétorsion semble implacable même si cela paraît improbable. « A mon sens, on peut tout imaginer concernant les mesures de rétorsion chinoises. Cela me semblerait extrêmement compliqué d’imaginer un arrêt des diffusions de Mediapro pour des raisons juridiques qui protègeraient la Ligue de toute carence », explique Carole Gomez – en témoigne la caution solidaire qui a été présentée à la LFP. Mais le doute persiste. « Les scénarios les plus improbables sont souvent les meilleurs parce que personne n’ose aller jusqu’à ce scénario et qu’il n’y a donc aucun plan B de prévu. L’objectif est de prendre au dépourvu pour essayer de perturber et de produire un rapport de force entre deux Etats, deux entreprises. Ça serait complètement risqué pour la Chine même si cela pose la question des objectifs du pays. Est-ce que c’est d’être populaire ? Je n’en suis pas certaine. Est-ce que c’est d’arriver à développer ses parts de marché et d’avoir une opposition trop frontale sur tel ou tel sujet ? » conclut la chercheuse. La réponse est plus certaine.

Guillaume Orveillon


Retrouvez le premier épisode de notre série juste ici : L’imbroglio Mediapro, du rachat des droits de la Ligue 1 à Téléfoot (1/2)

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