Footballitik

Johan Cruyff, catalan résistant

En 1964, Jacques Brel contait dans sa chanson Amsterdam, le sort de marins, s’adonnant à toutes sortes de vices dans la capitale hollandaise en ces termes : “qui boivent et reboivent / Et qui reboivent encore / Ils boivent à la santé / Des putains d’Amsterdam / De Hambourg ou d’ailleurs / Enfin ils boivent aux dames / Qui leur donnent leur joli corps / Qui leur donnent leur vertu / Pour une pièce en or / Et quand ils ont bien bu / Se plantent le nez au ciel / Se mouchent dans les étoiles / Et ils pissent comme je pleure / Sur les femmes infidèles “. L’histoire donc, nous l’aurons compris, d’hommes, déviants le temps d’un soir du “droit chemin” et noyant dans les alentours du port d’Amsterdam leurs fortunes diverses. Cette même année, le 15 novembre, toujours dans la ville du Stadion De Meer, c’est un jeune homme de dix-sept ans à peine qui débute sous les couleurs de l’Ajax face au FC Groningue. Malgré la défaite, trois buts à un, le jeune (et surtout très maigre) néo-professionnel inscrit l’unique but de son équipe.


Quelques années, trois Ligues des Champions et une pluie de buts plus tard, ce joueur est devenu un nom dans le monde du football. Johan Cruyff. Un nom, et une véritable personnalité, construite par sa virtuosité balle au pied, au sein de l’ovni footballistique que représente le “football total” pratiqué par les ajacides de l’époque. Un caractère aussi, rebelle et transgressif, parfois même détestable pour ses coéquipiers et entraîneurs. C’est dans ce contexte que Johan Cruyff débarque en Catalogne au cours de l’été 73, alors sous le joug du régime de Franco. Voici donc le récit du destin particulier d’un maestro du foot, détonnant sur le terrain comme en-dehors, au cœur du régime franquiste. Un Néerlandais d’origine, catalan d’adoption qui va, tout au long de sa vie, user de sa notoriété pour faire avancer cette cause qui est en partie la sienne : le catalanisme !

Mes que un club

Rebelle et transgressif, Johan Cruyff l’est et il est difficile d’en douter. Son allure longiligne, ses cheveux mi-longs de rock star des 70’s, son rapport au « foot-business » et son tabagisme addictif en témoigne, le Hollandais a décidé d’incarner la « modernité » en son temps et cela ne pourra en être autrement. Pourtant, lorsqu’il arrive au Barça en 1973, Johan et sa famille posent leur valise dans l’un des derniers pays en Europe occidentale vivant sous le joug d’un régime totalitaire hérité des années 30. Bien que Franco ne soit plus tout jeune et que son régime connaisse le crépuscule de son existence, l’Espagne est alors régie par des lois fortement traditionalistes, antimodernistes, conférant notamment à l’Eglise un poids fort dans la société. Surtout, c’est par un système hautement centralisé que Franco impose ces lois à son peuple, sans ménagement quelconque envers les Catalans ni les Basques, accusés d’avoir soutenu massivement les républicains lors de la guerre civile.

À la suite de la victoire de son camp nationaliste sur les républicains lors de la guerre civile espagnole, Franco prit en effet soin d’imposer des restrictions fortes, et parfois symboliques, pour faire payer les territoires qui s’étaient opposés à lui. La Catalogne, alors siège de nombreux acteurs du camp républicains, tels que le syndicat anarchiste CNT ou encore la Généralité de Catalogne, fut placée en tête des territoires qui devaient payer. Outre le douloureux héritage laissé par les franquistes avec, par exemple, l’exécution du président de la Généralité, Lluís Companys, au sommet du Montjuïc en 1940, Franco, depuis la capitale madrilène, imposa à la Catalogne et à ses velléités d’indépendance une série de restrictions sévères et humiliantes. Le catalan fut désormais interdit à l’intérieur des foyers familiaux comme dans l’espace public, le statut d’autonomie fut retiré à la région, les publications traitant de ce sujet furent brûlées, censurés et interdites. Enfin, la politique économique de Franco conduit l’Espagne, et la Catalogne de surcroît, à pratiquer des salaires extrêmement bas, à interdire le droit de grève et à réduire les réglementations du travail à leur plus simple expression. 

Pourtant, lors de son arrivée au Barça, le style de Cruyff, moderne, libertaire et sûr de lui, trancha largement avec le paradoxal manque de charisme du vieillisant tyran Franco. Les transgressions répétées du Hollandais à l’encontre du régime franquiste ont très probablement contribué à mettre le premier pied du dictateur dans sa tombe. Lors du décès de Cruyff, cette fois, un supporter de longue date témoigne d’ailleurs en ce sens : “Franco était encore au pouvoir et on ne pouvait pas porter les cheveux longs à cette époque sans passer pour un travesti. Lui, le faisait“. Ne pas savoir s’encombrer de la norme, c’est peut-être ce qui caractérise alors le plus Johan Curyff. Transformer son nom « Cruijff » en un « Cruyff » plus facile à prononcer, il l’a fait. Porter un costume avec un énorme blason Puma sur la poitrine et marquer par là même les annales des plus belles fautes de goût, il l’a fait. Entrer en conflit avec sa fédération parce que les maillots Adidas ne proviennent pas de son équipementier personnel et retirer une des trois bandes qui caractérisent la marque, ça aussi, il l’a fait. Enfin, être le premier capitaine sous l’ère Franco à porter un brassard sang et or alors même que ce signe d’une ferveur nationaliste renaissante était caché et dissimulé, il l’a fait… Et le barça lui a d’ailleurs bien rendu.

Dans son livre, La fonction politique du Barça, Ramón Miravitllas explique alors qu’à partir de 1972, dans l’enceinte du Camp Nou, les annonces se font en espagnol et en catalan, ce qui ne manque pas de faire bondir le gouverneur civil. En arrivant à peine un an plus tard, toujours selon l’écrivain, “Cruyff commence à réaliser qu’à Barcelone, il y a une langue différente, une façon d’être différente. Cela va imprégner sa personnalité“. Pour l’éditorialiste Manuel Vázquez Montalbán, le barça est même devenu pendant la dictature franquiste “la troupe symbolique et sans armes de la Catalogne“. Plus qu’un club donc… C’est ce message que va subtilement faire passer Narcís de Carreras, lors de son entrée en fonction au poste de président du FC Barcelone en 1968. Dans son discours en castillan, comme la loi l’oblige, il déclame que le barça est « Mes que un club », littéralement, « plus qu’un club ». Une phrase qui reste, plus de cinquante ans après, encore inscrite au Camp Nou par des sièges jaunes sur fond bleu, face à la tribune présidentielle. Tout un symbole !

“Je ne suis pas religieux. En Espagne, les 22 joueurs font le signe de croix avant d’entrer sur le terrain. Si ça marchait, tous les matches devraient se terminer en résultat nul.”

Bien qu’accueilli comme le messie à Barcelone (sans jeu de mot téléphoné, promis), son transfert est pourtant loin d’avoir été une évidence. Plus que le meneur de jeu hollandais, c’est l’attaquant allemand Gerd Müller que souhaitait recruter Rinus Michel. Finalement, l’arrivée de Johan Cruyff dans cette société en apparence opposée à son style de vie va se transformer en véritable combat politique, fait de passes d’armes successives entre le régime de Franco et son administration d’un côté, puis Johan Cruyff et le Barça de l’autre.

La première en date se déroule au début du mois de février de l’année 1974. Cela fait alors quelques mois que le néerlandais porte les couleurs barcelonaises et sa femme, Danny Cruyff, doit alors accoucher de leur troisième enfant. De peur de louper le Classico qui doit se dérouler le 17 février, le clan Cruyff décide d’avancer l’accouchement d’une semaine. C’est ainsi que naît Jordi le 9 février à Amsterdam. Huit jours plus tard, le FC Barcelone de Rinus Michels, mené par un Cruyff au sommet de son art, piétine le Real Madrid de Franco, chez lui à Santiago Bernabeu, sur le score de cinq buts à zéro. L’humiliation pour Franco ne s’arrête pas là. Quelques jours plus tard, en allant déclarer la naissance de son nouveau-né, la star hollandaise se voit refuser sa déclaration de naissance par un fonctionnaire espagnol au motif que le prénom catalan « Jordi » serait interdit par le régime franquiste. Johan Cruyff, alors bien conscient de sa stature et auréolé par le pied de nez que son équipe vient de faire subir à l’Etat central espagnol déclare : « Si tu ne veux pas le faire, tu ne le fais pas, mais ne viens pas te plaindre ensuite ». Finalement, et comme souvent, c’est le Hollandais qui l’emportera et Jordi Cruyff deviendra officiellement le premier « Jordi » inscrit sur les régimes franquistes. Plus tard, en apprenant l’arrestation d’une centaine de prisonniers politique par les autorités, la star hollandaise se retrouvera à envoyer des photos dédicacées à son amis éditeur Xavier Le Floch, alors emprisonné, ainsi qu’à ses camarades, et déclarer à posteriori : ‘’Sans doute parce que j’étais Néerlandais, très connu, que personne ne pouvait me toucher, c’est pour ça que je me suis dit : bon, tu peux le faire’’.

Plus globalement, tout au long de son passage au barça en tant que joueur, Johan Cruyff et son entourage restent conscients du statut d’intouchables que leur offre l’aura de l’emblématique numéro 14. Le président de l’époque Armand Carabén ne se privera d’ailleurs pas d’utiliser l’aura de son prodige pour exposer la cause de la catalogne aux yeux du monde ! En déclarant, dès son arrivée, qu’il avait préféré signer au FC Barcelone plutôt qu’au Real Madrid franquiste qui lui offrait un salaire bien supérieur, Johan Cruyff deviendra aux yeux des supporters, « El Salvador » (le sauveur), bien avant d’illuminer les terrains espagnols de sa grâce.

Malheureusement pour les Catalans, l’état de grâce sera de courte durée. Après une première saison victorieuse, il faudra attendre 1978 pour voir un nouveau trophée, la toute fraîchement renommée « Coupe du Roi », revenir dans la ville du Parc Güell et de la colline Montjuïc. En cause selon Cruyff, un championnat gangrené par la corruption, mêlant intérêts politiques et sportifs, qu’il illustre notamment par son exclusion plus que litigeuse face à Malaga le 6 février 1977. Ce dernier trophée n’empêchera pourtant pas Johan Cruyff de quitter Barcelone (et le monde du foot pense-t-il alors) à l’été 1978. Pourtant, il ne le sait pas encore, mais l’histoire barcelonaise de Johan Cruyff, devenu Johan Cruyff auprès du public catalan, n’est pas finie. Loin de là.

“Jouer au football est très simple, mais jouer simple au football, c’est la chose la plus difficile qui existe.”

Finalement, après une fin de carrière mouvementée, le triple Ballon d’Or prend place en mai 1988 sur le banc du barça cette fois. C’est ainsi que pendant plus de huit ans, Johan (ou Joan) Cruyff va se faire le véritable architecte de la maison blaugrana. Le style de jeu, la formation, l’état d’esprit, tout y passe. Après avoir régné sur les pelouses en raflant trois ballons d’or, c’est sur les bancs de touche que le Hollandais souhaite laisser sa griffe. Pour cela, Johan Cruyff s’inspire de l’Homme à qui il doit (presque) tout, Rinus Michels. On pourrait alors s’étendre durant des heures et des lignes sur ce que Johan Cruyff a, quant à lui, apporté au FC Barcelone. Toutefois, il semble important de souligner qu’en atteignant, pour la première fois le toit de l’Europe avec le barça en 1992, Cruyff et ses joueurs se sont pleinement inscrits dans la reconstruction et la période faste qu’a connu le royaume d’Espagne à la suite de la chute du régime franquiste, au cours des années 80 et 90. L’événement le plus marquant de cette période est certainement l’organisation des Jeux Olympiques, à Barcelone, toujours en 1992. Au milieu des Carl Lewis, Steve Redgrave, Marie-José Pérec ou encore de la légendaire Dream Team portée par Jordan, Bird, Johnson et consorts, la sélection espagnole remporte l’or au football, portée notamment par Josep Guardiola et Luis Henrique qui porte alors les couleurs… du Real Madrid. A l’heure de son départ, en 1996, Cruyff laisse alors en héritage une autre « Dream Team », portée cette fois par Zubizarreta, Laudrup, Koeman, Stoichkov, Romario ou encore Guardiola, et une philosophie, encore aujourd’hui inscrite dans l’ADN la plus profonde du FC Barcelone. Il aura donc fallu moins de temps à Cruyff pour construire sa propre légende et celle de son club de cœur, qu’à Antoni Gaudi pour achever sa Sagrada Família.


Finalement, que ce soit sur un terrain, sur un banc de touche ou dans sa vie quotidienne, Johan Cruyff n’aura jamais su (et là réside sûrement son talent !) rendre les choses compliquées. Qu’il s’agisse de jouer en une touche de balle ou de dire, comme tel, ce qui lui vient à l’esprit, ce qu’il pense réellement et sans ambigüités, est sans aucun doute ce qu’il laisse aujourd’hui en héritage aux footballeurs du monde entiers, d’Amsterdam à Los Angeles en passant, bien sûr par Barcelone. Du côté de la catalogne, l’œuvre d’El Salvador est sûrement perçue de façon encore peu différente. En apportant son génie et son caractère parfois détestable du côté des sangs et or, Johan Cruyff, reste celui qui aura enterré Franco avec son ballon puis reconstruit « l’après », son blazer de coach sur les épaules. Favorable à l’indépendance ? D’aucuns sauraient l’affirmer, mais fervent soutient de l’autodétermination, pour sûr ! Il emmène avec lui, le 24 mars 2016, son amour fou pour cette région dont il aura été le sélectionneur symbolique entre 2009 et 2013, aboutissement d’une incroyable aventure réciproque entre un homme et un territoire. Plus que le parcours d’une vie, celui d’une région, d’un peuple et, à coup sûr, d’une identité.

Par Julien Monveneur

La liberté guidant Cruyff par Pauline Girard

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