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Espagne, la génération d’après

De la nuit étoilée de Johannesburg le 11 juillet 2010 à un terne match nul face à la Suède dans la chaleur andalouse le 14 juin dernier, la trajectoire de la Roja durant cette dernière décennie est loin d’être rectiligne. Reine du concert des nations footballistiques avec sa génération dorée au tournant des années 2010, l’Espagne peine à se relever de ses exploits qui, désormais, appartiennent au passé. A en juger par le faible engouement autour de l’équipe nationale à l’aube de l’Euro 202(1), les aficionados semblent déjà résignés à sortir par la petite porte du tournoi continental.


Une génération exceptionnelle (2008-2012)

Iniesta, Xavi, Casillas, Torres et cie : personne n’a oublié l’émergence de ce groupe aux yeux du monde entier dans les stades autrichiens et suisses. Cette génération qui parviendra sur le toit du monde un soir de juillet 2010 et réussira le back-to-back à l’Euro 2012 tout en signant la victoire la plus large lors d’une finale d’Euro (4-0 contre l’Italie). A jamais les premiers.

Une génération exceptionnelle et des titres grandioses certes, mais un processus et un schéma de jeu différents comme nous l’explique Christophe Kuchky, journaliste sportif pour Les Cahiers du Football et co-auteur de plusieurs ouvrages tactiques : « En 2008 c’est un peu à part : il y a Torres et Villa qui sont vraiment les deux meilleurs joueurs de l’équipe, ou en tout cas les deux qui font que tu gagnes beaucoup de match. Ils permettaient de concrétiser les temps forts mais également d’avoir cette possession et ce ratio occasions crées/concédées qui était toujours en faveur de l’Espagne. Alors qu’en 2010, c’est un petit peu différent puisqu’il y a des matchs avec beaucoup de possession et cette capacité à ne jamais avoir de temps faibles et de concéder quasiment aucune occasion. En 2012, l’équipe se cherche un peu aussi ; ils frôlent l’élimination en phase de poule et on a une recherche permanente de la bonne formule avec une alternance entre Negredo, Torres, et Fabregas. »

Pour Carlos Martin Rio, rédacteur chef de la revue espagnole Panenka : « La différence entre l’Euro 2008 et les tournois 2010 et 2012 est qu’en Afrique du Sud, en Ukraine et en Pologne, l’Espagne faisait déjà partie des favoris. En 2008, ils sont arrivés avec un traumatisme sur le dos et beaucoup d’incertitudes : Aragones avait entamé un renouvellement de l’équipe (avec la non-sélection de Raúl, ndlr) qui n’avait pas plu à une partie de la presse et des supporters. En 2010 et 2012, ils n’ont fait que confirmer leur statut et capitaliser sur les talents de la meilleure génération de l’histoire. Et ces deux titres (2010 et 2012) ont été remportés sous la direction d’un autre entraîneur : Vicente Del Bosque, ce qui constitue une autre différence majeure. Bien que Del Bosque soit dans la continuité, il a compris que seules les choses essentielles devaient être revues et adaptées pour que le cycle ne s’arrête pas. Si l’on compare 2010 et 2012, la grande différence est la solidité avec laquelle le titre a été remporté. En 2010, l’Espagne a gagné tous ses matchs à partir des huitièmes de finale sur le score de 1 à 0, bien qu’elle ait été la meilleure équipe, et a eu beaucoup de mal en finale. À l’Euro 2012, s’il est vrai qu’ils ont dû recourir aux tirs au but en demi-finale contre le Portugal, ils ont balayé la France en quart de finale et l’Italie en finale, 4-0. »

Le jour d’après ou l’échec du renouvellement générationnel

Après avoir tout gagné et régné sur le monde pendant cinq ans, les espoirs de back-to-back mondial sont permis. Pourtant, la fin de cycle semble inéluctable et la malédiction des vainqueurs de Coupe du monde sorti au premier tour, elle, n’a pas pris une ride. Une équipe vieillissante, dont la moyenne d’âge était alors de 28,5 ans soit l’effectif, certes, le plus expérimenté mais également le plus âgé. Peu de renouvellement : 15 des 23 joueurs étaient présents lors du sacre en Afrique du sud avec un modèle de jeu désormais connu de tous.  L’histoire n’est qu’un éternel recommencement, après s’être vu infliger une manita par les compagnons de jeu du nouveau hollandais volant Robin Van Persie ; une défaite nette et sans bavure contre l’autre Roja, celle du Chili cette fois, et malgré une victoire honorable 3 à 0 face à une faible Australie, l’Espagne tire sa révérence sur la scène internationale pour un temps.

Au tour de l’Euro 2016, la Roja toujours tenante du titre, souhaite se racheter auprès de ses « seguidores » en effectuant un parcours au moins honorable, sinon victorieux. Si l’effectif est quelque peu remanié avec l’intégration de nouvelles têtes, à l’instar de Lucas Vazquez et Alvaro Morata, le fond de jeu lui n’est pas renouvelé pour autant. Del Bosque, toujours à la tête de la sélection, continue de prôner un jeu de possession fluide et percutant, mais les adversaires de la Roja savent désormais à quoi s’attendre et acceptent la domination sans partage pour pouvoir contrer et porter l’estocade à la défense espagnole ; comme ce fut le cas en huitièmes de finale contre l’Italie (encore elle) pour sa revanche (2-0 pour la Squadra Azzura). Cette fois l’Espagne est certes sortie de la phase de poule dans un groupe assez relevé, composé de la Croatie, la Turquie et la République Tchèque. Mais le cap des huitièmes de finale sera fatal. Le moteur semble dès lors grippé et le camouflet ne tient plus : oui l’Espagne a toujours autant le ballon, oui elle se procure des occasions mais les celles concédées sont désormais plus dangereuses et le pressing moins bien exécuté.

Pénalty de Sergio Ramos face à la Croatie en phase de poules de l’Euro 2016

Pour Carlos Martin Rio, ce passage à vide était inéluctable : « Après la meilleure génération de tous les temps, l’Espagne a connu des années de régénération pendant lesquelles la vieille garde a baissé son niveau et a laissé sa place à d’autres joueurs. Une nouvelle fournée qui, dans de nombreux cas, n’a pas répondu aux attentes ». Le constat de Christophe Kuchly rejoint également cette idée : « Les centres de formations du Barça et du Real n’ont pas eu tant de générations de supers joueurs qui sont arrivés ces dernières saisons. Finalement, celles qui auraient dû être au top maintenant n’ont pas forcément convaincu. Typiquement on peut citer Koke, Isco, Saul Niguez, ou Asensio : si tous avaient atteint le potentiel qu’on pouvait leur prédire, il y aurait dû avoir une base suffisante pour avoir une grande équipe. Quand on voit le noyau des trois grands clubs espagnols, il y a quand même beaucoup d’étrangers, et finalement les Espagnols ne sont pas forcément ceux qui tirent le groupe vers le haut. Le non-avènement de ces grands joueurs fait que la maîtrise du milieu de terrain, la maîtrise du jeu, cette capacité à avoir 70 % de possession et de gérer le tempo du match sans connaître de temps faible, est plus difficile. »

Nouvelle Coupe du monde, nouveau sélectionneur, nouveaux joueurs, une Marcha Real toujours sans parole, et près de deux ans d’invincibilité voici venu le temps de la génération d’après. Certains tauliers s’en sont allés, à l’image de Xavi et Casillas, c’est à une autre génération dorénavant de prendre le pouvoir : celle des champions d’Europe Espoirs 2013. L’espoir renaît de l’autre côté des Pyrénées, Vicente Del Bosque a été remplacé par Julen Lopetegui, le Real Madrid marche sur l’Europe avec trois Ligue des champions remportées successivement et Marco Asensio, selon notre très cher Fred Hermel, doit devenir le plus grand joueur de son époque devant notre Kyky national. Malgré de belles promesses, la Roja ou plutôt la Real Federacion Española de Futbol, décide de virer le sélectionneur en place depuis 2016, deux jours avant le premier match de la bande des Sergio, pour avoir annoncer sa signature en tant qu’entraîneur au Real Madrid après le Mondial. Une crise médiatico-sportive s’empare donc des rangs espagnols et Fernando Hierro, illustre défenseur de la casa blanca, remplace à la hâte le sélectionneur déchu. Il managera ses ouailles seulement quatre matchs car, comme à l’Euro 2016, l’Espagne ne franchira pas les Huitièmes. Plus qu’un échec, c’est la mise à mort de tout un système de jeu : la possession de balle si elle est stérile n’est d’aucun secours lorsque le bus est garé dans la surface de réparation adverse et que la chance vous manque.

Un désintérêt généralisé

Contexte sanitaire oblige, l’Euro 2020 sera donc l’Euro 2021, et si cela a pu arranger certaines sélections (on pense fort à nos bleus) ce n’est pas forcément le cas de l’Espagne. Car des tauliers de la sélection manquent à l’appel dans ce presque monde d’après ; notamment l’emblématique capitaine Sergio Ramos (non sans rappeler le cas Raúl en 2008) et plus largement aucun merengue n’a été convoqué, une première dans l’histoire de la sélection.  Et, bien que de jeunes joueurs aient émergé laissant à nouveau présager des jours meilleurs pour la Roja, à l’instar du barcelonais Pedri, nombreux ont été ceux qualifiés de « cracks » en Espagne, restant finalement des éternels espoirs. L’Espagne n’a plus le choix : elle doit séduire de nouveau pour retrouver son aura d’antan.

Pour Christophe Kuchly, les différences fondamentales entre l’Espagne d’il y a dix ans et celle d’aujourd’hui se trouvent dans le championnat national lui-même : « Je pense qu’il y a aussi la question de la formation mais je vois plus tellement d’idées chez les entraîneurs de Liga, alors que les sélectionneurs sont dépendants des idées majoritaires présentes dans les clubs nationaux. Il y a des sélections où c’est largement infusé, où la grande majorité des sélectionnés jouent dans le même championnat. Là avec ces joueurs là, j’ai l’impression qu’ils ne parlent pas tous le même football et que ceux qui parlent le même n’ont pas un jeu suffisamment moderne. C’est vrai que si l’on prend la pente d’évolution des différents championnats : les idées de jeu, l’intérêt quand on est téléspectateur… Pour moi l’Espagne est clairement devenue le quatrième championnat et on en voit les conséquences se dessiner en sélection. »

“Le non-avènement de grands joueurs fait que la maîtrise du jeu, cette capacité à avoir 70 % de possession et de gérer le tempo du match sans connaître de temps faible, est nettement plus difficile.”

Christophe Kuchly, journaliste pour Les Cahiers du football

Pour Carlos Martin Rio, les problèmes de la Roja ne sont pas à aller chercher du côté du championnat mais bien du côté de la formation : « Cela a beaucoup plus à voir avec l’absence d’une nouvelle génération pour remplacer la précédente. La capacité de la Liga à faire éclore et grandir des talents utiles à l’équipe nationale espagnole reste intacte (cela s’est vu avec l’émergence de joueurs comme Pedri). Le championnat espagnol reste un bon environnement pour que les joueurs talentueux puissent s’installer et acquérir une expérience de la compétition. Les résultats de la sélection dépendront bien plus de l’engagement des principales académies de jeunesse du pays, qui sont chargées de détecter et de développer ces talents, pour voir une nouvelle génération dorée dans l’équipe nationale. » 

Malgré l’arrivée sur le banc espagnol de Luis Enrique en 2018 et la programmation d’une partie des matchs du tournoi à Séville, les supporters sont las et ne s’attendent pas à un exploit. Les rues et les bars sont désertés les soirs de match et la prestation de la « plantilla » lors des premiers matchs ne risque pas de changer la donne. L’Espagne reste tout de même dans son modèle de prédilection : dominer, tenir la possession mais malheureusement le talent offensif, à l’image du timoré Alvaro Morata, reste insuffisant pour redevenir une équipe de premier plan. Il est un constat : La Roja ne fait plus peur. Même si les surprises sont parfois légion dans le football.


Les grandes compétitions passent et se ressemblent pour l’Espagne : un modèle de jeu qui s ‘essouffle, des éternels espoirs et des carences offensives. Dans un groupe qui semble à sa portée, l’Espagne a tout de même quelques surprises dans sa manche pour briguer un éventuel titre d’outsider de cet Euro 2020.

Léna Bernard

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