L'humeur de la rédac'

Eloge du tacle

Le football des cul-terreux contre les impresarios du dribble

Le sociologue allemand Norbert Elias pensait le développement du sport au 19ème siècle comme un élément civilisateur et pacificateur des individus et des collectifs, concourant au processus de pacification des moeurs des sociétés occidentales. Dans le même temps, l’apparition du parlementarisme civilise la compétition politique. Le football, en établissant des règles de conduites uniformes et sanctionnant les comportements déviants, permettrait d’euphémiser la violence et de contrôler la libération des pulsions et des émotions. 

Parlez-en aux Cyrils, Jeunechamp et Rool, qui cumulent 34 rouges et 277 jaunes dans leur besace.


Le tacleur, un ennemi du football moderne

Le jeu moderne, qu’il soit fondé sur la possession ou sur les transitions rapides, érige la justesse technique et la qualité des mouvements individuels et collectifs comme les clés du succès. Sur les plateaux télévisés, les observateurs du ballon rond, ces chroniqueurs en tout genre, ont pour coutume de dire que les meilleurs défenseurs sont ceux qui ne taclent jamais. Par leur placement idoine, leur sens aiguisé de l’anticipation et leur intelligence de jeu, ils ne se retrouvent jamais dans cette position délicate et désespérée de jeter leur corps à terre pour tenter de neutraliser l’attaquant adverse. Aujourd’hui plus qu’hier, les tacles mal maîtrisés des joueurs professionnels, toujours plus véloces et robustes, font des dégâts ravageurs. Ce geste risqué où les crampons en avant frisent les chevilles et les genoux, fragiles articulations, provoque fréquemment des blessures graves et longues indisponibilité. Le temps accéléré du football usant les organismes avec ses 60 matchs par saison accepte de moins en moins ce péril et les absences de ses stars. A tel point que, Michel Platini, artiste par excellence et feu président de l’UEFA, avait un jour envisagé de l’interdire.

Le tacle, labeur du défenseur imparfait, constitue pour le football des paillettes l’emblème du vilain, du besogneux, de l’anti-esthète, de ces hommes qui saccageraient les oeuvres d’art dans un musée. Symbole du joueur dépourvu de talent aux pieds carrés cherchant par jalousie à briser le génie et la créativité des esthètes, le tacle est méprisé. Soner Ertek en sait quelque chose. L’infortuné défenseur de la modeste formation de Chasselay, avait en 2014, à quelques mois de la Coupe de Monde au Brésil, brisé le genou de la star colombienne de l’AS Monaco, Radamel Falcao, suite à un tacle engagé lors d’un 16ème finale de Coupe de France. Ce simple joueur amateur, submergé par un flot de menaces de morts, est devenu pendant quelques semaines l’assassin le plus sanguinaire de la planète.

Idole du monde amateur et des supporters

Pendant ce temps, sur les réseaux sociaux, de multiples pages dédiées au ballon rond célèbrent à la fois le tacle assassin et les pieds carrés, comme pour exalter le football vrai, le football moche et maladroit des terrains boueux du dimanche en opposition à la grâce du dribble fin et des impresarios qui envahissent la télévision et les matchs professionnels. A rebours du total régal et de la technique souple est promu le jeu des « sans talent » et des brutes épaisses qui sévissent sur les prés communaux de bas niveau. Un football qui s’associe avec un gros bide, une clope et une bonne bière. Devant un parterre de joueurs et entraineurs professionnels hilares aux Marrakech du Rire de 2015, l’humoriste Alban Ivanov résume ainsi sa carrière de footballeur amateur : « sur le terrain, on était plus proche de Teken que de Fifa ». Cette représentation méliorative du tacle dans le monde amateur réaffirme la force du football de Monsieur Tout-le-Monde et ses capacités limités, aux antipodes du sport professionnel déconnecté et joué par des athlètes sur-entraînés qui vont toujours plus vite, toujours plus haut et sont toujours plus forts.

En parallèle, la figure du joueur dur sur l’homme et coutumier du découpage chirurgical est généralement très appréciée des tribunes. Pour le supporter, au-delà de son caractère spectaculaire, le tacle permet de mesurer l’engagement physique et la gnaque de ses protégés sur le rectangle vert. Il distingue les besogneux au maillot humide des artistes nonchalants. Les Sergio Ramos, Mark van Bommel, Joey Barton, Marco Materazzi, transpirants la virilité et la férocité nécessaires pour transcender son camp et montrer à l’ennemi qu’il va lui en falloir pour passer, sont des idoles populaires. En Angleterre, où le rugueux kick and rush se meurt lentement, la ferveur des kops accompagnent particulièrement les tacles qui rythment les va-et-vient incessants du ballon d’une surface de réparation à l’autre. 

Parfois, les supporters mettent même la main à la pâte. En juillet 1990 à Feurs, l’AS Saint-Etienne et l’Olympique lyonnais se retrouvent en match amical. Alors que les Rhodaniens mènent 2-1, David Brockers, attaquant des Verts, part seul au but. Dans la sidération collective, un supporter lyonnais prend l’expression du douzième homme au pied de lettre en venant sur terrain tacler le joueur forézien. Félicité à la fin du match par Raymond Domenech, entraîneur de l’OL et plutôt connaisseur en boucherie fine, le sauveur de Feurs fait désormais partie de la légende de la rivalité rhônalpine. 

Le football, comme un bon western, met couramment en scène Le Bon, La Brute et le Truand. Dans La Surface de réparation, le poète François de Cornière réhabilite le rôle du Sergent Sentenza : « Beaucoup d’équipes avaient leur brute attitrée. Un numéro 2 ou 3 bien connu du public pour ses tacles assassins et ses coups par-derrière. On l’avait à l’oeil. Qu’importe ! La brute était toujours fidèle à sa réputation. Et quand l’arbitre, théâtral, le sanctionnait, la brute levait les bras au ciel, l’air tout étonné. On aurait dit un ange. Qui connaît bien son rôle ».

Eric Cantona savait jouer le bon, brute et truand à la fois. Le 5 avril 1988, à 21 ans, le talentueux espoir dispute avec Auxerre un 16ème de finale retour de la Coupe de France face au FC de Nantes de Michel Der Zakarian. Les deux joueurs se connaissent depuis les catégories de jeunes. Les premiers contacts sont rugueux. L’Auxerrois tacle une première fois le Canari et prends une biscotte. Robert Wurtz, l’arbitre de la rencontre, se souvient : « J’ai vécu ce que, de toute ma carrière qui est pourtant assez longue, je n’ai jamais vécu. Cantona est venu vers moi quand je lui ai donné le carton jaune, et m’a dit : “Vous pouvez préparer le rouge.” » Une minute plus tard, à la 37ème, il démontre alors tout le potentiel de ce que fera la légende du King outre-Manche. Les deux pieds décollées, il s’envole pour découper l’actuel entraîneur de Montpellier. Aussitôt expulsé, il quitte le terrain après un bras d’honneur à la tribune principale. Incorrigible.

Empotés et inélégants, les tacles d’attaquants rappellent ô combien ce geste est un art, au même titre qu’une frappe en pleine lucarne ou les dribbles soyeux qui mettent l’adversaire sur les fesses. N’est pas Francis Llacer qui veut.

Loin des paillettes, le cul par terre : l’art des laborieux

Francisé de son origine anglaise tackle (plaquage), le tacle se caractérise par le risque absolu pris par le défenseur. Dernier recours pour stopper l’adversaire dans le football, il rappelle au défenseur son noble rôle de sauveur. Balançant son pied, son poids et toute sa fierté vers le ballon, le tacleur joue tapis. S’il n’attrape ni le ballon ni l’adversaire, le malheureux est rayé de la carte. S’il est parfait et sans fioritures, le tacle se révèle efficace mais sans odeur. En revanche, la sensation procurée par le tacle engagé sur le ballon, mettant l’opposant sur les fesses et dont la légalité est approuvée par l’homme en noir, est ineffable. La puissance se marie avec l’esthétisme et la souplesse. L’herbe verte vous accueille chaleureusement, la synthétique vous brûle, le bitume vous arrache. En vous relevant, héroïque et fier, vous avez le sentiment d’un chef de guerre lançant ses troupes à l’abordage , à l’assaut du but adverse dans la contre-attaque. Parfois, vous entendrez un doux « Oh moi je bosse moi demain matin ! » accompagné de noms d’oiseaux de la part de victime. Le jeu en vaut la chandelle.

Crime pour les esthètes et les thuriféraires d’un football de l’esquive, le tacle est une frustration permanente pour l’amoureux du jeu léché. Il annihile le génie individuel et la créativité collective. Il empêche le football d’être trop beau. Comme le défenseur marseillais Rod Fanni en 2014, lorsqu’il se jette pour détourner désespérément le cuir, empêchant Lucas Moura d’inscrire l’un des buts les plus spectaculaires de l’histoire des Classiques au terme d’un rush supersonique. Perpétuel poil à gratter, il est une épée de Damoclès permanente pour celui qui ose s’infiltrer dans les défenses. Rendant les offensives moins souvent fécondes, il transforme le commun en rare et le beau en sublime.

Pas de tacle, pas de dribble

En définitive, la première vertu du tacle est de pousser le génie dans ses retranchements. Il le force à ne pas se reposer sur ses lauriers, à inventer encore et toujours des gestes imprévisible pour surprendre les défenses.  L’essayiste Olivier Guez, dans son Eloge de l’esquive, met en lumière comment les premiers footballeurs noirs et métis brésiliens se sont émancipés de la brutalité impunie des joueurs blancs par leur sens du dribble et de la feinte. Ces jeux de jambes, inspirés de la figure littéraire des malandros et de la capoeira, danse héritée de l’esclavagisme, ont conquis le monde au fil des exploits brésiliens. Spectaculaires et harmonieux, ils mettent les défenseurs sur le talons et font lever les foules.

Que serait le dribble sans le tacle ? Comment sublimer l’esquive dansante des équilibristes du ballon rond dans ces inextricables forêts de jambes folles ? Que retiendrait-t-on du Ronaldinho de 2006 sans un Gattuso le pourchassant lors de demi-finale de Ligue de Champions entre le FC Barcelone et le Milan AC ? Que deviendraient les épopées chevaleresques d’un Sindelar, d’un Garrincha ou d’un Messi sans les défenseurs assoiffés de sang tentant désespérément d’arrêter le génie ? 

Gavroche a besoin d’embûches sur son parcours.

Par Guillaume Vincent


Sources – bibliographie

François de Cornière, La Surface de réparaation, Editions Le Castor Astral, 1997, dans Patrice Delbourg et Benoit Heimermann, Plumes et Crampons. Football et littérature, La Table Ronde, 2006, p.287

Olivier Guez, Eloge de l’esquive, Grasset, 2014

Luc Robène et Dominique Bodin, Sport et violence. Repenser Norbert Elias, Hermann, 2018

Alban Ivanov au Marrakech du Rire, 25 juin 2015, M6

« Petites histoires de tacles », Les cahiers du football, Mevatlav Ekraspeck, 2017. Lien URL : http://www.cahiersdufootball.net/article-petites-histoires-de-tacles-6518

« Il y a vingt-cinq ans, le tacle fou d’Éric Cantona », Le Monde, Henri Seckel, 2013. Lien URL : https://www.lemonde.fr/sport/article/2013/04/05/football-il-y-a-vingt-cinq-ans-le-tacle-fou-d-eric-cantona_3154621_3242.html

« Faut-il interdire le tacle ? », Onze Mondial, Lanis Periac, 2013. Lien URL : http://www.onzemondial.com/non-classe/faut-il-interdire-le-tacle-2

« Avec le supporter de l’OL qui a taclé un joueur de Saint-Etienne », Vice Sport, 2017. Lien URL: https://sports.vice.com/fr/article/avec-le-supporter-de-lol-qui-a-tacle-un-joueur-de-saint-etienne

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