L'humeur de la rédac'

Comment parler des matchs que l’on a pas vu ?

Vous ne voulez pas payer Mediapro et sa nouvelle chaîne Téléfoot pour suivre le football français l’année prochaine ? 

Vous n’êtes pas Marcelo Bielsa, qui se farcit les 60 derniers matchs de chaque équipe qu’il affronte afin d’en apprécier les plus fins rouages ? 

Vous avez quitté la moiteur de votre colocation étudiante et ce traquenard de canapé qui vous rendait capable de mater sans roupiller le multiplex Ligue 2 du vendredi soir, les 10 matchs de Ligue 1 et les plus grandes rencontres européennes de votre léthargique week-end ?

Caviar vous donne les billes pour vous s’exprimer librement et sans honte sur les matchs que vous n’avez pas vu.


Alors que les entraîneurs se plaignent fréquemment du rythme infernal des calendriers européens qui les mettent leurs protégés sur le pont tous les trois jours, le (télé)spectateur doit suivre la cadence. Entre passionnés, la pression sociale pousse chacun à ingérer le plus grand nombre de rencontres pour participer au débat et parler avec pertinence de football.

La vie de mordu de ballon rond nous conduit fréquemment, dans toutes sortes de situation du quotidien, à parler de match que l’on a pas vu, de rencontres que l’on connaît à peine, de souvenirs qui nous effleurent. Comme ces débats passionnés de vos collègues le lundi matin sur l’OM-Toulouse de la veille. Comme votre vieil entraîneur qui vous demande de jouer comme le Milan AC d’Arrigo Sacchi lors de la finale de Coupe d’Europe en 1989 (victoire italienne 4-0 contre le Steaua Bucarest). Comme votre beau-père qui disserte en repas de famille sur le Brésil de 1970 et le but fantastique de Carlos Alberto en finale de la Coupe du Monde comme si vous étiez né.

Savoir se repérer dans les saisons et dans les matchs

Le football est une succession de saisons. Une saison est une suite de matchs. Connaître le football ne revient pas à voir vu tous les matchs, mais de posséder une véritable de vue d’ensemble sur ceux-ci. Connaître le football, ce n’est pas avoir vu telle ou telle rencontre et de la connaître dans ses moindres détails, mais cela consiste à savoir se repérer dans l’ensemble et d’être capable de situer un élément par rapport à un autre. Par exemple, il s’agit de se rappeler que Liverpool a laissé échapper le titre de champion d’Angleterre le 2 décembre 1990 face à Arsenal, le 25 avril 1997 face à Manchester United, le 27 avril 2002 à Tottenham, le 18 avril 2009 face à un Arsenal lors d’un mémorable 4-4, le 27 avril 2014 face à Chelsea et la glissade de Steven Gerrard et le 3 janvier 2019 face au City de Guardiola, tous ces tournants entretenant une période maudite de trois décennies.

Cette maîtrise des relations des matchs et des saisons entre eux, qui s’accommode de l’ignorance d’une grande partie de l’ensemble, vous dotera de la vue d’ensemble vous permettant d’être à l’aise face à votre d’interlocuteur et de masquer votre méconnaissance du détail. L’appréhension du tout permet de naviguer et de se repérer dans l’extrême foisonnement d’un domaine aussi large que le football.

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Votre faculté à parler pertinemment d’un match sans l’avoir vu devra également s’appuyer sur votre capacité à disposer de la vue générale du match, sans en connaître les détails, puisque que vous ne l’avez pas vu. Le visionnage d’un résumé ou de quelques bribes peuvent suffire à développer une analyse sagace. Votre acuité dépend évidemment de votre niveau de compétence technique pour déchiffrer le jeu dans ses aspects techniques et tactiques et de vos notions sur les identités de jeu des équipes concernées. Equipé de ces pouvoirs, vous êtes en état de saisir la substantifique moelle du match et d’enclencher une discussion avisé avec votre interlocuteur.

De l’oubli généralisé à la mythification

A l’instar de la lecture d’un livre, le visionnage d’une rencontre, même attentif, constitue un processus d’oubli permanent. L’intensité d’une rencontre sur une durée réduite, 90 minutes, présente un tel flot d’informations et d’éléments que l’immense majorité est évaporée quasiment instantanément. A la fin du match, tout est rapidement brouillé, il vous reste seulement des fragments sur lesquels se bâtiront les souvenirs. Il vous arrive même d’oublier que vous avez vu tel match, même si vous vous êtes déplacé au stade, même parfois en l’ayant joué vous-même.

De ce mouvement amnésique s’érige les mythes. La finale de Coupe d’Europe 1976 où l’AS Saint-Etienne bute les poteaux carrés du Bayern Munich est rapidement devenue une légende selon laquelle les Verts archi-dominent les Allemands. Pourtant, le re-visionnage du match laisse apparaître une rencontre assez équilibrée, qui tourne à l’avantage d’implacables Munichois. 

Parler de football, c’est parler de soi

Souvent, le match sert d’écran, de support sur lequel nous discourons de manière imprécise avec lequel interfère en permanence de manière freudienne nos fantasmes, traumatismes et illusions. Nous analysons un match de football à travers un prisme particulier issu des représentations collectives et individuelles, fruit de notre identité et notre histoire. Influençant notre lecture du jeu, elles relèvent d’identités collectives, par exemple l’ensemble des supporters d’une équipe, et individuelles, propres à l’histoire personnelle de chacun. Ensemble, elles forment notre système de réception du match.

Les débats autour des matchs de football relèvent donc de confrontations de représentations du monde. Le supporter belge n’a naturellement pas la même analyse de la demi-finale de la Coupe du monde 2018 que le supporter français. Dans certains cas, le football n’est qu’un même qu’un objet d’oppositions sociales, politiques ou religieuses plus profondes sur lesquelles se bâtissent de nombreuses rivalités (Rangers-Celtic à Glasgow, Fenerbahçe-Galatasaray à Istanbul ou encore Spartak-CSKA à Moscou).

La discussion autour d’un match de football constitue donc un espace d’ambiguïté et d’imprécisions du fait de notre mémoire fragmentée, dans lequel domine notre lecture propre du match du football. 

Ici se trouve l’essence des débats passionnés.

De cet océan de football demeure tout de même un îlot protégé de matchs ou de bribes de matchs qui façonne notre personnalité et notre rapport au ballon rond. Ces évènements marquants, constitutifs de notre identité propre – collective et individuelle-, constituent un pré carré que toute parole les écornant blesse au plus profond de l’âme. Il peut s’agir de défaites traumatisantes, comme pour les Brésiliens le 7-1 de la demi-finale de Coupe du Monde en 2014 ou la défaite contre l’Uruguay au Maracana en 1950, deux drames nationaux, ou de victoires triomphantes, comme celle de la France championne du monde en 1998 contre laquelle toute critique reste interdite.

Réfléchir le jeu, l’art de la critique footballistique

La justesse d’un critique de football ne s’évalue pas au nombre de minutes qu’il consomme. La fine compréhension du jeu, des équipes et des joueurs, du contexte du match permettent à des chroniqueurs comme Habib Beye et Eric Carrière d’analyser souvent brillamment des phases de jeu d’Angers-Strasbourg dont on peut présumer légitimement qu’ils découvrent en direct. Au contraire, les Stéphane Guy et Pierre Menès restent capables de sortir des aberrations sur les matchs qu’ils viennent de commenter. 

L’art de la critique, plus qu’un simple commentaire littéral du jeu, consiste à se détacher de l’objet afin d’exprimer sa conception du football et, finalement, d’être acteur du football et de sa création artistique. Il revient à proposer des innovations techniques et tactiques, d’où l’expression « refaire le match » et notre manie collective à se prendre pour l’entraîneur, et de réinventer les issues des rencontres. L’influence de la critique médiatisée sur la manière de jouer des acteurs de terrain, bien que difficilement quantifiable, n’est évidemment pas anodine. 

Devant la prolifération des rencontres à la limite de l’indigestion pour les joueurs, entraîneurs et spectateurs, l’instanéisation de la communication et des discussions et l’accélération de notre rapport au temps, sachons prendre du recul vis-à-vis du sport-roi et de l’injonction à tout avoir vu. 

Bienvenue en France Mediapro. Ne regardez pas les matchs, parlez-en !


Sources :

Comment parler d’un livre que l’on a pas lu ?, Pierre Bayard, Les éditions de minuit, 2007

Comment regarder un match de football ?, Collectif, Les cahiers du football, 2016

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