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City et nostalgie

À l’heure du football mondialisé et industrialisé, un club, parmi d’autres, incarne au mieux la capacité d’une entité a subitement passer d’une dimension à l’autre. Ce club, c’est le Manchester City FC, qui fut longtemps le « second » d’une ville plus connue pour son coreligionnaire de United. Pour le grand public, cet état de fait change du tout au tout en 2008, lorsque les Citizens sont rachetés par un fonds d’investissement émirati. Ce dernier propulse les premiers sur le devant de la scène médiatique et sportive.

Comment percevoir une entité telle Manchester City (MCFC), spécialement lorsque les millions s’expriment en son nom ? Dans une époque à la consommation effrénée et au football « mondialisé », ce n’est en effet pas une mince affaire. Il faut user d’un sens du recul conséquent, car, si le club est aujourd’hui l’un des plus célèbres au monde et annoncé comme vainqueur potentiel de la Ligue des champions chaque année, son histoire est plurielle et cette dernière mérite notre attention, tout comme la « culture » l’entourant.

Cette prise de recul est bien plus importante que l’on pourrait parfois naïvement penser, presque vitale. Pour comprendre les choses dans leur ensemble, ceci relève du passage obligé, plus encore dans le contexte actuel. Oui, car pandémie oblige, les supporters se retrouvent relégués loin de leur chapelle. Et celle de Manchester, désormais point central du City Football Group (conglomérat de dix clubs professionnels éparpillés sur la planète, de New York à Sydney en passant par Troyes), pourrait facilement nous compliquer la tâche, en plus des risques qu’incombe la consommation du football par le simple biais de l’image en cette période si particulière.

Gloire éternelle et lien social

Deux faits notables de ce début d’année rappelaient le choc symbolique qui oppose différentes époques du football et chapitres de la vie du club de City. Tout d’abord, la disparition du légendaire Collin Bell. Bien loin des noms actuels des Bernardo Silva et autres Sergio Agüero, le joueur qu’il fut évolua sous les couleurs de Man City entre le milieu des années 1960 et la fin des années 1970. Celui dont les funérailles eurent lieu le 26 du mois passé, fut de tous les succès du club jusqu’à détenir le titre honorifique de « meilleur joueur de l’histoire » de l’équipe de sa vie. Une Coupe d’Angleterre, en 1968, deux Leagues Cup, en 1970 et 1976, mais surtout, un titre de champion en 1968 et une Coupe des Coupes en 1970. Cette dernière est d’ailleurs toujours le seul titre européen à l’actif des Citizens. Collin Bell est le grand visage de l’âge d’or de Manchester City. Le club doit patienter jusqu’aux années 2010 et l’arrivée d’une large manne financière avant de connaître un nouveau cycle enchanté.

Depuis sa disparition, Colin Bell, surnommé « The King of the Kippax » par les supporters (en référence au nom de la grande terrace de Maine Road, défunt stade de Man City entre 1923 et 2003), est symboliquement présent à chaque match à domicile, par le biais d’un grand portrait trônant fièrement dans l’Etihad Stadium. Le joueur qu’il a été et ce qu’il représente dans l’histoire des Skye Blues auraient mérité un hommage encore plus grand, avec la présence des fidèles de City. La pandémie, en a décidé autrement pour le moment.

Le légendaire Colin Bell (Reuters)

Des fidèles qu’il est important de questionner, car dans les changements et autres vents et marées, il sont ceux qui veillent à conserver la matrice originelle. La conception d’un club en tant qu’objet social est un vaste débat. Un thème qui fut questionné par des chercheurs du Kent et d’Oxford. Ces derniers, à travers une enquête nommée « United in defeat : shared suffering and Group bonding among football fans » (en français : « Unis dans la défaite : partage de la souffrance et cohésion chez les fans de football »), souhaitaient interroger la notion de communauté au sein des fans, tous niveaux de clubs confondus.

Cette étude, réalisée en 2014 et publiée ce mois, indique que les fans de clubs connaissant plus souvent la défaite tissent des liens plus puissants avec leur équipe. Dans le même temps, la tendance inverse s’observe parmi les grands clubs anglais. À titre d’exemple, tandis que les fans de Crystal Palace sont 34% à déclarer « pouvoir se sacrifier pour un autre supporter de leur équipe », ils ne sont que 9% à penser pareille chose du côté des suiveurs d’Arsenal. Si l’on se tient à ce barème et à ces résultats, les meilleurs supporters d’Angleterre, du moins les plus solidaires entre eux et autour de leur club, sont ceux de Sunderland, Hull ou encore West Bromwich Albion. Sans surprise, les poids-lourds tels Manchester United, Chelsea ou Arsenal cité précédemment, sont les « mauvais élèves ».

Si nous portons un oeil attentif à ces grands du championnat anglais, cette étude constate que les supporters les plus solidaires et attachés à leur équipe sont ceux de Man City, sans pour autant atteindre des pourcentages similaires à ceux de Palace. Ici se trouve un nouveau fait notable. Un point d’explication est à puiser dans le temps long : au regard de l’histoire de City, le rachat de 2008 intervient après une très longue période de vaches maigres. Il y a tout juste 20 ans, entre la fin du siècle dernier et à l’orée de celui-ci, les citizens effectuaient ce que l’on appelle communément « l’ascenseur », entre la Premier League et ce qui s’appelait alors la 1st Division (second échelon anglais).

Finalement, de ce point de vu, cette toute-puissance économique et sportive paraît relativement « récente ». Cette étude universitaire rappelle qu’une défaite et la souffrance partagée qu’elle engendre sont des catalyseurs d’un lien social fort, bien plus que les victoires. De plus, ces défaites influencent l’imaginaire que se fait le fan de lui-même, mais aussi du club qu’il encourage. Malgré cette décennie du renouveau pour les citizens, une certaine image socio-culturelle semble toujours planer dans le ciel bleu des Sky Blues.

There’s Only One Man City

Retour dans le passé. Manchester City n’est pas la machine que nous connaissons aujourd’hui et les raisons de vibrer sont rares. Pourtant, la fierté n’est pas étrangère aux amoureux de cette tenue Ciel et bleu. Plus encore, la popularité du voisin United ne fut jamais écrasante. Au contraire, en tout temps, les deux communautés jouèrent des coudes. Néanmoins, les longues périodes de défaites, ou tout du moins d’absence de titres et de grandes émotions, ne facilitent pas toujours les choses. Plus encore lorsque la fin de l’âge d’or de City coïncide à la montée en puissance de Manchester United, qui, au tournant des années 1980, remporte plusieurs coupes et s’invite régulièrement sur le podium du championnat.

Une fiction peut résumer cet état d’esprit des années 1980 et 1990. Entre fierté d’appartenance, émotions et voisin encombrant, le film réalisé par John Hay en l’an 2000 : « There’s Only One Jimmy Grimble ». La trame est celle d’un jeune amoureux de City, Jimmy, souhaitant intégrer l’équipe de son école, tout en étant pris à la gorge par sa peur de l’échec et ses superstitions adolescentes. Ces dernières disparaissent lorsque le garçon reçoit en cadeau une vieille paire de chaussures de football supposée « magique ». Son talent s’exprime alors de mille feux.

There’s Only One Jimmy Grimble, un film de John Hay (2000)

Au-delà des exploits du jeune Grimble et autres péripéties scénaristiques, ce qui nous intéresse ici est ce que ce film nous dit du City de la fin des années 1990 et du début des années 2000. S’il obtient le respect de ses pairs sur le terrain, Jimmy est tout d’abord la tête de turc de certains de ses camarades plus âgés supportant l’autre club mancunien. Comme il le dit ironiquement en voyant un de ses coreligionnaires martyrisé par un fan de United à l’entrée de son école : « Been a City fan in a ManU jungle, puts me in danger pieces these days » (en français : « Être un fan de City dans une jungle de fans de United m’a mis en danger ces derniers jours »). Plus encore, la fierté d’appartenance du garçon est un large marqueur de son identité. Face aux avances d’un recruteur de United et lorsque celui-ci demande ce qu’il peut y avoir de mieux que Manchester United, il n’hésite pas à lui répondre avec un large sourire plein de malice : « Man City ? ».

Si l’on s’attarde sur la forme, tout film anglais traitant du beautiful game n’en serait pas vraiment un s’il ne faisait pas la part belle au rock anglais. Et ici mancunien. C’est chose faite dès l’introduction et celle-ci nous arrache un sourire satisfait lorsque retentissent les premières notes de Waterfall, l’un des tubes iconique du groupe The Stone Roses. Cette chanson rappelle les liens étroits que tissent le football et le rock alternatif, plus encore à Manchester. Ce courant musical, issu de la scène underground des années 1980 et largement popularisé par ses succès des années 1990, donna naissance à d’énormes musiciens qui sont autant de supporters passionnés.

Dans le groupe qui nous offrit Waterfall, I Wanna Be Adored ou encore Sally Cinnamon, les fans de United sont majoritaires (trois pour un seul supporter de City, Alan Wren). Cependant, au sein d’Oasis, autre groupe largement inspiré par le premier, la situation est toute autre. En effet, les deux figures tutélaires de cet autre célèbre groupe de rock mancunien, Noel et Liam Gallagher, sont des inconditionnels de City. Les deux frères suivent alors les pas du guitariste de renom, Johnny Marr, autre incorruptible de Man City. Celui qui est spécialement connu pour son association avec le parolier et chanteur Steven Patrick Morrissey (au sein de The Smiths, séparé dès 1987), est aussi une des grandes influences de Noel Gallagher d’Oasis et de John Squire des Stone Roses.

Liam et Noel Gallagher, deux figures du rock mancunien et anglais, sous leurs meilleurs apparats

Deux hommes, Noel Gallagher et Johnny Mar, que l’on retrouvait sur le pelouse de l’Etihad Stadium en 2014 pour célébrer, avec les joueurs et leur entraîneur, le quatrième titre du club qu’ils supportent. En 2019, le premier s’invitait au sein même du vestiaire pour le nouveau titre (le sixième) des citizens, accompagné de l’un des tubes de son ancien groupe. De son côté, le frère de Noel, Liam, n’hésite jamais à déclarer son amour pour Manchester City et tout comme son frère, il est un habitué de l’Etihad.

Une passion que les deux anciens d’Oasis tiennent de leur père, comme le confiait Noel Gallagher au Guardian il y a plus de 20 ans. Pour le moins que l’on puisse dire, l’explication s’inscrit dans la droite lignée de l’esprit entourant la réputation familiale : «The reason is basically a family one. My dad hated his brothers. They were all Irish people who came over here and decided to support United. My dad chose City instead, just to piss them off. No other reason than that » (en français : « La raison est essentiellement familiale. Mon père détestait ses frères. Ils étaient tous des Irlandais qui sont venus ici et ont décidé de soutenir United. Mon père a choisi City à la place, juste pour les faire chier. C’est la seule raison »).

L’ancien guitariste d’Oasis (et plus tard son frère, né en 1972), grâce à son père, découvrait alors en 1971 le club qui allait être le sien, ainsi que la terrace Kippax. En dehors du cocasse des anecdotes familiales, ces confidences et cette culture musicale entourant Manchester City rappellent l’importance de la filiation au sein d’une communauté de fans et les valeurs de transmissions qui traversent cette dernière.

Transmissions d’une fierté collective

Un club, spécialement en Angleterre, est bien souvent l’objet d’un culte familial. Cette affection se transmet de père en fils. Ainsi, les équipes disposent de bases solides de fans, peu importe le degré de notoriété et de succès. Il est de ces transmissions filiales qui dépassent le seul cadre mancunien, mais aussi anglais.

C’est le cas de Léo, supporter des Skye Blues depuis « toujours » et 23 ans aujourd’hui. Depuis toujours, oui, car cette passion estampillée « City » débutait il y a deux générations dans sa famille : « Mon grand-père est parti en Angleterre pour changer de vie. À Manchester, sous l’influence de ses collègues ouvriers, il est parti voir jouer City. Depuis, ça n’a pas quitté la famille ». Cette passion nouvelle pour Manchester City se transmet de père en fils et aujourd’hui, Léo suit assidûment la tradition familiale. D’ailleurs, il connaît précocement la joie des matchs au stade, pour ce qui correspond aux dernières années de vie de Maine Road : « De mes 2 à 4 ans je vivais à Manchester et j’ai pu faire la quasi totalité des matchs à domicile ». 

Aujourd’hui, il continue d’entretenir sa passion depuis la France. À cet effet, il est devenu membre de la French Branch, officiellement reconnue par le MCFC. Celle-ci fut fondée en 2017 et compte une cinquantaine de membres, issus des pays francophones du continent (France, Belgique et Suisse). De plus, il se rend autant de fois qu’il le peut à Manchester, notamment les étés, et continue d’échanger avec son grand-père sur cet « héritage », depuis devenu passion commune.

La transmission d’une culture et de l’histoire d’un club ne s’effectue pas seulement dans le cadre familial. Elle existe également dans et autour du stade, notamment par des moyens de communication propres aux fans d’une équipe. Le fanzine, grande tradition des tribunes, est l’un de ces moyens, largement répandu dans les stades anglais mais aussi parmi les groupes ultras continentaux. Celui qui fait le bonheur des travées ciel et bleu se prénomme, bien évidemment, « King of the Kippax ».

Le 253ème numéro du fanzine « King of the Kippax », nous régalant d’un magnifique jeu de mot dont les anglais ont le secret

Ce fanzine fut lancé en 1988 et est toujours édité de nos jours. D’ailleurs, le mois d’avril 2018 fut l’occasion d’en fêter la 250ème édition. Une longévité qui prouve l’importance que possède une telle production parmi les fans de City mais aussi la vigueur qui anime encore cette tradition supportériste outre-Manche.

Le nom de ce « zine » est bien sûr en référence à cette ancienne terrace du même nom, se trouvant jadis dans l’ancien stade de City, Maine Road. Egalement en hommage à Colin Bell, ce nom, suite à la disparition du « King », prend une nouvelle dimension.

Enfin, indirectement, ce nom perpétue le souvenir des tribunes debout, jadis répandu en Angleterre. Celles-ci, dans le sillage de catastrophes comme celle d’Hillsborough en 1989, furent remises en cause dans leur existence même. En 1990, le rapport Taylor entérinait l’interdiction pure et simple de telles structures. La tribune Kippax, concernée par ces mesures, fut reconstruite en 1994. Bien des années plus tard, certaines voix, de plus en plus nombreuses, se lèvent afin de réclamer le retour de ces tribunes dans les stades anglais.

Un tel fanzine est aussi à considérer comme un moyen de pression, une sorte de catalyseur de l’opinion publique interne à l’Etihad Stadium. Les fans se doivent de prendre position sur les affaires de leur club, et pas seulement sportives.

Ce qui fut le cas en 2015, lors du changement d’emblème de Manchester City. Celui-ci fut cependant favorablement accueilli car replongeant dans l’historicité du club et de ses précédentes représentations. En effet, l’emblème actuel du club, par sa forme circulaire, s’inscrit dans la tradition de ceux ayant précédé celui s’étalant de 1997 à 2015. Un emblème dans la droite lignée de celui du premier âge d’or citizen.

À l’heure des clubs considérés tels de vulgaires jouets marketing, cette évolution fut un bonheur pour les suiveurs de City. Comme le confirme Léo, présenté plus haut, en indiquant que le « changement d’écusson est quelque chose qui a beaucoup plu à Manchester, comme a pu le constater des membres de notre branche qui s’y sont rendus ces dernières années pour voir des matchs ». Les fans, désormais comblés par les succès de leur club et l’évolution de leur relation avec leur voisin, désormais d’égal à égal, portent tout de même attention à ce que leur équipe renvoie et à cette culture qui est la leur. Cette évolution visuelle de Manchester City semblait créer une symbiose entre les intérêts d’un supporter et celle de propriétaires évoluant sous des cieux éloignés du territoire du club qu’ils possèdent. Un fait rare qu’il est important de notifier.

L’histoire d’un club se jauge et se comprend sur le temps long. Celle de Manchester City est faite de péripéties nombreuses. Le MCFC, tout d’abord premier grand club mancunien grâce à sa victoire en Cup dès 1904, est par la suite longtemps resté dans l’ombre de son voisin. Aujourd’hui, après un retour sur le premier plan, le club est devenu la maison mère du City Football Group, un conglomérat amenant de nouvelles pratiques économiques et sportives. Au contraire d’autres entités anglaises, noyées par ces nombreux fans et clients qu’ils attirent du monde entier, Man City semble disposer encore d’un certain ancrage socio-territorial. Cependant, ce dernier survivra t-il à cette fuite en avant financière et commerciale qui touche le football anglais ?


Illustration : Théo Mazars

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