Les Red Eagles, ultras arméniens
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Après la révolution de velours, le renouveau du football arménien

En accédant pour la première fois de son histoire au groupe B de la Ligue des Nations, l’Arménie confirme son ascension footballistique dans un Caucause miné par les conflits, le dernier au Nagorno-Karabakh entre septembre et novembre 2020. Après presque trente années d’existence, cette qualification marque le premier succès international de la sélection arménienne de football. Consécutivement à la révolution de velours qui s’est déroulée en 2018, décryptage d’une fédération comme d’une équipe fanion en plein renouveau.


Il est 19h45, heure française, lorsque Bobby Maden porte une dernière fois son sifflet à sa bouche. L’arbitre écossais met ainsi fin au suspense dans ce match de la mort entre l’Arménie et la Macédoine du Nord. Laquelle des deux nations parviendra donc à se hisser dans le groupe B de la Ligue éponyme ? Au coup d’envoi, les Macédoniens, premiers de la poule avec neuf unités, comptent un point d’avance sur les Arméniens. Ces derniers ont, en théorie, l’avantage de jouer cette “finale” à domicile. Mais en pratique, c’est à Chypre, au GSP Stadium de Nicosie, que se dispute l’un des plus importants matchs de l’histoire de la sélection du Caucase.

L’Arménie, le pays où le football n’est pas (encore ?) roi

Si ce match ne s’était pas tenu en novembre 2020, sans la Covid-19 ni la reprise du conflit avec l’Azerbaïdjan, il se serait déroulé avec nombre de certitudes au traditionnel “Stade de la République” d’Erevan. Un match clef devant environ 15 000 amateurs de ballon rond, curieux d’un soir ou fans de toujours désireux de voir leur équipe nationale enfin franchir un palier à l’échelle européenne. Peuplée d’un million d’habitants, la capitale arménienne possède pourtant une véritable arène, le stade Hrazdan, trois étoiles à l’UEFA après deux campagnes de rénovation ayant permis de moderniser cette enceinte soviétique de 54 000 places. Mais voilà plus de neuf ans que la sélection nationale l’a délaissé après un ultime match contre l’Italie lors des qualifications pour la Coupe du monde 2014. Faute d’engouement, même un contexte moins contraint n’y aurait rien changé. Comment l’expliquer ?

Théo Sivazlian peaufine sa formation de journaliste professionnel à Cannes et observe avec attention l’évolution du football en Arménie depuis de longues années. Pour lui, il faut se rendre à l’évidence. Une fois n’est pas coutume, le football est très fortement concurrencé dans le Caucase, particulièrement au pied du Mont Ararat : “Ce n’est pas forcément le sport le plus populaire en Arménie. La lutte, l’haltérophilie ou encore les échecs sont des disciplines très suivies par les Arméniens. Plus largement, les Jeux olympiques d’été, pour les médailles obtenues dans les deux premières disciplines citées, sont très attendus“. La tendance ne s’est pas démentie aux JO de Rio où les quatre médailles arméniennes, une d’or et trois d’argent, furent glanées en haltérophilie et lutte gréco-romaine.

Le football occupe néanmoins une place croissante dans les intérêts sportifs, et la sélection nationale y joue un rôle majeur. Même loin de ses terres, le XI arménien est parvenu à gagner sa place parmi les nations du groupe B grâce à un éclair de son latéral droit Hovhannes Hambartsumyan à la 55e minute d’un match pourtant dominé par la Macédoine du Nord. Surtout, il a contribué à donner de la joie à un peuple arménien secoué après une semaine pesante. Depuis de longues années, un conflit larvé avec l’Azerbaïdjan dans le cadre d’une guerre insoluble au Nagorno-Karabakh, territoire auto-proclamé indépendant du territoire azerbaïdjanais majoritairement peuplé d’Arméniens, s’est poursuivi jusqu’au 10 novembre 2020. Trente ans de diplomatie avortée et plusieurs dizaines milliers de morts, dont quatre mille après la reprise des affrontements directs entre septembre et novembre 2020, ont conduit à un fragile accord entre les belligérants sous l’égide de la Russie.

Si ce succès footballistique ne saurait compenser les conséquences économiques, géopolitiques et sociales de ce conflit, il constitue pour les Arméniens un motif de fierté. La reconstruction politique, économique et plus largement sociétale entamée après la révolution de velours de 2018 est loin d’être achevée.

Le ballon rond comme illustration du renouveau ?

La fédération arménienne de football conserve un lien très étroit avec le pouvoir en place, jusqu’en 2019. Dans la continuité de secteurs pluriels gangrénés par une oligarchie dominant la politique ou encore l’économie du pays depuis son indépendance de l’URSS, un renouveau s’opère. Pour Théo Sivazlian, le moment clef est le départ de Ruben Hayrapetyan, businessman et député du Parti républicain entre 2003 et 2012 accusé de corruption et d’assassinat commandité. Celui-ci a occupé la présidence de la fédération arménienne de football de 2002 à 2018 : “Le changement est, depuis son départ, indéniable, à l’image du récent succès en Ligue des Nations. Cela a permis de donner un nouveau souffle au sein de la fédération, aussi bien sur le terrain, avec l’amorcement d’un renouvellement générationnel, qu’au niveau technique, avec la nomination du très expérimenté Joaquin Caparros. A l’image du système politique arménien avant la révolution de velours, la fédération a vraiment bénéficié de cette ouverture. Avec pour conséquence positive de donner un nouvel élan populaire et un véritable suivi de l’équipe nationale“.

Avec trois victoires, deux nuls et une défaite, Caparros compte l’un des meilleurs bilans de l’histoire arménienne.

Et pour cause, l’arrivée sur le banc de touche arménien de l’expérimenté entraineur espagnol de 65 ans coïncide avec la nécessité d’un autre renouvellement, celui-ci générationnel. Avec 50% de victoires, le bilan du technicien andalou le place à égalité avec Artur Petrosyan, sélectionneur entre 2016 et 2018 et sixième joueur le plus capé de l’histoire de la sélection caucasienne avec 69 piges. Il s’agit là du meilleur pourcentage obtenu depuis les trente années d’existence de l’équipe nationale, série en cours.

Néanmoins, ces succès ont été obtenus sur un socle de joueurs pour leur majorité trentenaires. Un groupe hérité d’une autre période dorée, sous la houlette de Vardan Minassian (2009-2014 puis 2018), recordman du nombre de matchs dirigés avec quarante-neuf unités et adepte d’un jeu particulièrement offensif avec soixante-et-un buts marqués. Non seulement les Arméniens touchèrent du doigt une qualification pour l’Euro 2012 avortée après un match controversé face à l’Irlande, mais ils obtinrent également leur meilleur classement FIFA, avec une trente-cinquième place.

Théo Sivazlian y trouve des similitudes avec les succès actuels : “2012 fut une année probante, marquant la continuité entre les campagnes de qualification pour l’Euro 2012 et la Coupe du monde 2014. Cette période demeure assez légendaire dans l’histoire du football arménien, notamment une victoire 4-0 au Danemark, dans des éliminatoires où l’Arménie était très proche de se qualifier”. En 2021, les Yura Movsisyan, buteur à Copenhague, et autre Edgar Manucharyan ne sont déjà plus là. Gevorg Ghazaryan, Karlen Mkrtchyan et surtout la star nationale Henrikh Mkhitaryan, tous âgés de trente-deux ans, foulent encore les pelouses avec le maillot de la sélection et sont les maillons sur lesquels Caparros prépare le terrain pour les futurs internationaux arméniens.

Bâtir aujourd’hui pour mieux gagner demain

Face à la Macédoine du Nord (1-0), la moyenne d’âge du XI de départ était de vingt-huit ans, tandis que le plus jeune titulaire, Ashak Koryan avait vingt-trois ans au coup d’envoi. Or le technicien espagnol, qui lança avec succès Dani Alvès et Sergio Ramos sous le maillot du FC Séville lorsqu’il y officiait (2000-2005), compte bien honorer sa réputation de formateur pour Théo Sivazlian : “C’est précisément ce qui a attiré Caparros dans le projet arménien : former et lancer des jeunes. Mais il s’agit également de convaincre des binationaux ou joueurs pouvant être naturalisés de rejoindre la sélection. Sous la présidence de Ruben Hayrapetyan, la fédération se bornait à sélectionner des joueurs 100% arméniens, exception faite d’Oscar Pizzelli. Depuis l’arrivée d’Armen Melikbekyan en 2019, qui a nommé Caparros le 10 mars 2020, plusieurs binationaux ont rejoint les rangs de l’Arménie et sont titulaires“.

Malgré une efficacité probante, avec six buts en treize sélections, l’attaquant Aleksandre Karapétian (33 ans) n’est pas une solution de long-terme pour Caparros.

Arshak Koryan, qui a évolué dans toutes les sélections de jeunes russes, a ainsi finalement opté pour l’Arménie en septembre 2020. “C’est l’exemple même du joueur qui n’aurait pas porté le maillot de la sélection si les changements au sein de la fédération n’avaient pas été opérés”, explique Théo Sivazlian. “Il en est de même pour les naturalisations de footballeurs jouant depuis cinq ans en Arménie, comme le Colombien Wbeymar ou le Nigérian Salomon Udo, qui est un titulaire au poste de milieu défensif dans le 4-5-1 de Caparros“. Et le sélectionneur joue un rôle clef dans le choix des nouveaux joueurs à appeler, contrairement aux restrictions connues dans les saisons précédentes, selon Théo Sivazlian : “Le milieu Khoren Bayramyan est un archétype de ces rattrapages tardifs mais salutaires : il est apte à occuper tous les postes du côté gauche, est reconnu depuis plusieurs saisons comme un bon joueur de Rostov, mais dût attendre ses vingt-neuf ans pour enfin être appelé“.

Pas question pour autant de se passer des forces vives qui possèdent déjà une longue expérience internationale, le capitaine, et star Henrikh Mkhitaryan en tête.C’est le joueur le plus célèbre de l’histoire de l’Arménie et le meilleur buteur, série en cours, avec 30 réalisations“, abonde Théo Sivazlian. “Son expérience est essentielle, tout comme son aura nationale et internationale. Il est en pleine réussite dans son club de l’AS Rome, c’est d’ailleurs dommage qu’il n’ait pas pu pleinement prendre part à la dernière campagne de qualification du fait des restrictions sanitaires en Italie“. Conséquence de l’impossibilité de se rendre en Arménie, Mkhitaryan n’a pu disputer que deux des six derniers matchs de la sélection, qui plus est en Pologne, sur terrain neutre, du fait du conflit au Nagorno-Karabakh. Le signal n’en est pas pour autant négatif : la sélection peut aussi gagner sans lui.

Les chantiers sont néanmoins encore nombreux pour Théo Sivazlian : “Le championnat domestique demeure plutôt faible, même si une évolution depuis deux ans est en cours, avec notamment une règle pour encourager les clubs à inscrire davantage d’Arméniens sur une feuille de match, et donc accroitre le vivier de la sélection“. Le jeune journaliste pense également que d’autres joueurs doivent être rapidement appelés : “Je pense notamment à Edgar Sevikyan, né à Moscou et qui, comme Koryan, a fait toutes les sélections de jeunes russes. Il a disputé, à dix-neuf ans, son premier match en Liga pour Levante, et doit être surveillé de près. La question du gardien de but existe également. Bien que très récemment appelé et talentueux, David Yurchenko approche des trente-cinq ans. Il faut également préparer l’avenir à ce poste“.

La sélection arménienne peut compter sur la ferveur de groupes ultras, tels que les Red Eagles, à domicile comme à l’extérieur, comme ici en Macédoine du Nord (2-1).

Les satisfactions restent nombreuses au sein de la fédération arménienne. La sélection de futsal a ainsi pu disputer l’Euro 2020, tandis que le président de la fédération a fait de la poursuite du développement du football féminin, de la lutte contre la corruption et de l’introduction de la VAR, ses priorités. Plus largement, Théo Sivazlian se réjouit de l’engouement potentiel autour de succès futurs de la sélection masculine : “Le pays compte deux fervents groupes Ultras, les Red Eagles et la FAF (First Arminians funds), qui soutiennent en permanence l’équipe, même à l’extérieur. En Macédoine du Nord, ils avaient fait le déplacement et ont marqué le match par l’emploi de fumigènes et le déploiement de banderoles malgré le contexte de Covid-19, traduisant leur détermination. Avec le succès individuel de la star Mkhitaryan et collectif de l’équipe, tous les ingrédients sont réunis pour que de belles pages de l’histoire du football arménien soient écrites“.

Rendez-vous le 25 mars 2021 à Vaduz pour suivre la potentielle progression de la sélection d’Arménie au sein du groupe J dans le cadre des éliminatoires pour la Coupe du monde 2022. Malgré la présence des champions du monde 2014 allemands, une Mannschaft en pleine reconstruction à la recherche d’un nouveau souffle, les Arméniens peuvent espérer viser la seconde place, synonyme de barrages. Pour cela, il faudra aussi disposer du Liechtenstein, de la Roumanie, de l’Islande et d’un adversaire décidément bien connu : la Macédoine du Nord.

A cœur vaillant, rien n’est impossible ? Réponse de Mkhitaryan et consorts le 14 novembre 2021, pour un dernier match d’éliminatoires aux allures de finale face à l’Allemagne à Erevan.

Thibaut Keutchayan

Retrouvez tous les podcast de Théo Sivazlian sur le football arménien sur Twitter : @FootballKentron et Spotify


Images : OneFootball/Imago

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