Rétro

1984, un rêve d’enfance ou naissance de l’équipe de France ? (3/3)

Le dernier rideau se lève. On se dit que les Bleus vont mettre le feu, emballer et enlever le match. C’est logique. Inévitable. Obligatoire.

Au lieu de quoi ? Platini marche. Ferreri a disparu. Giresse le rejoint peu à peu. Les arrières latéraux ? Vaille que vaille, mais sans élan.

Et Bats alors ? Eh bien, rien. Car les Portugais ne s’approchent pas de son but. Ils tournent, ils passent sans effort l’invisible milieu bleu, inondent les ailes. Les tirs sifflent autour de lui, mais bizarrement, rien ne fleurte avec sa surface.

Denisot s’inquiète, Roustan s’étonne et s’offusque, à son habitude.

« Il ne vont pas nous refaire ça… »
« C’est étonnant, ils ne jouent pas. »
« Je ne comprends pas.. »

Le temps passe. Il en reste un. C’est un des magiciens.
Luis est là. Luis est partout. Toujours plus rêche, toujours plus fatigué et toujours plus ferme. Efficace, coriace, obstiné. Il refuse la défaite. Sur le but chaotique du merveilleux Jordao, il était là, évidemment, le bon Luis, la tête dans les mains : « Mais c’est pas possible, qu’est-ce que c’est que ce but de clown ? »

Et depuis, Luis, il court, il n’abandonne pas, nulle part ; il rameute ; il intercepte ; il nettoie le terrain, inlassablement.
Et ça ne sert à rien.

Où est Giresse ? Où, Ferreri ? Et Michel alors, il joue toujours ? Tigana ? Il essaie, mais il perd autant de ballons qu’il en gagne. Le temps passe.

A cette époque, pas de chronomètre à l’image. On nage dans le flou. Denisot, qu’on sent défait, égrène donc toutes les trente secondes « il reste tant », « déjà tant de temps joué », « il reste tant et tant ».
Et puis il s’arrête. Il oublie. A chaque remontée de balle, Roustan répète « Ça ne va pas être facile, ça ne va pas être facile… »

1982 ?

Une atmosphère étrange règne sur la pelouse. Le stade, lui, tient et crie. Il essaie de réveiller ses joueurs, ses idoles, la plus belle équipe qu’on a depuis si longtemps… En réalité, voilà ce que tout le monde pense, et n’ose dire à son voisin : « les Portugais s’amusent, ils se moquent de nos Bleus et nos Bleus, vous savez quoi ? Ils ont peur. Ils tremblent des chaussettes, voilà ce qui se passe ».

C’est à ce moment que jaillit une image du banc. Ce qu’on y voit nous fige : Michel Hidalgo, l’entraîneur amoureux du beau jeu, qui ce jour-là a osé placer 3 milieux offensifs et deux attaquants sur le terrain marseillais, Hidalgo, apôtre d’un football inventif et festif, Hidalgo, aux faux airs de Guy Béart, barde du ballon rond : le voilà soudain, pâle et figé. Il ne reconnaît ni son quatuor magique, ni ses attaquants feux follets, ni sa défense experte et appliquée.
L’image dure peu, mais elle nous glace le sang.

Sauf que Luis, il est toujours là ! Et Tigana, ses ballons perdus ? Il s’acharne. Domergue ? Il compense ses loupés défensifs par ses offensives incessantes.

Et enfin, le miracle se produit, sans qu’on s’en rende compte, nous, spectateurs. Mais Luis le voit. Il comprend. Il sourit. Il sait que c’est bon, c’est reparti : Bossis remonte les ballons. Battiston réussit ses essuie-glaces, il est à bout mais il verrouille l’espace devant Bats. La maison se rassoit. Tout va repartir de la défense.

Alors qu’on chavirait d’angoisse, une attaque brouillonne s’amorce. On la regarde vaguement, sans y comprendre grand-chose. La balle rebondit sur tous les joueurs portugais, repliés en défense, à la manière d’un assaut de rugby. On est à quelques mètres de la ligne d’en-but, et la balle arrive dans les souliers de Bruno Le Roux, l’immense Bruno Le Roux (sic ; Yvan Le Roux, NDLR). Seulement, il est à l’envers, dos au but. Le temps qu’il repère où s’est coincée sous ses crampons cette fichue balle, qu’il la récupère, la contrôle et se retourne pour tirer à l’aveuglette du bout du pied… « Il est trop tard », comme dit Roustan, l’éternel enjoué. Trop tard, mais en billard, tant que la boule n’est pas tombée, il y a de l’espoir ! C’est connu ça. Alors la balle de billard rebondit dans les pieds de Platini. Qui a recommencé à courir, ou plutôt… qui est à sa place d’avant-centre, là où Hidalgo l’avait positionné au début des prolongations. Trois attaquants donc, avait intimé l’amoureux du ballon rond. On n’y pensait plus à cette affaire-là. On n’a pas fini de se le rappeler. Mais pour l’instant, Michel attrape la balle d’un petit coup de semelle, il la fait passer sous le nez du défenseur qui ne le quittait pas d’un millimètre et réussit, dans un enchaînement intérieur/coup de pied, à la glisser pour un joueur que personne n’a le temps d’identifier. Celui-ci, dans son élan, enroule puissamment sa frappe, qui contourne le gardien et se loge dans le petit filet portugais.

But. Égalisation. Réveil collectif. Roustan rouge de plaisir. Denisot frémit. Marseille chante et fulmine. La France est debout. La France court.
Elle ne va plus s’arrêter. Mais il ne reste plus rien…
Quelques poignées de secondes.
Autant dire zéro. C’est ce que pense, in petto, le bon et smart Denisot.

Dans ces moments-là, Roustan redevient toujours optimiste. Voyant les Bleus courir partout, sauter sur toutes les balles et enchaîner les mouvements comme si le match débutait, il s’écrie : « Les Français ont décidé de marquer un 3e but ! ». Mais Denisot, apitoyé, un peu amusé, le tacle sèchement : « Ben, les Portugais aussi… ».
On titube, on tremble : quel larron croire ?

C’est alors que Bruno Bellone s’échappe et décoche un tir à sa façon : on le croyait à gauche, il est à droite, et il envoie ce qu’on appelait en ce temps-là un « pétron », avec une trajectoire très légèrement incurvée, dont la puissance ramène la balle juste sous la barre. But ? Pas but ? Hélas la main du gardien enlève la balle avant qu’on ait le temps de voir si la ligne a été franchie. Pas de ralenti. Pas de drapeau levé du juge de touche. Denisot s’enflamme enfin, s’enthousiasme, mais il oublie de rappeler combien de secondes nous restent. Roustan, voix cassée (manque d’entraînement au laisser-aller oblige), cède enfin à l’euphorie. Il vibre, il aime, il y croit.

Alors, mine de rien, pendant qu’on s’emballe comme si on menait, les Portugais contre-attaquent. C’est d’ailleurs une faute grave, mais il y a le feu sur la pelouse, et eux aussi veulent vivre ce feu.
On n’y prend pas garde, mais c’est une contre-attaque très dangereuse. Rapide, juste, cruelle, elle vise juste et progresse à grande vitesse. Rien ne semble pouvoir l’arrêter. Typiquement le genre d’estocade qui achève celui qui croit avoir retourné le match, et croyait sienne la victoire…

Les passes s’enchaînent, les Bleus courent à reculons, ce qui n’est ni rapide ni facile, convenons-en.

Au fond de l’écran, j’aperçois un joueur, légèrement voûté. Il lit méticuleusement l’attaque en cours, et passe devant un Portugais. Tout en douceur. Face au ballon. Face au passeur. Masqué par un défenseur bleu que fixe l’attaquant portugais, il n’a pas été repéré. C’est encore Chalana. Il est sûr de lui, croit refaire le coup de la passe en cloche et choisit de passer ironiquement. Petit extérieur de la pointe du pied. Et hop ! Adieu la France.

Mais Luis intercepte. « J’avais tout vu, mec. » Facile. Il vient de sauver son équipe. Il remonte la balle. On réalise la situation. Luis aperçoit Tigana, juste devant lui, réclamant la balle. Il la lui expédie. Tigana contrôle, se met dans le sens du vent, et passe. Droit sur un Portugais. La passe est ratée, mauvaise. Mais au lieu de s’arrêter, comme à l’instant Chalana laissant Fernandez remonter seul les lignes, Tigana continue sur sa lancée, droit sur celui qui a reçu sa passe ratée. Il est sur lui avant qu’il ne réalise ce qui lui arrive, tente de s’échapper mais bute et rebute sur Tigana, qui reprend son dû, efface son adversaire et s’éloigne du jeu, sur la droite.
Voici le rêve qui commence, dans la réalité.

Tigana n’est pas sur l’aile, comme dans mon rêve, mais seulement excentré, dans la zone de but. Il s’infiltre, implacable dans sa conduite de balle, tout en étant, on le sent, à bout de force et au bord du déséquilibre. Parvenu quasiment sur la ligne de fond, mais à la fois désaxé et enfermé sur la droite du poteau de but, entouré par deux ou trois Portugais, sans compter quelques partenaires qui bouchent encore un peu plus tous les angles de son action, les bras écartés, s’arrachant de son marquage dans un ultime effort que l’on croit tous impossible, il bloque son élan, trouve l’énergie pour renverser sa vapeur et centre en retrait. Il tombe. Les autres joueurs autour de lui ont continué leur action, comme si la balle était encore entre ses pieds. Mais elle est partie, tout en douceur et roule derrière eux. Le stade admire cette balle libérée, qui tourne de plus en plus lentement et va bientôt s’arrêter, miraculeusement, suspendue on ne sait où.
Magie.
Seul Platini a vu.
Il était presque dans le but. Il s’arrête. D’un coup de rein magique, il fait deux pas en arrière. Presque un moonwalk. Et le voilà, pendant que le restant des joueurs a continué sa fuite en avant, comme si le ballon y était, le voilà seul, idéalement placé. Courez messieurs, courez. Moi, je m’arrête, je recule, je pointe et je marque. Dans le but vide. Par-dessus le gardien couché. Comme si c’était facile. Alors que c’était impossible.

Le stade est fou, la France n’y croit pas, on crie, on pleure, on tremble de joie. En finale ? La France, nous ? Cette bande de marlous magiques mais si bizarres ? Tigana le frêle, Domergue l’inconnu, Platini le malingre, Giresse le si petit grand homme, et Luis, Luis ce toréador hirsute et râblé… Cette équipe-là, faite de gens de partout, en finale ? Enfin ? Est-ce qu’on rêve ?
« On ne va pas vous mentir, avoue Denisot frissonnant de plaisir et de surprise, on a la larme à l’œil… ».

Les images de fin du match sont une longue suit d’embrassades et de visages rayonnants, éblouis, radieux… C’était la première vraie finale française dans un grand championnat d’un sport collectif masculin. Sur la plupart des visages, on lisait cette fameuse joie de la réalisation d’un rêve d’enfant. En revoyant ces images, je m’étonnais du rôle crucial de Fernandez, trop oublié par nos rêves dans cette contre-attaque salutaire et fabuleuse, je ne pensais plus à Tigana… Et puis gros plan sur Platini : il tend ses deux bras, paumes ouvertes, tournées au ciel, le sourire aux anges, l’air épuisé et soulagé, et surtout rempli de gratitude et d’admiration.

« Mais d’où tu nous sors cette action-là ? Sans toi, on était morts », semble-t-il dire au joueur hors- champ, qui accourt vers lui. On voit d’abord des mains s’unir aux siennes, puis un profil hilare et débordant de bonheur complice. Un magicien en salue un autre, mains dans les mains… Au loin, Luis, discrètement, rit sous ses perles de sueur et sa chevelure radieuse.

Tout finit dans l’amitié et le soulagement, comme si on entrait dans un territoire que l’on croyait à jamais impossible.

Les commentateurs ne commentent plus. Le stade illumine.

On ne sait plus où on est. Cela se voit.

Réellement.

On voit la joie et le bonheur, avec sur les visages des couleurs d’enfance qui retentissent jusque dans les plus hauts gradins du stade, jusqu’à travers les lucarnes de Big Brother, jusque dans le cœur des enfants que nous étions alors.

Fin de partie.

Balle au rêve.

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