Rétro

1984, un rêve d’enfance ou naissance de l’équipe de France ? (2/3)

A présent réveillons-nous.

Par Fabrice Coste


Revenons au match, tel que les images réelles sont archivées chez Big Brother. Et voyons si l’enfant ment.
Première surprise : toute l’affaire eut lieu durant des prolongations. Voilà qui explique, dans nos souvenirs, cette sensation d’un interminable effort, quasi-homérique. Voilà aussi pourquoi le parfum de Séville 82 nous revient en pensant à 1984 : encore des prolongations, encore un match que les Bleus ont maîtrisé, enchanté, pourtant châtié par des prolongations.
Nous n’avons pas été assez « réalistes ». Notre milieu est inventif, créatif, mais nos buteurs absents. D’ailleurs c’est l’arrière, Domergue, qui a marqué le 1er but. Mais les Portugais ont égalisé, peu avant la fin des 90 mn réglementaires, comme on disait à l’époque, et voilà le carré magique et son équipe condamnés à 30 minutes d’enfer…

La première des réalités oubliées c’est donc celle-là : des joueurs épuisés, la magie qui n’a pas exaucé ses tours de passe-passe et le sort qui s’acharne sur les Champions du monde des matches amicaux.
Quelque part, la fatalité est à la manette.

Deuxième surprise : il est impossible de mettre la main sur le Replay des deux premières mi-temps. Comme si la légende seule était archivée. Étrange.

Pour commenter ces prolongations, on retrouve un couple inattendu, vintage en diable : Michel Denisot, Didier Roustan. Denisot, le vieux pape des années Canal, l’ex-patron du PSG d’avant, celui de la Coupe des Coupes 96, Valdo-Ginola-Raï. Denisot, l’homme à la parole experte et rare, la passion sereine, l’ardeur en costume, une forme de flamme couverte, pour rassurer le chaland.
Roustan, autre flamme couverte, affichant plus de froideur et de culture encore, typiquement le Français qui cite Baudelaire en plein match, se dit loin de tout emballement fanatique et regrette l’inculture crasse des joueurs.
Voilà les deux speakers que le service public a choisis pour animer et porter les mots de la légende.
Ils sont fatigués, mais prêts à l’euphorie. Seulement, Denisot-Roustan, ils ont vécu Séville. Ils demeurent sérieux et réalistes. D’emblée, ils citent le vieux mage de l’AJA : « Guy Roux annonce des tirs au but » … Un froid glacial descend les colonnes vertébrales. Eux-mêmes s’empêchent d’y croire, derrière les micros de leurs postes de commentateurs. L’esprit défaitiste n’est pas que sur la pelouse ; au fond, en France, on a trop d’esprit, trop de culture, de raison pour gagner les Coupes du Sport… C’est peut-être ça, le mur que nos Onze bleus doivent abattre ce soir. S’il leur retombe toujours dessus, c’est peut-être que l’ennemi est là, perché, comme qui dirait nos élites… refusant de jouer au ballon… d’avoir la tête et les jambes…

1ere prolongation : du jeu… pour rien

Les maillots, comme dans mon rêve, et ça me rassure, ne sont pas blanc pâle, mais bien bleu intense. Tigana, fin, presque longiligne, me redonne de suite cette impression étrange de n’être pas comme les autres. Il marche sur la pelouse en l’effleurant à peine. Il a l’air si fin, si élégant, jusque dans son toucher de balle, toujours un peu en déséquilibre, caressant et tournant, à la fois flèche et velours. C’est assez incroyable comme impression. Il a cet accent du Sud, pointu et rond, aiguisé et dansant, qu’on entend dans sa démarche et dans son jeu. Doux et vif, il pose le match en l’accélérant, il arrondit la balle en l’affûtant, il la contrôle de l’intérieur en la piquant du bout du pied pour la faire soudain se faufiler dans un couloir de joueurs, inaperçue. Coup de patte dissimulé, charmeur, magique.
Les premières minutes de cette prolongation me montrent vite d’ailleurs combien chacun des 4 as joue sa propre magie, avec un style unique et inimitable.

Ce n’est pas que Ferreri n’a pas de magie ; il fait un match remarquable, tout d’énergie, de justesse et de volonté. Il porte les attaques, il anime les offensives et pour tout dire, je ne suis pas loin de penser qu’il est le meilleur joueur de cette mi-temps, avec Bats qui est proprement éblouissant. L’AJA en ce temps-là ne vivait pas que de haricots blancs !

Mais il y a quelque chose d’autre chez les trois marlous du carré, à l’égal du bon et charmant Jeannot, illusionniste qui, durant ce premier quart d’heure, se fait merveilleusement oublier :
« Faites comme si je n’existais pas, jouez, jouez mes amis, moi je tourne autour de la belle balle, je valse, je l’effleure, mais croyez-moi, je ne joue plus. Oui, une danseuse, c’est ça, si vous voulez… Appelez-moi ainsi et méfiez-vous plutôt de mes trois frères. Oubliez-moi, je danse et je tricote mes fadaises… »;

D’abord, il y a Luis. A cette époque, il est jeune, il est tonitruant, chevelu, hargneux, teigneux, frontal ; un chasseur qui balaie la pelouse de haut en bas, de gauche à droite, à l’affût de chaque faille, de chaque faiblesse de sa défense ou de son attaque. C’est vrai qu’il a un petit côté toréador, ou plutôt entraîneur de toréadors. Quand il fixe son adversaire, quand il surgit d’un seul coup, il se voûte, il fixe la balle pour oublier les fausses pistes du joueur en face, il ne bouge plus et on devine qu’il rugit intérieurement. Et puis il s’oppose. D’un coup de rein. Un assaut. Il pique ou stoppe la balle. Il arrête définitivement l’action ou la relance, rageusement, impeccablement, sans réplique possible, laissant le joueur dépossédé du ballon terminer son action sans lui…Deuxième magicien, le plus jeune.

Le troisième est totalement atypique. Quand ils le croisent avant le match, dans les couloirs, ou lors de l’entrée sur la pelouse, ceux qui ne le connaissent pas encore doivent bien souvent le toiser. Lui, concentré, déjà dans le match, avec son accent dans la tête qui chantonne, il est en train de planifier. Il sent les ondes. Il perçoit les airs, les attitudes, les carrures, les tensions d’avant-match. Il joue déjà. Il est le maître des tempos. On le croit fragile, il est inusable. On ne le voit pas, il est partout dès que la balle passe la ligne médiane. Vous le prenez pour un caresseur, fin et insaisissable ? Il vous envoie un boulet, il déclenche une offensive tonitruante, il multiplie les décalages et les jongleries avant que vous ne l’ayez sur vos radars. En football, la grandeur n’a pas de taille précise, elle est aussi multiple et imprévisible que l’issue des matches. On l’oublie un peu trop ; formater le foot, c’est l’asphyxier. Alain Giresse, c’est le troisième artiste magique, celui qui donne les coups de barre, qui tient les caps, l’homme qui allume la flamme du jeu, et l’entretient pendant que vous cherchez encore d’où est parti l’incendie.

Et puis il y a le mage. Le passeur génial. L’œil bleu de l’équipe. Il ruse comme un sioux. Il voit l’appel plus tôt que tous les autres. A l’amorce il a déjà pris le contre-pied, suspendu le jeu, levé la tête (ou pas) et le voilà qui envoie la balle où nul ne voyait rien… Or, c’est exactement là que l’attaquant s’est démarqué, que l’espace est libre. On comprend le coup de génie lorsque la passe se déclenche. Platini se redresse, immobile, poursuivant le geste de sa passe en pensée,  de son corps invisible… Comme le peintre (quoi qu’on dise en football des Van Gogh et des Picasso), Platini finit son geste longtemps encore après que la balle a quitté son pied… La couleur se pose alors sur le tableau, faisant apparaître la merveille d’un regard, d’un teint, d’un horizon… Et la passe de Platini, elle, lentement replie ses ailes et se dépose juste devant le pied, juste dans la course, dans le mouvement, à la vitesse de l’attaque. Le capitaine bleu, gouailleur, gourmand, simple et concret, mais avisé, sage et éclairant, le maître du carré est un viseur né. Jeune, on ne donnait rien de sa peau. Manque de muscle, manque de souffle, manque de tenue. Personne n’avait visé sa vista. Grave erreur. On avait négligé aussi son art de la tenue de balle. Capitale et double erreur. Voilà comment on rate les génies. A première vue, ils ne ressemblent à rien. Normal, ils ont tout de nouveau. Ce sont des inconnus.

En attendant, alors que tous les Français se berçaient de rêves à suivre les chevauchées de Ferreri, les arrêts de Bats, les coups de boutoir de Giresse et de Fernandez, voilà que Chalana confisque la balle. Il ne reste pas beaucoup de temps dans cette mini-mi-temps. Domergue part à gauche, part à droite, et Chalana centre en cloche pendant qu’il continue de se balancer tout seul, comme une toupie. Ce soir, Domergue est attaquant… il a la tête en avant. La balle roule, roule. On sourit : en voilà un centre dans les nuages. On rigole. Mais la balle retombe. Où est notre esprit cartésien ? C’est fou comme on se relâche des fois. Denisot ? Il a rien vu. Roustan : il commente tout doux, sans s’affoler… Jordao, lui, est concentré. Il regarde les nuages. Car dedans, il y a une balle qui flotte. Bats est prêt. Lui, il sait qu’il y a le feu. Mais il est trop près. Ne pas confondre un t et un s… Jordao fixe la balle flottante, il ajuste, il n’attend pas et reprend de volée. Cette reprise est en déséquilibre, elle ne ressemble à rien. On rigole encore. Pas Bats : rebond. La balle se renvole. C’est une reprise de tennisman, qui frappe la terre sous le nez de Joël et le lobe magistralement. La balle va se loger dans la lucarne. But. Fin de partie. Ou presque…

(A suivre…)

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