Crédit Paul L
L'actu

L1, rond, frappe enroulée, et par ici la money

Chaque septembre, le rituel est le même : apparaissent un peu partout dans les espaces publicitaires, les visages de footballeurs superstars tagués d’un nom désormais iconique : FIFA. Ou plutôt, le processus commence même avant lorsque la presse spécialisée dans le jeu vidéo commence déjà à lancer les paris : « qui sera sur la jaquette du prochain FIFA ? »


Cet engouement annuel n’est pas un micro-évènement ne touchant qu’une petite communauté. Non, la franchise FIFA de l’éditeur Electronic Arts est le best-sellers par excellence. Tous les ans, il est le jeu le plus vendu en France, faisant de lui le bien culturel le plus vendu (exception faite en 2020 où Animal crossing le dépasse, sa sortie coïncidant parfaitement avec le premier confinement). Il s’agit de plus d’un million de copies distribuées en métropole. A soixante-dix euros l’unité, pour la société Electronic Arts (EA), c’est le jackpot à tous les coups. Mais seulement voilà, la cupidité vient en amassant et EA ne se satisfait plus de ces recettes déjà records. Alors comment vendre plus ?

FIFA est la simulation de football qui domine outrageusement le marché ; la licence Pro Evolution Soccer peine à convaincre le public. Seulement le jeu vidéo, comme tout bien destiné à être jeté, doit se renouveler chaque année, là où le football, lui, n’a que très peu changé en un siècle. EA a trouvé la solution : créer des modes de jeu amusants et prenants ; fini les matchs entre copains sur le canap’, désormais il faut jouer contre le monde entier, en ligne. « Trop facile, je prends la meilleure équipe et c’est dans la poche. » Non, il faut créer sa propre équipe ! « Alors je choisis le top à chaque poste, encore plus facile. » Tout à fait, il faut les meilleurs.

Le talent, c’est le porte-monnaie

C’est ainsi qu’EA trouva sa poule aux œufs d’or. Les joueurs voudront être meilleurs que les autres. Pour attiser cet esprit de compétition, des ligues seront créées : « Tu n’es que division 5 toi ? T’es nul. » Et pour avoir les meilleurs footballeurs, le système est bien pensé. Il sera question de se calquer sur les cartes panini. D’une pierre, deux coups (au porte-monnaie) : d’une part, cela joue sur la nostalgie des plus anciens ; d’autre part, les plus jeunes découvrent l’excitation d’ouvrir un paquet de cartes. Le mode FUT (pour Football Ultimate Team) est créé. Les joueurs pourront acheter des paquets de cartes, appelés pack, qui contiennent des cartes qui représentent un footballeur et ses caractéristiques. Sans ces derniers, impossible de faire intégrer un Tchouaméni ou un Etienne green à son effectif et de profiter de leur talent lors de vos affrontements en ligne. Ces packs sont, vous l’aurez deviné, payants. Mais pas de panique ! Vous pouvez les obtenir gratuitement en jouant, beaucoup, vraiment beaucoup. Mais le temps presse et autour de vous, tout le monde a déjà obtenu Messi, Ronaldo ou Zidane (version collector évidemment). Le mécanisme vous a piégé et la frustration s’intensifie. Vous craquez et entrez les numéros de votre carte bleue dans la machine. « Allez, juste une fois. »

La mécanique est très bien pensée. Les packs les plus chers sont plus dorés. L’achat est rendu facile, une fois la carte bleue enregistrée, il suffit d’appuyer sur acheter et tout est automatique. Les animations sont réfléchies au centimètre : feu d’artifice, lumière en tout genre, c’est la grande fête, l’ouverture est célébrée comme une admission à HEC. Ces mises en scène ne sont pas sans rappeler celles des casinos où sons et lumières sont émis en permanence pour stimuler le cerveau du consommateur. Le docteur en psychiatrie et spécialiste des addictions Aymeric Petit, pour qui ce type de jeu « est une évolution logique des jeux d’argent, mais est une nouvelle problématique chez les jeunes », explique que ces mécanismes créent « un sentiment d’euphorie » chez le joueur, « ils rappellent les canettes de RedBull dont on pense l’habillement pour la rendre attractive. Le marketing est omniprésent et pensé pour déclencher l’envie, l’achat. » Cela met en place une association entre ouverture du pack et plaisir. Le cerveau va ensuite chercher à renouveler l’expérience, à ressentir encore sa dose de plaisir. De cette manière, un conditionnement est mis en place.

Feu d’artifice, néons dorés à gogo, des stimulus visuels très bien pensés

On mise tout sur le collectif

Ce conditionnement n’est pas exclusif au jeu vidéo lui-même. En effet, l’entourage également joue un rôle. « Habituellement le joueur est finalement très solitaire » explique le docteur Petit. Classiquement, une personne qui perd de l’argent au casino ou en paris sportifs a souvent honte de ses pertes, il préfère donc s’isoler. Dans FUT, c’est tout le contraire, il y a un mouvement collectif très fort. D’abord, il n’y a pas d’argent directement visible : la carte bancaire ne sert pas à acheter des packs, mais à acheter des points FIFA, qui eux, permettent d’obtenir les packs. Ainsi, vous n’achetez pas un pack à 20 euros, mais à 50 000 points FIFA ; une façon de dissocier encore plus l’argent dépensé et le pack obtenu. Ensuite, des vidéastes, que ce soit sur Youtube ou Twitch, se filment en train d’ouvrir de très nombreux packs, « le jeune joueur agit par mimétisme » précise le docteur Petit.

L’un d’entre eux, Tom, surnommé Psyko, est un amoureux de la licence FIFA depuis de nombreuses années. Aujourd’hui, il est pour un abandon total de ce système payant. Depuis plusieurs années, il observe des dérives mais aussi quelques améliorations. Aussi insiste-il sur son rôle d’influenceur, terme qu’il n’apprécie pas. « Les streamers et Youtuber ont aujourd’hui une responsabilité vis-à-vis de ce système qui pousse le spectateur à payer. Je ne jetterai jamais la pierre à ceux qui mettent en avant ces « pack openning » car je l’ai fait à une époque. Mais aujourd’hui j’ai conscience que cela peut inciter les spectateurs à nous imiter. »

Titre d’une session d’un Streamer allemand : “72 heures d’affilées ? 1 Abonnement = 1 pack ! 2784 packs ouverts sur 3511”

Dans les faits malheureusement, Psyko est un rare représentant de ceux qui tentent d’aller à contre-sens de cette mode. Car il s’agit d’abord d’une mode. En effet, à la sortie d’un nouvel opus, de nombreux influenceurs se lancent dans des sessions de ces fameux “packs opening”, créant de fait un phénomène de mode : « le truc à faire dès maintenant, c’est acheter des packs » pourrait être le slogan du mois d’octobre dans le monde du jeu-vidéo. Chaque année, les records d’euros dépensés dans ce mode de jeu sont battus, ce qui prouve l’impact des influenceurs. Psyko dénonce ainsi un double problème. Le premier est le rôle des influenceurs, « dont c’est le métier de mettre de l’argent dedans » qui dépensent sans compter pour faire ces vidéos très regardées et qui conduisent leur jeune audience à les imiter. Un second problème est le manque de prévention « il faudrait des bandeaux défilant comme pour les jeux d’argents », et encore, ce serait un minimum. De plus, Psyko dénonce le manque de prise de conscience que ce soit au sein de la communauté des joueurs ou à des instances nationales : « l’argument qui consiste à dire « personne n’oblige » n’est plus recevable ici, il ne faut rien savoir des addictions pour sortir des choses comme ça. »

“Appauvrissement du jeu et du compte bancaire”

Parce qu’il faut être clair : il s’agit bel et bien d’addiction. Après un appel, des témoignages ont été recueillis. Si certains comme Loris ont décidé de ne pas acheter le jeu cette année « exactement pour cette raison » jugeant qu’il dépensait trop d’argent, « une fois la carte enregistrée dans le jeu, tu achètes tes points FIFA sans avoir l’impression de payer » avec des euros. Loris avait un point commun avec d’autres témoignages, notamment ceux de Julien et Bastien qui pouvaient craquer plus facilement pendant des périodes de soldes, les « TOTY » comme c’est appelé. « Au début, on regarde des Youtubers ouvrir des packs pendant les promos, et quand on voit qu’ils obtiennent des joueurs de malade, on se dit que c’est le moment, et on lâche 30 euros » confie Bastien. A la fin de la saison, les sommes cumulées peuvent être vertigineuses.

Si dans ces témoignages, les sommes oscillaient de la centaine à huit cents euros (ce qui est déjà énorme), l’un d’entre eux a avoué avoir dépensé plus de deux milles euros en à peine huit mois. Une pratique déraisonnée et compulsive, caractéristique d’une addiction. Ce dernier témoin précisait : « je me suis retrouvé à découvert, de plus de deux cents euros. A ce moment-là, j’ai eu, à la fois honte, parce que je me sentais minable ; mais peur aussi, car je ne savais pas comment en parler à mes parents, j’étais étudiant, je finissais mes études à l’époque. C’est d’ailleurs tout ce contexte qui m’a fait me murer dans le silence. A leurs yeux j’étais quelqu’un de responsable qui faisait de bonnes études. Je tremblais à l’idée de me présenter devant eux, à 24 ans et leur dire que leur fils a foutu en l’air tout cet argent dans un jeu vidéo. » Heureusement, ce témoin a su très vite réagir : suppression de la carte dans le jeu et revente du jeu.

Comme toute addiction, le « pack opening » frénétique pousse à l’isolement. Si une addiction n’est pas prise au sérieux à temps, elle peut avoir des effets très concrets sur les jeunes adolescents. Le docteur Petit explique que l’individu n’a plus d’intérêt pour rien, « il y a un véritable appauvrissement de toutLe jeu est décrit comme un comportement de consolation en réponse à des sentiments de frustration », précise-t-il. En outre, ce jeu de loterie entretient ce sentiment de frustration, créant un cercle vicieux dont il est difficile de sortir.

Un jeu sans arbitre

La bonne nouvelle, c’est que les solutions sont connues. Comme pour toute addiction, le meilleur remède est la prévention et, si nécessaire, l’interdiction. Ensuite, il faut ouvrir le dialogue avec les personnes concernées, les aider à briser l’isolement. De son côté Psyko a une série de vidéos dédiée au sujet depuis 2013. Il décide de jouer à ce mode FUT et constituer son équipe sans jamais dépenser un centime, « cette série, elle répond tout d’abord à une demande. Beaucoup de spectateurs demandaient s’il était possible de faire son équipe sans toucher le portefeuille alors je leur montre. Mais je le fais aussi pour montrer que le jeu ne perd pas en intérêt. Typiquement, quand on ne met pas d’argent, notre regard change sur le contenu des packs que l’on ouvre. » Une attitude proche de certaines pensées philosophiques : « on apprend à se réjouir de gagner des joueurs moyens comme Calvert-Lewin » plutôt qu’être frustré de ne pas avoir eu Neymar ou Messi. « J’ai un partenaire avec lequel nous faisions des promos sur les points FIFA. Aujourd’hui nous avons décidé d’arrêter cela et préférons faire la promotion d’autres jeux-vidéos. » Ces pratiques contribuent à freiner cette tendance à la dépense. Enfin, est-il nécessaire de préciser que les footballeurs obtenus dans le mode FUT de FIFA 21 ne seront évidemment pas transférables dans FIFA 22 ? A l’année prochaine pour un nouveau passage en caisse.

L’action ultime est celle devant le juge. EA a été poursuivi à plusieurs reprises dans plusieurs pays. En Belgique par exemple, ce système a été considéré comme un jeu de loterie illégale et a été purement supprimé. Pareillement en France, des plaintes ont été déposées et déjà en 2019, Psyko recevait les avocats qui représentent les plaignants pour une entrevue détaillée.

Si dans ce nouvel opus, EA semble avoir fait des efforts -par exemple, il est possible de pré-visualiser le contenu d’un pack-, ce n’est pas suffisant pour Psyko qui y voit une manière d’habiller Paul en déshabillant Pierre : « Cette année la nouveauté est la possibilité de voir le contenu du paquet et ensuite de l’acheter. Mais c’est possible qu’une fois par jour mais surtout, une personne qui n’avait pas l’habitude de payer pour ça, en voyant le contenu peut avoir envie d’acheter le pack. EA se protège, ils sont très malins. »

Quoi qu’il en soit, le jeu de EA risque encore d’exploser les records de ventes et rien ne semble se dresser véritablement face à ce système dans lequel de plus en plus de jeunes semblent tomber. Cibles faciles, les adolescents sont « particulièrement sensibles au marketing » d’après le docteur Petit. Il suffit par la suite d’ajouter leur amour du ballon rond et la possibilité d’avoir leur idole dans leur équipe. De son côté EA ne semble pas vouloir lâcher l’affaire, et pour cause, en 2020, le revenu net tiré de cet unique mode de jeu (sans compter la vente du jeu lui-même) a grimpé à presque 1,5 milliard d’euros. A noter que ce système n’est pas exclusif au jeu FIFA mais se retrouve dans ses équivalents (NBA, Madden, NHL).

0