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Alberto Cerruti : « Tout est incroyablement vrai »

Journaliste à la Gazzetta dello Sport de 1974 à 2006, Alberto Cerruti était en charge de l’équipe envoyée à Berlin couvrir l’édition 2006 de la Coupe du Monde. Une épopée dont il nous livre les secrets, quinze ans plus tard, et dont l’analyse est à retrouver aux côtés de celle du champion du monde Simone Barone dans la rubrique tactique de notre édition 7.


Vous avez suivi la Nazionale pendant plus de trente ans. Qu’est-ce que cette équipe de 2006 avait en plus des autres ?

Alberto Cerruti : Il y a beaucoup d’analogies avec la Nazionale de 1982 parce qu’elle n’était pas favorite au départ et pas armée pour aller au bout. Il y a eu le scandale des « scommesse » (scandale des paris de la saison 1979-1980, ndlr), qui faisait écho au Calciopoli (scandale des matchs truqués de 2006, ndlr). Certains pensaient que la Nazionale ne devait pas participer à cette édition, que Buffon et Cannavaro ne devaient pas y aller. Il y avait de nombreuses polémiques, surtout politiques. En réponse, les joueurs se sont rapprochés, ont formé un groupe. L’artificier, c’était Lippi, comme Bearzot en 1982. Lippi a su créer un groupe : tous étaient unis, des titulaires aux réservistes en passant par les remplaçants.

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C’est ce que Marco Materazzi vous expliquait dans une interview publiée peu après la finale…

Vous savez… Materazzi au début, il jouait en réserve, parce que le titulaire c’était Nesta. Cette année-là, il jouait très peu à l’Inter et avait même demandé conseil à Lippi pour savoir si un départ à la Fiorentina lui assurait un place en sélection. Lippi lui a répondu : « ne t’inquiète pas, tu fais partie du groupe. Même si tu ne joues pas tout le temps, tu seras dans l’équipe ». Nesta s’est blessé, Materazzi est devenu titulaire et protagoniste de notre victoire. Car il a inscrit un des cinq tirs-au-but contre la France. Marquer les cinq, dans une finale de Coupe du Monde, ça n’était jamais arrivé. Totti non plus n’était pas sûr de pouvoir participer, puisqu’opéré quelques mois auparavant suite à sa blessure face à Empoli. Lippi lui a dit : « nous t’attendrons jusqu’à la veille du tournoi s’il le faut. Prend le temps de guérir, on t’attend. » Il est venu, il nous a sauvé face à l’Australie. Le secret de Lippi, c’est de miser sur son groupe.

« Les joueurs sentent les choses mieux que quiconque et après ce match face à l’Allemagne, tous ont cru en leur victoire finale. »

Depuis 1974 et votre arrivée à la Gazzetta, c’est cette équipe qui vous a le plus marqué ?

Non, je pense que celle qui m’a procuré le plus d’émotions, c’était 1982. Pour moi, c’était deux choses différentes, parce qu’en 1982 j’assistais à ma première Coupe du Monde. Et je ne me suis pas rendu compte de ce qui m’arrivait. Je n’ai réalisé que bien après. En 2006, j’avais d’énormes responsabilités, j’étais le chef de rédaction de la Gazzetta sur place, j’étais le capitaine, l’organisateur de notre travail au quotidien en Allemagne. Cette responsabilité me pesait plus, et j’ai vécu cette Coupe du Monde avant tout en tant que professionnel.

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Vous ne vous êtes permis aucun relâchement ? Même lorsque Grosso transforme son pénalty ?

(Rires) Au coup de sifflet final du match face à la France, c’est moi qui ai écris le résumé de notre mondial, l’article le plus important de la campagne. J’ai encore à la maison le papier sur lequel j’ai marqué les penaltys (rires) ! Je mettais le nom et le but ! J’ai encore l’original, avec les buteurs de l’Italie et de la France. Et dès que l’arbitre a sifflé la fin du match, mon ami et collègue Fabio Licari m’a embrassé en me disant : « On s’en fou, arrête d’écrire ! ». Je lui répondais : « Non non je fêterai la victoire après Fabio, là l’important c’est d’écrire ! ». C’était ma seule préoccupation, je devais envoyer l’article au journal le plus vite possible. Et j’ai écris quelque chose, sans savoir le titre de l’édition qui était absolument magnifique : « Tutto vero ! » (« Tout est vrai ! », ndlr), sur les premières lignes de l’article : « Tutto è incredibilmente vero » (« Tout est incroyablement vrai », ndlr), sans même avoir parlé avec mon rédacteur en chef à Rome ! C’était la magie de cette Coupe du Monde (rires) !

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Comment décririez-vous le jeu de Marcello Lippi ?

Lippi pratique un football flexible tactiquement. Il est parti avec l’idée d’un duo d’attaquants, Toni-Gilardino, avant de comprendre qu’il valait mieux insérer un milieu supplémentaire dans son schéma. Il a fait de Perrotta son titulaire, alors que personne ne croyait en lui. Parlons franchement, Perrotta jouait au Chievo, ce n’était pas un joueur majeur en Italie. Et pourtant, il s’est finalement passé de Gilardino et a trouvé une nouvelle formule tactique. La force de Lippi c’est de toujours savoir remodeler son équipe en fonction des situations. En fin de match face à l’Allemagne, il finit quand même avec quatre attaquants, et Gilardino offre le but du 2-0 à Del Piero. Les entrants ont à chaque fois fait la différence, ce qui signifie que Lippi a su lire les rencontres et ajuster son équipe. C’est tout à son mérite, quand on voit le nombre d’entraîneurs qui ne savent pas évoluer au cours des matchs.

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Marcello Lippi

En France on dit que le Mister était très critiqué en Italie avant la compétition. C’est vrai ?

Oui, il était critiqué, d’abord à cause des scandales et des joueurs qu’il retenait contre vents et marrées, mais aussi à cause de son fils. Il avait déjà décidé avant même le mondial qu’il quitterait la Nazionale à la fin de la compétition. Parce qu’il refusait les nombreuses critiques qu’endurait son fils. Et ça l’a profondément blessé. Il n’est pas parti parce qu’il avait gagné, il serait parti de toute manière. Il l’annonçait très clairement qu’il lui restait peu de temps à la tête de cette équipe en conférence de presse avant la demi-finale face à l’Allemagne. C’était une décision d’orgueil, il s’est senti blessé par ces critiques qui sincèrement étaient déplacées, et c’est bien dommage car il aurait pu continuer après le mondial à mon sens.

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Quels souvenirs gardez-vous de la finale face à la France ?

Je me souviens surtout des parades de Buffon. C’est facile de penser aux buts, mais les gardiens sont aussi importants que les attaquants. Et c’est tellement vrai que Buffon, après le mondial, était un candidat sérieux au Ballon d’Or. C’était plus juste de le donner à Cannavaro je pense, pour le symbole de voir le capitaine récompensé. Mais Buffon aurait très bien pu y prétendre. Ensuite c’est évident que le coup de tête de Zidane et son expulsion, l’émotion immense des tirs-au-but… ça reste gravé en moi à jamais.

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C’est cette charnière centrale Cannavaro-Materazzi la meilleure de l’histoire de la Squadra Azzura ?

Hum… il ne faudrait pas oublier celle de 1982 ! Parce qu’à l’époque aussi il y avait une défense remplie de stars. Ce sont deux époques incomparables, aux modes de jeu différents, mais la réalité c’est que la défense de Lippi avait peut-être quelque chose en plus, surtout lorsque l’on repense à Materazzi en réserve quelques mois avant la compétition. La défense de 2006 a selon moi plus de mérite que celle de 1982 justement parce qu’elle a dû composer avec les réservistes, comme Barzagli. En 82, Baresi n’a même pas disputé une minute de jeu !

Materazzi et Cannavaro

Tout l’effectif a joué, à l’exception des deux gardiens remplaçants. L’essence d’une victoire collective ?

Tout à fait. Comme en 1982, tous ont été importants. Ceux qui ont joué mais aussi ceux qui n’ont pas eu cette chance. Giovanni Galli, qui était le troisième gardien, a passé l’intégralité de la compétition en tribunes. Je lui ai demandé : « mais toi, tu te sens champion du monde ? ». Il m’a répondu : « Bien sûr, parce qu’aux entraînements j’étais avec Paolo Rossi. On faisait des exercices de finition et c’était moi dans les cages. Et j’étais toujours au milieu des autres, avec le groupe. » Et Bordon, la doublure de Zoff, était le premier à rentrer sur le terrain quand la Nazionale marquait un but crucial. Donc ils se sentaient tous investis, protagonistes de ce mondial. La différence c’est qu’en 2006, ils ont joué quelques minutes !

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En parlant de rotation, Lippi a beaucoup évolué dans ses choix tactiques tout au long de la compétition, pour finalement se stabiliser dans un 4-4-1-1 avec Totti en soutien de Toni. A-t-il eu des difficultés à trouver la solution ?

L’Australie, ça a été clairement été le match le plus compliqué pour l’Italie. Et le moins abouti. Un match où l’Italie était fatiguée et Lippi, qui avait laissé Totti au repos, a été forcé de le faire entrer. C’était une obsession chez Lippi : comprendre avant tout le monde ce qui pouvait se passer au prochain match et ajuster ses choix en fonction. Cette capacité à changer les hommes, à changer le système, selon la situation.

« Mon ami et collègue Fabio Licari m’a embrassé en me disant : “On s’en fou, arrête d’écrire !”. Et je lui répondais : “Non non je fêterai la victoire après Fabio, là l’important c’est d’écrire !” »

L’Italie a une image de vainqueur au mérite quelque peu terni ici en France, pour ne pas dire plus…

Alors là, je vous arrête tout de suite ! Un match qui va aux tirs-au-but, c’est un match nul par définition, donc la France n’a pas été supérieure à l’Italie. (Il hausse les épaules) J’étais présent à la finale de l’Euro 2000, quand l’Italie a perdu contre la France au but en or. Je pense que ce soir-là, on méritait plus que vous, Del Piero ayant raté de peu le but du 2-0 à peine entré en jeu. Et en 2006, je pense qu’on a été récompensé. La France méritait sûrement plus de gagner mais c’est nous qui sommes allés au bout. De la même manière en 2005 le Milan a perdu aux tirs-au-but contre Liverpool, avant de remporter la Champions League deux ans après, alors qu’il méritait certainement plus en 2005. Il nous est arrivé la même chose, c’était une juste récompense ! Pour autant, je comprends les français, parce qu’on aurait réagi de la même manière à votre place (rires) !

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Justement, éliminer l’Allemagne de Ballack dans sa compétition, il est là le déclic qui vous a fait comprendre que l’Italie allait être championne ?

Oui parce qu’il y a des signaux qui ne trompent pas dans le football et là encore je me réfère à 1982 mais quand l’Italie a battu le Brésil, le groupe a compris qu’il serait champion du monde. Les joueurs sentent les choses mieux que quiconque et après ce match face à l’Allemagne, remporté dans les ultimes instants des prolongations, tous ont cru en leur victoire finale. Et même si la différence était minime avec ses rivales, cette Italie avait quelque chose en plus.

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Gattuso et Pirlo

Andrea Pirlo à la construction, Gennaro Gattuso à la récupération, le tandem gagnant de cette Coupe du Monde ?

Oui, c’est évident ! Pirlo était dans un état de forme extraordinaire et le fait d’inscrire le premier but de ce mondial l’a mis en confiance. Et Gattuso, qui revenait aussi de blessure, a eu les grâces de Lippi qui l’a attendu et l’a inséré dans son système au cours de la compétition, avant d’en faire un de ses hommes providentiels.

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Collectivement, avec la meilleure défense du tournoi, l’Italie avait donc l’animation défensive la plus aboutie ?

Oui tout à fait. Je crois que la défense c’est la base de toute création, de toute solidité et d’une grande équipe. Les parades de Buffon, les interventions de Cannavaro, la force de ce groupe de savoir remplacer un titulaire comme Nesta… C’est ce qui a fait de l’Italie une championne. La Nazionale, avec son organisation défensive, avait les bases pour remporter le tournoi a posteriori.

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Pour conclure, si vous deviez décrire l’héritage de Marcello Lippi aujourd’hui en Italie

Aujourd’hui je crois que l’héritage de Lippi est limité, notamment en équipe nationale. Mancini change régulièrement de joueurs, on ne sait toujours pas quelle est l’équipe type. C’est totalement différent puisque lui choisit justement au dernier moment. Il se base sur la forme du moment, c’est une autre philosophie. C’est un football plus offensif, mais moins préparé à affronter des cadors. L’Italie de Lippi s’était frottée à l’Allemagne et aux Pays-Bas, celle de Mancini bat le Liechtenstein et l’Arménie… C’est une Nazionale qu’on découvrira à l’Euro en somme !

Propos recueillis par Jules Grange Gastinel.

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