Passe D

Les pelouses, émeraudes à polir au service du football français

« On joue où ? ». Tout footeux s’est déjà posé la question, car sans terrain, pas de jeu. Longtemps les terrains français ont été malmenés et pointés du doigt. Mais depuis une dizaine d’années, ils s’améliorent vitesse grand V grâce à une prise de conscience des clubs et au travail des jardiniers, véritables orfèvres au service du spectacle. 

Montpellier premier, Brest dauphin et Lens troisième. Cet improbable trio laisse les plus perplexes effectuer un petit crochet par les applications de classements. Ce n’est pas la peine de vous fatiguer, ce podium de s’y trouve pas. Il est pourtant très sérieux, c’est celui de l’actuel classement LFP du Championnat des Pelouses BKT. En Ligue 2, c’est Guingamp qui cavale en tête avec 18,99 de moyenne, caractérisant d’ailleurs la pelouse du Roudourou comme la plus belle de France.

En 2017-2018, le club breton évoluait en première division. Cette saison-là est investi 1,3 million d’euros pour équiper son stade d’un tapis tout neuf. Les résultats ne se font attendre que quelques mois : le club grimpe – déjà – sur la première marche du podium.

Une affaire de spécialistes

Alors qu’en Ligue 2, le budget moyen des clubs s’élevait à 13 millions d’euros pour l’exercice 2020-2021, la pose d’un « tapis » neuf est un investissement de long-terme pris au sérieux. « La durée de vie d’un gazon c’est trois à cinq ans en moyenne » estime Thomas Escourbiac, stadium manager du Rodez Aveyron Football. Pour un coût moyen d’installation situé entre 800 000 et 1,5 million d’euros. Chez le pensionnaire de Ligue 2, la tradition d’une belle pelouse ne date pas d’hier. « Déjà entre 1987 et 1992 quand Rodez était dans l’élite (L2 puis L1), nos pelouses terre-sable étaient très réputées. Beaucoup de clubs pros venaient en stage d’intersaison », renseigne M. Escourbiac. De retour parmi l’élite depuis 2019, le club réserve naturellement le stade Paul-Lignon à ses joueurs. En conséquence, il a dû adapter ses infrastructures. « La Ligue 2 c’est pas une blague ! Et le terrain doit suivre. » considère Marc Rouquié, référent pelouse du club auprès de la LFP. Alors que l’ancien tapis arrivait en fin de vie, un ensemencement complet a été initié suite à la montée, à l’intersaison. Avec à la clé, la mise en place d’un terrain hybride, mêlant gazon biologique et substrats renforcés artificiels.

Si l’UEFA dans son règlement ne l’impose pas, elle le recommande fortement. Pour le responsable, « c’est dans l’air du temps ». En effet, ces terrains sont devenus la norme chez tous les clubs pros. 90 à 95% des clubs de l’élite en sont équipés, le RC Lens ayant été le dernier à se l’offrir l’été dernier. Les pelouses 100% synthétiques ont un temps eu la cote par leurs avantages écolos notamment mais les résidus plastiques cancérigènes et les traumatismes articulaires qu’elles causent en ont fait une alternative décriée.

Sollicitées chaque week-end, ces étendues vertes sont des bijoux de technologie. Système de drainage permettant d’absorber les flaques dans des réseaux de canalisations sous-terraines, régulation thermique pour éviter l’apparition de gel par grand froid ou encore rampes de luminothérapie pour accélerer la photosynthèse et la pousse de l’herbe. Cédric Benoist, gestionnaire de la pelouse de l’AJ Auxerre explique aussi qu’ « à force d’être sollicité, le sous-sol en sable a tendance à devenir rapidement plus compact ». Pour le confort articulaire des joueurs, il actionne un système d’aération qui alvéole le terrain du stade l’Abbé-Deschamps.

Rampes de luminothérapie utilisé au Vélodrome, à Marseille. Source: AFP

L’entretien des pelouses sportives est devenu une discipline à part entière avec des subtilités très techniques. Une communauté d’experts s’est formée. « Il y a maintenant des diplômes spécifiques » révèle Jean-François Girard, gérant de la pelouse du FC Metz. De leur côté, les Mosellans ont fait confiance à Terre en Vie, un sous-traitant spécialisé. Pour 120 000 € par an, l’entreprise basée dans le Nord de la France entretient la pelouse du St-Symphorien. « Il y a 4 gros acteurs en France sur les terrains sportifs qui se partagent le gâteau » nommant ID Verde, NaturalGrass et Sparfel pour compléter le carré. Ce dernier s’occupe par exemple des tontes ou de la fertilisation de la matière végétale Stade d’Ornano du SM Caen. « Le prestataire a une sorte de contrat moral avec nous, une obligation de résultats ». La bataille pour la notoriété nourrit celle du business.

Mais chaque club a sa méthode pour recruter ses pros de la botanique. À l’AJA, on a privilégié un travail en régie. Les jardiniers salariés du club s’occupent de tout. « A Rodez, le choix a été fait de former les agents de la municipalité déjà en place » explique Marc Rouquié, en parallèle responsable des sports de la municipalité. Un cas assez isolé aux yeux de M. Girard (Metz) : « l’exigence que le sport professionnel impose n’était plus forcément en adéquation avec celui des municipalités ».

« Plan Marshall des pelouses »

C’est l’une des raisons pour lesquelles les pelouses des clubs pros ont longtemps été décriées. « Pendant le confinement, les clubs mettaient des anciens matchs sur les réseaux. Quand on voyait sur quoi on évoluait… c’était infâme » se souvient M. Benoist. La mauvaise qualité des pelouses françaises était particulièrement visible en période hivernale.

La pelouse gelée de Geoffroy-Guichard le 7 décembre 2013 entraine le report du match. Source: Panoramic

A l’aube de la saison 2013-2014, la LFP hausse le ton et décide d’agir. Les clubs vont être scrupuleusement suivis mais aussi aidés. Un virage révolutionnaire, « un plan Marshall des pelouses » ose même M.Girard. Est alors imaginé ce fameux Championnat des Pelouses. D’apparence symbolique, c’est avant tout un « challenge » pour Thomas Escourbiac. En vérité, il recèle d’une myriade de critères à respecter scrupuleusement. Souplesse du sol, trajectoire du ballon, qualité du tapis, des appuis et appréciation de l’aire de jeu (zones du terrains et aux abords, pour l’échauffement des joueurs, les couloirs des arbitres assistants etc.) sont évalués à chaque match par l’arbitre central et le réalisateur TV (pour la L1) et résultent d’une note sur 20. Le classement fait la moyenne des notes.

Cette évaluation n’est pas là pour faire joli. Elle contribue à remplir les conditions d’obtention de la licence club. Ce dispositif mis en œuvre lors de la saison 2012-2013 a pour but d’inciter les clubs à maintenir une qualité d’infrastructures élevée. Un système de points note les tribunes, l’éclairage, les vestiaires ou encore la pelouse. Si un club n’obtient pas cette licence club, il est pénalisé de 20% du montant de ses droits TV. « Le stade c’est une salle de spectacle, le rectangle vert c’est la scène » illustre le responsable auxerrois. Cette scène doit être vendable et contribuer à gonfler les revenus télévisuels. A l’heure où le football français y est dépendant, choyer le gazon fait donc partie des priorités.

L’herbe est toujours plus verte ailleurs, la nôtre prend des couleurs

Signe d’une prise de conscience totale, la Ligue organise aussi depuis 2013 des formations et séminaires. Une fois par an tous les groundsmen et stadium managers des clubs pros se retrouvent pour échanger, partager leurs problématiques et leurs solutions dans un esprit solidaire. En 2018, la réunion avait été organisée au Golf National de Saint-Quentin-en-Yvelines (78). Un green qui a vu l’Europe battre les Etats-Unis lors de la célèbre Ryder Cup cette même année. Le choix n’a rien d’anodin. Les greenkeeper – jardiniers du golf – travaillent avec une précision chirurgicale. À ce titre, la LFP a d’ailleurs créé une formation spéciale en 2018 avec ces spécialistes. Eux-mêmes sont d’ailleurs de plus en plus courtisés par les clubs.  A Lyon, les actuels responsables pelouses viennent du golf.

Beaucoup de greenkeeper sont anglo-saxons. « Les gazons anglais, c’est la référence » confie Thierry Chevalier, qui manage la pelouse du SM Caen avec Quentin Pichard. La mère patrie du ballon rond est aussi celle des terrains. Le sport au Royaume-Uni a très tôt fait du sol sa priorité. En cause, une pluviométrie plus forte qu’en France, rendant vite les terrains impraticables. Du côté des Grenats, on regrette le retard pris sur les voisins outre-Manche. « Par club, ils ont une quinzaine de jardiniers qui gèrent à plein temps les terrains. Un club français qui en a cinq c’est le bout du monde !». Certaines franchises tricolores tentent désormais de les attirer. A Nice, on a recruté l’ancien jardinier de St-Georges Park, le Clairefontaine anglais. Mais encore faut-il avoir les moyens. A son arrivée au PSG, le jardinier star Johnatan Calderwood touchait 250 000€ annuels.

Au conseil de classe de la LFP, les cancres font tomber le bonnet d’âne. Source: site Internet lfp.fr

Si le chemin semble long, la politique de la Ligue et les travaux des clubs commencent à porter leurs fruits. Le bilan est plutôt favorable : hormis une saison 2016-2017 qui fait tâche (et suite à laquelle les pelouses avaient été sévèrement critiquées lors de l’Euro) on remarque une constante progression de la note moyenne des clubs. Et donc de leur qualité.

Staff – jardiniers : savoir jouer collectif

Les jardiniers voient enfin de la reconnaissance envers leur travail, longtemps resté annexe. À Auxerre par exemple, Cédric Benoist estime que ses équipes, loin d’être des travailleurs de l’ombre, sont « au cœur de la machine ». Lui est constamment en relation avec les entraineurs des équipes jeunes comme de Jean-Marc Furlan, coach de l’équipe première. Même si les échanges sont brefs – « ça se passe en un coup de fil ! » – la synergie est parfaite et le respect mutuel des besoins de chacun est bien réel. Un terrain instable ? Cédric va prévenir le coach que le mieux serait de la repousser. Pas de problème. Par conséquent, les jardiniers s’activent pour proposer un terrain praticable, disponible dès la prochaine séance de travail.

Pour Thierry Chevalier du SM Caen, il est important que le staff sportif sache aussi prendre des mesures pour préserver le terrain. Heureusement dans le club normand là aussi, « le staff est très attentif à ça ». L’objectif, bien sûr, reste avant tout de servir le sportif. « Si le coach a besoin de doubler les séances, c’est au jardinier de s’adapter » rappelle M. Chevalier. Pour des besoins spécifiques, comme deux des gardiens, on adapte l’absorption du sol en augmentant la composition en liège. « Tout devient plus précis, on va tondre un peu plus haut pour amortir les chocs » rajoute M. Benoist. Le Graal est atteint quand la qualité de la pelouse aide celle du jeu. L’Auxerrois décrit un but de Mickaël Le Bihan, en angle-fermé. « Si son pied se dérobait, jamais il n’aurait pu marquer, le défenseur aurait mis son pied en opposition ». Facile de percevoir les liens qui peuvent unir un coach Furlan, inconditionnel de l’esthétisme du jeu et M. Benoist. Derrière ces brins d’herbe, on perçoit un brin de satisfaction.

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