Jack Leslie avec le maillot de son club de Plymouth et de la sélection nationale anglaise
Jack Leslie, joueur des Plymouth Argyles qui aurait dû défendre les couleurs de l'équipe nationale (crédit : Mayflower D7)
Autour du MondeFootballitik

Une statue pour Jack Leslie

Il aurait dû être le premier footballeur noir à défendre les couleurs de la sélection anglaise en 1925. Mais les réserves des dirigeants de la fédération vis-à-vis de sa couleur de peau l’ont injustement privé de cette occasion unique. En cette année 2020, alors que le monde se soulève contre le racisme systémique, une levée de fonds a été lancée pour ériger une statue en l’honneur de l’attaquant.


Au printemps 2019, à l’occasion de l’anniversaire d’un collègue de sa femme, Matt Tiller, Plymouthien exilé à Londres depuis des années, fait la connaissance de Tony, un autre fan des Argyles, plutôt rares dans la capitale anglaise. Ce dernier, heureux de tomber sur l’un des siens parmi les siens, se lance immédiatement, en guise de salut, dans un récit incroyable sur leur club dont Matt n’avait pourtant jamais entendu parler : celle de Jack Leslie.

Figure oubliée

Jack Leslie est de ces personnages qui auraient dû marquer l’Histoire et à côté de laquelle elle est pourtant passée. De ces héros tardifs que la marche du monde se charge de mettre sous la lumière, de façon posthume, mieux vaut tard que jamais. Né en 1901 à Canning Town, à l’est de Londres, d’une mère anglaise et d’un père jamaïcain, John Francis Leslie ne vit que pour le football. Pour tenter d’échapper à la réalité de son milieu modeste, il se donne corps et âme au ballon rond, pour le club local, Barking Town, de l’autre côté de la Circular Road, niché entre les maisons de brique et les rails de chemin de fer. Il y aurait marqué 250 buts en l’espace de cinq saisons et contre de toutes jeunes équipes qui découvrent parfois le ballon rond, menant l’équipe à l’Essex Senior Cup en 1920 puis au titre de la London League Premier Divison l’année suivante. Jack Leslie signe ensuite chez Plymouth Argyle, quelques 300 kilomètres vers le sud et la mer. Il est alors le seul joueur de couleur de l’ensemble des jeunes championnats anglais, séparés en chapeaux géographiques et de niveau.

Du haut de ses vingt ans, Jack Leslie s’impose sur le front de l’attaque des Pilgrims. Si ces derniers ne brillent pas forcément comme collectif tous les weekends sur les pelouses du sud-est de l’Angleterre, Leslie réussit tout de même à se faire un nom, jusque dans les arcanes des institutions nationales. Et la récompense ultime finit par arriver : en 1925, son manager, Bob Jack, lui annonce qu’il a été retenu pour disputer la prochaine rencontre de l’équipe nationale anglaise contre le voisin irlandais, une première pour un joueur des Argyles. Pour le Londonien, c’est une fierté et une consécration : ce sport lui a tant donné, il va enfin pouvoir rendre et offrir un peu de bonheur et de spectacle aux supporters des Three Lions. Il est également sur le point de devenir le premier joueur noir à défendre les couleurs de l’Angleterre. Et c’est là que tout bascule.

« Ils ont dû oublier que j’étais un garçon de couleur »

Jack Leslie

Alors que Jack Leslie se prépare à honorer le privilège de cette première sélection, la fédération anglaise officialise la liste des heureux élus appelés. Et surprise, son nom n’y apparaît plus. « D’un coup, tout le monde a arrêté d’en parler, expliquait-il en 1987 au journaliste anglais Brian Woolnough. Un jour ou deux plus tard, dans les journaux, on apprenait que Billy Walker, d’Aston Villa, était sélectionné, et pas moi. » Il n’y a aucune explication, aucune justification. Son invitation lui est retirée, sans bruit, sans vagues. Selon plusieurs témoignages de l’époque, certains officiels de la FA, au moment de la revue d’effectif, auraient découvert que Jack Leslie était noir de peau, et aurait ainsi refusé qu’il porte les couleurs de l’Angleterre, en raison de son appartenance ethnique. Le joueur peine à y croire, comme il l’expliquait au Sun : « j’ai entendu que la FA était venue m’observer, pas pour voir mon jeu, mais pour vérifier à quoi je ressemblais. Ils ont su à propos de mon père, vu ma couleur de peau, et c’était fini. Personne ne me l’a jamais dit officiellement, mais c’est la seule explication. » Le rêve s’est évaporé. Ce mois d’octobre-là, Leslie ne voyagera pas à Belfast avec Francis Hudspeth, Howard Baker, Claude Ashton et les autres. Son nom ne sera plus jamais évoqué du côté de la sélection.

Un héritier cinquante ans plus tard

Leslie poursuit sa carrière du côté de Plymouth jusqu’en 1934 et une dernière victoire, assortie d’un dernier but, contre Fulham. Il retourne ensuite travailler dans son ancien club local, depuis devenu le West Ham United, qu’il soutient comme il peut jusqu’à sa mort, en 1988. Dix ans plus tôt, comme le reste de l’Angleterre, il avait vu Viv Anderson devenir le premier joueur noir à porter le maillot de l’Angleterre, à l’occasion d’un match amical contre la Tchécoslovaquie. Le sentiment d’une injustice tardivement réparée et l’espoir d’une nouvelle ère pour le football de Sa Majesté. Il pouvait partir tranquille. Ceux qui l’ont côtoyé gardent le souvenir d’un bon joueur et d’un super garçon, toujours prêt à proposer son aide, qui respirait football. Victime, comme tant d’autres, des abus de son époque, que l’Histoire finit par laisser de côté.

« Je suis désolé que cela ait pris autant de temps. La reconnaissance que Jack Leslie mérite aurait dû être présente lorsqu’il était encore en vie »

Matt Tiller

C’était sans compter sur la sensibilité de Matt Tiller, touché par ce récit incroyable que lui conte son nouvel ami Tony. Matt vit de l’écriture de musique et de chansons, il sort sa guitare et tente de mettre des mots sur la vie de Jack Leslie. En parallèle, les Etats-Unis s’embrasent contre les différences de traitement des citoyens noirs et les profondes inégalités qui perdurent dans la société américaine. Le monde se soulève et marche pour Georges Floyd, et donne une résonnance spéciale à l’histoire de Jack Leslie. L’un des amis de Matt lui propose de lancer une campagne de levée de fonds pour ériger une statue à la gloire du joueur juste devant Home Park, le stade de Plymouth, où une tribune a déjà été renommée en l’honneur du joueur quelques mois plus tôt. Plusieurs amateurs de football anglais se joignent au projet. La « Jack Leslie Campaign » est née.

« Jack Leslie Campaign » et « Black Lives Matter »

Le contact est pris avec les dirigeants actuels des Plymouth Argyles, la famille du joueur, pour promouvoir l’initiative. Un site internet est lancé pour centraliser les dons, ouvert depuis le 1er juillet 2020. « Nous ne voulons pas seulement ériger une statue en la mémoire de Jack Leslie, mais aussi utiliser son histoire pour célébrer la diversité et combattre le racisme », y est-il notamment écrit. La campagne trouve un fort écho dans le mouvement « Black Lives Matter » et sa défense des vies des personnes de couleur. Courant août, la fondation annonce que l’objectif de 100 000 livres (environ 110 000 euros) a été atteint en six semaines, entérinant définitivement le projet. Alors que l’époque est plutôt au déboulonnage, il y aura bien une statue de Jack Leslie érigée à l’entrée d’Home Park. La symbolique est forte.

Le mouvement dépasse même le simple cadre du sport. Au cœur de l’été, le conseil municipal conservateur de la ville de Plymouth a annoncé son intention, après réception d’une pétition signée par plus de 500 personnes, de renommer le square John Hawkins, marin, négociant et marchand d’esclaves du 16ème siècle, en square Jack Leslie. Plymouth est sur le point de réhabiliter l’un de ses héros. Tout comme le football anglais, qui s’est emparé de l’histoire du Londonien pour tirer les leçons de son passé. Et ce jusqu’à la fédération anglaise elle-même, bourreau il y a un siècle, aujourd’hui partenaire de la « Jack Leslie Campaign » et soutien de la levée de fonds. La vie, l’œuvre et le talent de Jack Leslie valaient autant que ceux de ses contemporains. Puisse sa statue inspirer des générations de fans Plymouthiens et Anglais. Il n’est jamais trop tard pour l’Histoire.

0