Derbies autour du monde

Montevideo, terre de clásico

« Le plus vieux clásico du monde », voilà comment devrait être connu par tout amateur de football la rivalité entre Peñarol et Nacional. Pourtant, il n’en est rien. Si l’ensemble du monde footballistique s’est déjà intéressé au cours de sa vie à l’emblématique River-Boca (voir l’article paru en avril 2020 sur Caviar magazine : Boca-River, une rivalité fratricide) ou aux légendes entourant les derbys cariocas, peu semblent connaisseurs du clásico uruguayen.


Malgré les performances régulières des deux équipes sur la scène continentale ; des diffuseurs TV à FIFA 20 : difficile de trouver trace de cette rencontre pourtant historique. Invisibilisation forcée, le football possède une place à part en Uruguay, cette spécificité nationale se ressent un peu plus lorsque arrive le moment de la rencontre entre les deux géants de Montevideo. Bien plus que du football il s’agit désormais d’un symbole. Passion, lutte identitaire et rayonnement international demeurent les maîtres mots de ce football uruguayen ; Peñarol et Nacional, ses plus beaux ambassadeurs. Plongée dans cette atmosphère unique où football et société ne font plus qu’un.

Une rivalité incommensurable

15 juillet 1900 : le nouveau siècle s’avance, il sera footballistique ou il ne sera pas. Sous le ciel de Montevideo, la rencontre du jour voit s’opposer le tout nouveau Club Nacional à son voisin du quartier de la Villa Peñarol. Peñarol remporte la rencontre 2-0, le score est anecdotique, mais ce qui va naître de cette simple opposition laisse présager qu’en Uruguay le football sera partie intégrante de l’histoire. Voilà comment est né le « clásico total ». 120 ans plus tard, l’histoire continue de s’écrire.

Peñarol ou Central Uruguay Railway Cricket Club (CURCC) a été fondé en 1891 par les ouvriers d’une compagnie ferroviaire anglaise. Ces derniers souhaitaient que le club ne soit ouvert qu’aux ressortissants européens, à l’instar des autres clubs du pays comme le Deutscher Fussball Klub basé, lui aussi, dans la capitale uruguayenne. Ce communautarisme européen intempestif a poussé les joueurs locaux à s’organiser pour pouvoir accéder, eux-aussi, au football. Le Club Nacional émane de cette volonté, fondé en 1899 par des étudiants montévidéens, le club se revêt alors d’une forte symbolique nationaliste. Son nom « Nacional » d’abord ; les couleurs utilisées sur le logo et les maillots ensuite : bleu blanc et rouge, comme le drapeau utilisé par José Artigas « El libertador » lors de la guerre d’indépendance en 1825 ; la politique sportive enfin, en opposition à la doxa en vigueur, le Nacional souhaite intégrer dans son effectif uniquement des joueurs nés en Uruguay.

Caviar IV – “Indémodable” – Disponible dès maintenant

L’opposition entre les deux clubs ne s’arrête toutefois pas à la lutte identitaire, le style de jeu prôné par les deux équipes est également une antithèse parfaite. Peñarol, fort de son apanage anglais, joue un football beaucoup plus physique que ses adversaires; tandis que Nacional s’illustre par sa possession de balle et la technique individuelle de ses joueurs. C’est par ce métissage et la réunion de ces deux visions footballistiques que la Céleste deviendra, à l’aune des années 1930, la meilleure équipe du monde.

Le Decanato : conflit footballistique ou guerre identitaire  ?

« Le foot n’est pas un sport. C’est un art, une religion avec des causes historiques et sociales »

Jaime Roos, illustre chanteur uruguayen (Jaime Roos vibre de passion Celeste, paru dans Libération le 1er juin 2002)

La lutte autour du Decanato illustre parfaitement l’aura et l’irrationalité qu’engendre le beautiful game dans l’estuaire du Rio de la Plata.

Quel club peut revendiquer la paternité du football en Uruguay ? Voilà la question sur laquelle Tricolores et Aurinegros s’affrontent depuis plus d’un siècle. Cet imbroglio, aussi vieux que la rivalité entre les deux clubs risque de durer pour l’éternité. En effet, tout deux revendiquent ce titre, la donnée semble pourtant simple : Peñarol a été fondé avant Nacional et devrait donc en être le détenteur. Cependant, les Nacionalistas réfutent cette idée : la séparation de la section football du reste du CURCC démontre, selon eux, que l’actuel Club Atlético Peñarol n’a plus aucun lien avec son ancienne entité et a donc été fondé en 1913  soit quatorze ans après le Nacional. Aujourd’hui encore ce conflit se perpétue dans toute la société uruguayenne et donne lieu à des débats passionnés et engagés de la capitale jusqu’à Salto.

Le football est un fort vecteur pour la construction des identités nationales, il permet à chaque membre de la société de prendre conscience qu’il appartient à un ensemble national, qui dépasse sa simple individualité. Jérôme Lecigne, rédacteur pour Lucarne Opposée et spécialiste du football uruguayen l’explique ainsi : « Un clásico, attire non seulement les jeunes mais aussi les mamies, c’est toujours un émerveillement l’intégration totale du football dans la société. Cela remonte à loin, aux titres du début du siècle, qui sont arrivés à un moment où la société uruguayenne se créait une identité. Le pays est récent (1824-1830) et s’est construit notamment par les succès du début du siècle, des premières victoires contre l’Argentine aux titres mondiaux de 1924, 1928, 1930 et 1950. Le football est donc une partie intégrante du pays, un élément de son essence. »

Celeste contre Albiceleste en 1903

La quête identitaire uruguayenne au XIXème siècle s’est donc en partie forgée grâce au football, jusqu’à sacraliser une affiche, pourtant à ses prémices anodine, en allégorie identitaire. Le decanato est donc un titre certes honorifique, mais bien plus important socialement que la facette historique qui lui est attribué.

Une irrationalité à double tranchant

Supporter une équipe, une sélection nationale est toujours synonyme de passion voire d’anomie, comme le dit le proverbe populaire : « quand on aime, on ne compte pas ». Eduardo Galeano, illustre écrivain Uruguayen a parfaitement résumé cette idée dans sa célèbre déclaration : « Dans sa vie, un homme peut changer de femme, de parti politique ou de religion, mais il ne change pas de club de football ». En Uruguay plus qu’ailleurs, vivre un clásico peut à la fois être la démonstration d’une passion certes intense mais une passion pouvant aussi mener à la démesure dans le mauvais sens du terme.

« Le Clásico uruguayen est un match unique au monde, cette rivalité éternelle coupe et divise le pays en deux : avant, pendant et après la période du match. L’ambiance est juste folle avec le Centenario rempli et coloré, c’est un spectacle d’exception »

Géronimo, supporter de Peñarol

Selon une étude menée en 2018 par la faculté de sciences sociales de l’Université de la République de Montevideo, portant sur la signification du football dans la société uruguayenne : près de 80 % des Uruguayens se déclaraient comme hinchas de Peñarol ou du Nacional ( 42 % pour Peñarol et 35 % pour Nacional).

Selon Jérôme Lecigne, cette statistique s’explique par le fait que « les deux clubs se sont détachés avec de nombreux titres ainsi que par des confrontations épiques, aussi bien sur le plan local que sur le plan international. Ils regroupent à eux deux 80% des titres, ont les meilleurs budgets, le plus de socios… Dans un pays à seulement trois millions et quelques d’habitants, ils ont donc aimantés les fans. »

Deux tribunes, deux ambiances

Malgré cette atmosphère festive et enjouée, la rencontre a parfois pu être le théâtre d’évènements violents, marquant à jamais la mémoire collective de cette rencontre. « Un clásico ça ne se joue pas, ça se gagne », malheur donc aux vaincus, la haine de la défaite peut parfois mener à une violence désinhibée. Si la sécurité s’est renforcée dans les stades uruguayens suite à la mort de deux jeunes supporters en 1994 puis en 2006, de nombreuses bagarres sont encore à dénombrer entre les Barras Bravas (supporters les plus extrêmes) des deux clubs, à l’intérieur tout comme à l’extérieur des enceintes sportives. Ce phénomène a entraîné l’annulation de la rencontre en 2016, une première dans l’histoire de ce clásico. La violence, au même titre que les ambiances folles, est aussi une réalité du football sud-américain; elle n’est pas la seule donnée à retenir et ne doit pas prendre le pas sur la fête des tribunes même s’il s’agit d’une réalité encore trop souvent visible.


Le jour tant attendu est finalement arrivé, plus que quelques heures avant de savoir qui triomphera du meilleur ennemi de l’autre. La tension est palpable dans toute la ville, tout le pays, tout le continent si ce n’est dans l’ensemble du monde du ballon rond. Le temps semble s’arrêter. Tous les yeux sont dirigés vers les écrans, les oreilles vers la radio qui crépite d’excitation elle aussi face au spectacle qu’elle va retransmettre. Les tribunes sont colorées, les banderoles démesurées et les chants lancés, la pyrotechnie donne quant-à-elle toute sa magie à la rencontre. L’arbitre porte son sifflet à la bouche, la partie est lancée. Plus rien ne compte, hormis les 22 protagonistes sur le près. La vie reprendra son cours dans 90 ou 95 minutes selon le temps additionnel alloué. Gloire aux vainqueurs, malheur aux vaincus. Montevideo les jours de clásicos est une fête, n’en déplaise à sa sœur parisienne.

Léna BERNARD

0