Illustration : Romane Beaudouin
Football

Mohamed Mbougar Sarr : Frère parmi d’autres frères


Alors que l’arbitre – un membre de l’association – allait siffler le début de la rencontre, j’étais encore un étranger, voire, pour certains d’entre eux, un traître potentiel. J’avais 90 minutes pour leur donner tort. Ou raison. Cela dépendait de mon match. Deux jours avant, alors que j’incarnais encore une sorte de mystère ou de danger, on m’avait annoncé qu’un match d’exhibition serait organisé. Je sus aussitôt que non seulement il n’aurait rien d’amical, mais encore qu’il constituerait, en un sens, une sorte d’ordalie : l’épreuve au sortir de laquelle ma véritable nature apparaîtrait ; un jugement non par le feu, le fer ou l’eau, mais par le jeu. À mon niveau tout à fait amateur, j’avais joué quelques matchs chargés de pression, des matchs à enjeux dont on se souvient toute sa vie, même s’ils ont eu lieu sur un terrain de sable, à huit contre huit, dans un internat perdu quelque part au Sénégal, ou en finale d’un rugueux tournoi militaire dans lequel un tibia fracturé était un événement anecdotique, aussi quelconque par exemple qu’enchaîner trois matchs en un jour, sous 30 degrés. J’ai perdu le huit contre huit sur le terrain de sable mais gagné contre les gendarmes, après des matchs homériques, tous deux ponctués de larmes. Mais leur pesanteur physique et mentale se situait encore en-deçà de celle que j’éprouvais sur ce terrain, en Sicile, dans ce match avec eux. Et contre moi seul.

Le coup de sifflet retentit comme le cor du jugement dernier : jambes lourdes, tête en feu, j’attends B.

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Je n’étais pas arrivé dans ce village pour écrire un roman, ou pour enquêter sur le terrain, ou pour observer de plus près une situation dont les images et les discours saturaient ad nauseam tous les médias depuis plusieurs mois. Je n’étais pas venu là pour écrire un énième récit sur la crise migratoire, les migrants, les catastrophes insoutenables qui se passaient en Méditerranée. Moi, j’avais simplement suivi un ami (un peu comme Bardamu suit Arthur Ganate sans vraiment savoir ce qui l’attend, au début du Voyage). Cet ami, beaucoup plus âgé que moi, connaissait bien la Sicile, il connaissait bien ce village et ce qui s’y passait ; c’était un poète, un grand poète, conscient des enjeux humains, politiques, poétiques profonds de cette « crise ». Il m’avait dit de lui faire confiance : il allait me mettre en face – plutôt au cœur – de quelque chose de si fort que je ne pourrais qu’en être bouleversé, comme homme et comme écrivain. Je l’avais suivi et nous étions arrivés dans ce village, au cœur de la Sicile, à deux heures de bus de Catane.

C’était un petit bourg à flanc de montagne, d’où l’on voyait l’Etna et les panoramas de la Sicile, des paysages virgiliens, somptueux et un peu désolés cependant. Et puis il y avait ces jeunes hommes, arrivés par la mer, survivants de la mer. Depuis combien de temps étaient-ils là ? L’un d’eux me dit, alors que je n’avais posé la question que mentalement : « Certains d’entre nous sont arrivés il y a quelques semaines, mais on a déjà l’impression qu’on est là depuis toujours. » Je me suis demandé si une telle phrase était positive ou désespérée. La deuxième option était probable dans ce contexte. Mais ce n’était pas tout à fait certain.

Le poison de l’administration s’appelle Temps. Il se peut que le poison de la vie aussi s’ appelle Temps, ou Ennui. Dans ce village, je le découvre vite, c’est lui que ces jeunes hommes doivent affronter, et sa morsure a quelque chose d’aussi venimeux et dangereux que la traversée de la mer ou du désert.

Mohamed Mbougar Sarr

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Le poison de l’administration s’appelle Temps. Il se peut que le poison de la vie aussi s’appelle Temps, ou Ennui. Dans ce village, je le découvre vite, c’est lui que ces jeunes hommes doivent affronter, et sa morsure a quelque chose d’aussi venimeux et dangereux que la traversée de la mer ou du désert. Jetés dans le puits du Temps, ils attendent, se parlent, s’observent, se laissent observer sans être dupes de ce regard extérieur qui tantôt les exotise, tantôt les prend en pitié, tantôt les interroge, parfois les hait. Je suis, de fait, un regard extérieur. Mon arrivée produit méfiance ou sympathie – curiosité, en tous les cas. L’un d’eux me demande quand je suis arrivé. Je réponds que je viens d’arriver. Il me demande comment. Je comprends alors qu’il me prend pour l’un d’eux. Je comprends aussi qu’entre eux et moi, malgré la proximité des âges et parfois des origines communes, il y a un obstacle métaphysique. Je dois trouver comment l’abattre ou le franchir. Pendant deux ou trois jours, j’ai essuyé ou senti, parfois, un regard, une parole qui me disaient : on ne sait pas vraiment qui tu es, ce que tu veux, ce que tu fais, pourquoi tu es là. J’ai bien été obligé de dire que j’écrivais des romans. Cela n’a rien arrangé : écrire, pour beaucoup d’entre eux, était toujours trahir la réalité de l’expérience. Impossible de leur donner tort. Difficile d’expliquer que cette trahison était le prix de la création d’une autre expérience, d’une autre réalité, toutes deux plus profondes. Ces subtilités d’esthète m’auraient rendu plus suspect. Le dialogue a lieu, mais il est haché, parfois inaudible. Je galère. Il faut un autre langage. Mon ami, le grand poète, observe mon évolution, mes tentatives, mes échecs. Pendant un temps, il ne fait rien. Je lui en suis reconnaissant. Ce qui se passe est l’expérience même de la rencontre, sa difficulté, ses promesses.

Une nuit cependant, la troisième ou quatrième que nous passons là, il me souffle le nom de l’autre langage que je cherche : football. Il n’y comprend rien et me dit qu’il ne sait même pas ce qu’est un hors-jeu. Je lui explique la règle. Il rit et dit que c’est une règle étrange, avant d’ajouter qu’il ne devrait pas y avoir de hors-jeu, que tout devrait relever de l’espace du jeu. Puis, avant de s’endormir, il me répète : « essaie de passer par le football. » Ça marche toujours, avec les ragazzi – c’est ainsi, dans le village, qu’on appelle les jeunes hommes arrivés par la mer et attendant leur sort.


La suite est disponible dans la huitième édition de Caviar, Sex On The Pitch.


Mohamed Mbougar Sarr, né en 1990 au Sénégal, vit en France et a publié trois romans : Terre ceinte (Présence africaine, 2015, prix Ahmadou-Kourouma et Grand Prix du roman métis), Silence du chœur (Présence africaine, 2017, prix Littérature-Monde – Étonnants Voyageurs 2018) et De purs hommes (Philippe Rey/Jimsaan, 2018). Il publie La plus secrète mémoire des hommes (Philippe Rey, 2021, Prix Goncourt 2021) le 19 août dernier, un saisissant roman-enquête qui questionne le dépassement du face-à-face entre l’Afrique et l’Occident.

Illustration de Romane Beaudouin pour l’article de Mohamed Mbougar Sarr dans l’édition 8 du magazine Caviar.
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