Le maillot de la sélection ukrainienne pour l'Euro 2012 en partie à domicile.
L'Ukraine et la France se sont retrouvées mercredi 7 octobre 2020. ©Instagram Football's Marketplace.
Autour du Monde

L’Ukraine, destin français

Dans un calendrier 2020 totalement bouleversé par la pandémie de coronavirus, l’équipe de France affrontait en ce mois d’octobre l’Ukraine au stade de France pour un match amical de préparation à la Ligue des Nations. Une sélection que les Bleus n’ont pas forcément beaucoup croisée dans leur histoire récente, mais à qui ils semblent néanmoins inextricablement liés, entre repenti, exploit et records.


Un petit pas de plus vers la rédemption et les relations

En juin 2011, Ukrainiens et Français croisent le fer à la Donbass Arena de Donetsk, à une époque où on pouvait encore jouer au football dans l’antre du Chaktior, depuis ravagée par les conflits dans la région. La sélection ukrainienne, née dans le chaos de l’indépendance, n’a pas vingt ans. « Entre la chute de l’URSS et l’établissement des sélections des nouveaux pays, il y a eu l’équipe de la CEI qui s’est montée quelques temps, et qui n’a pas donné grand-chose. Mais des joueurs internationaux ont joué dans cette équipe de la CEI et ont, par la suite, porté le maillot de l’Ukraine. C’est ce qui explique que la sélection ukrainienne soit un peu plus jeune que son pays », explique Rémy Garrel, spécialiste de l’Ukraine et de l’URSS chez Footballski. Les Tricolores, eux, payent toujours, un an plus tard, les éclats de Knysna. Un simple match amical, de ceux sans grand intérêt qui occupent les étés sans compétition internationale. Pour son onzième match à la tête des Bleus, Laurent Blanc tâtonne encore dans la création et la construction de son groupe. Après avoir puni l’intégralité de ceux qui avaient pris la route de l’Afrique du Sud pour ses grands débuts à la rentrée 2010, il n’arrive pas vraiment à faire émerge une colonne vertébrale solide pour son onze titulaire. Empêtré dans les qualifications au prochain championnat d’Europe, l’heure n’est pas tellement aux essais et aux coups de poker. Ce match de préparation face aux Ukrainiens lui offre une rare opportunité de lancer quelques novices, tout en continuant à tenter de restaurer la réputation de l’équipe de France auprès de son public.

La journée du 6 juin est chaude sur les bords du fleuve Kalmious, et c’est sous une atmosphère chargée que les 22 acteurs font leur entrée sur la pelouse ce soir-là. La première période est insipide. Les Bleus ne semblent pas prendre la mesure de tout ce qu’il leur reste encore à prouver, tandis que les Ukrainiens se contentent de ne pas exister. Ils parviennent néanmoins à ouvrir le score au retour des vestiaires, avant que Gameiro ne ramène les Français dans la course, grâce à son premier but international. Sur son banc, Blanc s’agace, et décide de lancer ses jeunes dans le grand bain. La fin de match est de haut vol : sous l’impulsion d’un excellent Marvin Martin, les Bleus marquent par trois fois en quatre minutes (87e, 89e, 91e) et offrent pour la première fois depuis longtemps à leur public un semblant d’émotions. C’est, à ce stade, la plus large victoire de l’ère Laurent Blanc. Cette équipe doit encore convaincre et conquérir, le chemin vers la rédemption est encore long, mais un petit pas de plus est franchi face à l’Ukraine cette nuit-là.

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L’histoire des relations franco-ukrainiennes s’enrichit ainsi d’un nouveau volet. « Les relations ont commencé quand le pays est devenu indépendant. La France a très rapidement installé une ambassade à Kiev, dès 1992, avec l’installation du premier ambassadeur, monsieur Peissik », révèle Alain Guillemoles, auteur du livre « Ukraine : le réveil d’une nation ». « Elles ont d’abord tourné autour des points forts de l’Ukraine, le charbon, l’acier, l’industrie militaire en somme, qui avait été apportée par les Soviétiques, mais aussi le blé. » Au milieu de ces terrains d’entente, des années plus tard, le football est en train de se faire sa place.

Unique éclair de lumière dans la morosité européenne

Acte II, un an et sept jours plus tard. Cet été-là, l’Ukraine, co-organisatrice de l’Euro, se révèle sur la scène européenne sportive. Mais en coulisses, elle est désormais bien connue des arcanes politiques et décisionnaires. Depuis presque cinq ans, le président Viktor Ianoukovitch travaille à la négociation d’un accord d’association entre son pays et l’Union européenne. Il permettrait à l’Ukraine de « bénéficier de la plupart des prérogatives européennes » mais « sans peser aucun pouvoir politique » éclaire Alain Guillemoles. Même si l’accord doit être ratifié par l’ensemble des états-membres, l’implication et la parole de la France, une des têtes de proue de l’UE, revêt forcément un caractère particulier.

Une supportice du Dynamo Kiev devant le stade. ©Instagram Valeriia Hryshchenko

En attendant, le 15 juin 2012, Ukrainiens et Français se retrouvent pour leur deuxième match de la phase de poule. Même stade, même chaleur, un peu plus de public et surtout d’enjeu. Les Bleus ont accroché les Anglais, l’autre favori du groupe, et doivent impérativement s’imposer s’ils veulent rester dans la course pour les quarts de finale. L’Ukraine, qui joue sa première campagne européenne, a commencé par prendre le meilleur sur la Suède et croit encore en ses chances. Forts de 23 matchs sans défaite depuis septembre 2010 mais manquant terriblement de créativité et d’identité de jeu, les Tricolores restent néanmoins grands favoris de la rencontre et sont attendus au tournant.

Pour les Ukrainiens aussi, le sommet tient plus à l’enjeu qu’à l’adversaire. « Ce n’est pas forcément un moment spécial d’affronter les Bleus pour les Ukrainiens », expose Rémy Garrel. « Ça reste un peu important parce que c’est une grosse équipe, c’est donc souvent un match de prestige. Mais pas spécial. » Pourtant, l’air est électrique au-dessus de la Donbass Arena, et l’orage ne tarde pas à éclater. Les éclairs sont d’une telle violence que l’arbitre néerlandais est obligé d’interrompre le match à la 4ème minute, un fait rarissime en compétition internationale, par crainte que la foudre ne finisse par s’abattre sur le terrain. Pas suffisant pour décontenancer les Français, qui font preuve d’un grand sérieux et d’une parfaite maîtrise jusqu’à la dernière minute. Deux buts de Ménez en Cabaye en seconde période assurent la victoire et les trois points et entérinent une prestation aboutie, la première depuis longtemps en match officiel. La suite est malheureusement moins glorieuse : les Bleus chutent à la dernière journée contre la Suède, avant d’être piteusement éliminés par les Espagnols, futurs vainqueurs, en quarts. L’Ukraine, seul éclair de lumière bleue de cette campagne européenne.

Sur la route du Brésil et de la guerre

L’acte III de 2013 demeure certainement la confrontation franco-ukrainienne la plus légendaire dans les mémoires tricolores. Devancée par l’Espagne (encore) tout au long des éliminatoires, la France, désormais aux mains de Didier Deschamps, doit passer par la case barrages. Un terme qui ne réveille pas forcément de très bons souvenirs dans l’Hexagone, où les supporters oscillent entre mémoire d’une main fantôme et d’une qualification volée, et envie presque viscérale de vivre un Mondial au Brésil, sur la terre du football. Pour cela, il faudra se défaire des Ukrainiens, évidemment, surprenants deuxièmes de leur groupe de qualification derrière l’Angleterre. Le double choc est prévu pour novembre. Première manche là-bas, à Kiev. Un désastre. « L’Ukraine gagne le match aller et pense avoir pris une très bonne option, croit pouvoir tenir le résultat », commente sobrement Rémy Garrel. L’équipe de France pêche sans doute par excès de confiance, et vit une soirée à oublier. Deux buts encaissés, dont un penalty, le taulier Laurent Koscielny exclu dans le temps additionnel. La débandade, qui tranche avec l’euphorie des hôtes, comme le rappelle le spécialiste du football ukrainien : « ce soir-là, les Ukrainiens se sont clairement vus au Brésil. Le match était déjà une performance en soi. Ils ont battu les Bleus parce qu’ils ont bien joué, la victoire est nette. »

Les Bleus sont retombés plus bas que terre. Le premier réflexe des supporters aurait pu être de les lâcher. Ils s’y sont préparés. Mais la chute n’arrive pas. Etonnamment, les Français semblent prêts à y croire. Et les hommes de Deschamps vont finir par prendre la mesure de cette confiance. Quatre jours plus tard, le 19 novembre, le stade de France est comble pour pousser derrière ses soldats. L’enceinte dyonisienne va vivre l’une des plus belles soirées de son histoire. De celles qui n’appartiennent qu’au rêve. Mamadou Sakho et son improbable doublé met les Tricolores en orbite, accompagné par Karim Benzema, d’abord frustré puis libéré. Au terme d’une nuit de folie, ils décrochent leur ticket tant voulu pour le pays de Pelé. Le rendez-vous est pris. Une nouvelle fois, c’est contre l’Ukraine que la France écrit son histoire.

Du côté de Kiev, la pilule est très difficile à avaler. « Les supporters étaient sonnés après le match retour, ils ne pensaient pas perdre. Le match en lui-même est spécial pour le coup, avec la physionomie, les trois buts français, il y a un carton rouge très sévère pour l’Ukraine. Les supporters, surtout les plus jeunes, en gardent un souvenir très fort et amer », concède Rémy Garrel. Mais elle deviendra très vite secondaire. Huit mois plus tard, alors que la France s’envole pour le Brésil, l’Ukraine n’a plus le cœur de penser aux joies du sport. En avril, le revirement d’Ianoukovitch sur l’accord européen et son rapprochement vers la Russie déclenche la colère de la rue et l’escalade jusqu’à la guerre. La France devient alors un partenaire privilégié pour l’Ukraine. « Quand l’Ukraine a connu la révolution et les conflits en 2014-2015, la France et l’Allemagne sont devenues les parrains du processus de paix. Le « groupe de Minsk » s’est créé pour négocier avec à l’origine Vladimir Poutine, Angela Merkel et François Hollande », explicite Alain Guillemoles.« La France et l’Allemagne servent d’intermédiaires pour faire pression sur la Russie. C’est un grand jeu politique », poursuit-il. Dans ce dossier, l’Ukraine sait toute l’importance des Français et ne va cesser de resserrer ses liens avec l’Hexagone. Diplomatiquement et pragmatiquement, le crève-cœur du barrage est oublié.

Un dernier épisode pour l’époque et les records

Sept ans après, Bleus et Ukrainiens se sont retrouvés mercredi 7 octobre sur la pelouse du Stade de France. Les choses ont changé. La France est devenue championne du monde chez le voisin et ennemi russe. L’aura de gloire des Bleus a voyagé jusque dans l’est, où les stars de la Ligue 1 sont désormais suivies. « Forcément on entend parler des grosses équipes avec les gros joueurs, le Paris Saint Germain avec Neymar et Mbappé, on voit donc passer les résultats dans les journaux et à la télé », raconte Rémy Garrel. La sélection nationale a, elle, vécu des heures plus difficiles, et pour essayer de retrouver les sentiers de la gloire, elle s’est en remise aux mains d’un des plus grands : Chevtchenko. Surtout, une pandémie presque inédite est passée par là. Ce match est le reflet d’une époque. 1 000 spectateurs à peine, une hécatombe de cas positifs et donc d’ennuis chez les Jaunes et Bleus. D’une certaine manière, les deux sélections écrivent encore leur histoire.

Les relations franco-ukrainiennes n’ont jamais semblées aussi présentes. Un an et demi plus tôt, le nouveau président Volodymyr Zelensky a réservé sa première visite officielle à Emmanuel Macron et la France. « Le dossier numéro 1 du pouvoir ukrainien aujourd’hui demeure la guerre dans le Donbass », précise Alain Guillemoles. « Cela explique et justifie la visite officielle très rapide en France et en Allemagne, où Zelensky est allé juste après. » Les échanges se sont diversifiés, sans oublier les débuts : « il y a beaucoup de projets communs entre l’Ukraine et la France, pour développer des choses ensemble. De nombreuses entreprises françaises sont présentes dans le pays, comme BNP Paribas qui y a implanté une filiale, UkrSibbank. La France est aussi un pays agricole, la coopération et les échanges s’étendent aussi à ce niveau-là. Des fermiers français se sont installés en Ukraine pour cultiver du blé ou fabriquer du fromage. Tout ceci suscite une aide technique au sein des ministères. »

Même si, footballistiquement, les échanges entre les deux pays restent encore limités. « Les Ukrainiens ne sont pas réellement attirés par le championnat français pour y faire une partie de leur carrière. Leurs destinations de prédilection sont plutôt des pays méditerranéens comme l’Espagne ou l’Italie, avec un cadre de vie un peu plus chaud » analyse Rémy Garrel. En sens inverse, les Français ne sont pas nombreux à partir vers l’est : « il y avait David Faupala, issu de la formation lensoise et qui a joué à Louhansk jusqu’en. En revanche, il y a eu une petite vague de bi-nationaux, des joueurs d’origine africaine nés en France, qui ont la double nationalité et qui sont arrivés en Ukraine. » Tout est néanmoins prêt pour des retrouvailles attendues.

Pour les Bleus, ce match s’inscrit aussi dans la plus grande Histoire. Giroud fête sa centième sélection sous le maillot bleu, et honore ce centenaire de la plus belle des manières, avec un doublé qui le propulse seul deuxième meilleur buteur de l’histoire tricolore (42 réalisations). Un buteur qui en cache un autre, puisque le tout jeune Eduardo Camavinga débloque de son côté son compteur, devenant par la même occasion le plus jeune marqueur français depuis 1914. Un nouveau match pour les annales. Que nous réservera le prochain France-Ukraine ?

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