Collection été 2020

Jeune prodige – Chapitre 4

Lire les épisodes précédents de notre nouvelle estivale : Chapitre 1, 2 et 3.

Écrit par Fabrice Coste.


Libre jeu.

Il y avait une foule de gens des quartiers. Tous, les riches et les moins riches, les pas riches du tout, tous le regardaient et l’écoutaient.

L’affaire avait fait du bruit, car l’un des présidents avait parlé.

On lui avait demandé s’il connaissait ce fameux petit prodige des champs et il avait répondu « Quel prodige ? C’est un acrobate, comme il en court des milliers, aux bas d’immeubles, aux favelas, aux plages d’Afrique. Ca ne fait pas un joueur. Pour jouer, il faut travailler. »

Pris par sa colère, il avait craqué et raconté l’affaire du verger, « un genre de bidonville dans la nature. »

« On est venu le voir là-dedans, à trois, votre petit malin. Trois des plus grands, dont moi ! Eh bien ! C’est simple. Tout est truqué. Il ne vaut rien. C’est des tours de passe-passe et du gri-gri volé. Tout ce qui l’intéresse c’est de vous promener. Il y arrive ! On lui a offert trois contrats à vie. Pour tout vous dire, les plus gros jamais offerts. Il a refusé. Refusé ! »

Le reporter n’en croyait pas ses oreilles. Il filmait tout. Le président continua, la rage aux dents.

« Un milliard. Un peu plus. Vous refuseriez, vous ? Non. Personne. Lui, si. Il ment. Je vais vous dire ce que tout le monde doit savoir, pour qu’on revienne aux affaires sérieuses : il n’y a pas de prodige caché, oubliez cette histoire. Nous connaissons tous les joueurs du monde. Nous les avons tous ou dans nos radars, ou dans nos clubs. Rassurez-vous, pas un ne nous manque. Il n’y a rien à voir avec lui, rien. Ce gamin, en vérité ? Il ne sait pas jouer. »

Quand le jeune prodige regarda cette vidéo, il pleura. De rire.

« Me voilà libre à jamais. » Il sortit aussitôt, il savait que ses supporters l’attendaient.

Et, pour la première fois, il posa le pied sur la balle, pour leur parler à tous, de tous les quartiers de la ville où il vivait en ce moment.

Ils étaient tous venus l’écouter.

« Pour vivre, il n’y a rien de mieux que de suivre un ballon ! C’est toute ma vie. Et je la vendrai à personne. Quand je joue, je sens le monde tourner dans mon ballon. Je me sens si libre, si vivant, si léger. Et quand vous êtes là, avec moi, je suis heureux. Et quand je suis seul, sans vous, loin, que je joue juste pour le ciel et les champs, je suis heureux. Ma vie est un ballon. Pas un ballon d’or, un ballon de soleil. Et ce ballon, il n’est à personne, ni à vous, ni à moi. »

Silence. Il ne fallait pas gêner ses premiers mots.

Les marronniers du square approuvaient, de tous leurs fruits, les paroles qui tombaient à leurs pieds.

« Je rêve du tour du monde, pour faire le tour de tous les ballons qui tournent en moi. Ça me démange. Je veux jouer partout. Jamais le goût ne sera le même. Chaque fois mon jeu changera. Je suis né pour ça. Si la balle est ronde, c’est pour nous dire qu’elle s’arrête jamais, qu’elle roule partout. La vie est un ballon ! »

Comme il l’avait annoncé, il partit. Il s’en alla voir d’autres stades et les pelouses qui poussent de l’autre côté du monde, il tenta tous les terrains.

Dans les lagunes des flamants roses et noirs, il jouait entre les œufs et les nids. Il admira l’immobilité parfaite de ces spectateurs, qui ne perdaient pas une goutte de ses pas dans l’eau. Il comprit qu’ils aimaient son jeu de soleil sur l’eau demi-salée. Ils étaient fascinés par ses tours d’équilibriste. Leurs envolées étaient ses buts !

Il joua sur le bord des volcans, à la pointe des cordillères.

Il joua avec les surfeurs d’Océanie.

Sur des îles minuscules, il accrocha son ballon aux cocotiers, et raconta aux gens que pour eux, le ballon devait être une noix : « Chez vous, le football se cueille. Jouez allongés, soignez vos plages, protégez vos îles. Vous vivez dans des ballons, c’est beau, c’est le rêve ! »

Il joua sur des péniches, sur des quais, de balancier en balancier et sema des milliers de buts dans des filets de pêcheur.

Tout ce qui ne comptait pas était le meilleur pour lui.

Jouer dans des murs comme un cœur qui bat. Faire partir et revenir ses balles sur les écumes des vagues, comme des navires sauvages. Les faire suivre des rails entre deux gares de jungle, comme un voyage au bout du pied…

Ballon d’étoiles

Le jour où il disparut vraiment des écrans, il était assis sur un iceberg, et regardait l’océan. Il suivait une balle de glace, gonflée de neige.

Plus l’iceberg s’en allait, plus la balle de neige s’approchait. Il sentait dans ses jambes le rêve d’une rencontre océanique.

Il ferait tout pour la rejoindre !

Il se voyait, à travers cette balle, comme à travers une lunette astronomique ou une boule de cristal, jouer toute sa vie sur les vagues gelées, entre le soleil et les étoiles, sans jamais s’arrêter… Jouer à l’infini, jouer sur l’infini…

Mais là, ce fut à son tour de douter.

C’était trop beau.

Il y a toujours un moment où on ne veut pas croire au bonheur. C’est très dangereux. Comme si le désespoir tentait une dernière ruse pour nous retenir, et dégonfler nos rêves l’un après l’autre.

Il se ressaisit, se releva, jongla sur la glace et reprit courage.

« Que ce ballon m’emporte où il veut, terre, mer, ciel ou espace…Je ne m’arrêterai jamais de tourner. Ce sera mon capitaine, mon libre capitaine de jeu ! »

Il voulait peut-être dire que finir en ballon serait, pour toujours, le plus beau but de sa vie ?


Fin.

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