Collection été 2020

Jeune prodige – Chapitre 2

Lire d’abord le premier chapitre de notre nouvelle de l’été ici.

Écrit par Fabrice Coste.


Transfert

Un soir, il n’est plus venu.

Il n’a plus joué. Nulle part.

Chacun, dans son quartier, sa rue, son coin de trottoir, s’interrogeait.

Le boulanger : « Il a signé, ça y est. Ça pouvait pas durer. Il avait un tel toucher. C’était de l’or. »

La buraliste : « Moi, j’avoue, c’est un peu bizarre, mais maintenant qu’il est parti, je peux vous le dire, il me manque trop, je l’aimais comme un enfant de la famille. Alors, des soirs, tant pis pour les affaires ! Je fermais carrément plus tôt et j’allais le voir faire son spectacle. C’était incroyable, à 10-12 ans, de s’amuser avec un ballon comme ça. »

« Moi je rentrais, une nuit. Il devait être super tard, un genre minuit-minuit 20. Je suis tombé dessus. Du hasard, j’ai entendu taper, rebondir, piétiner. C’était lui, en pleine lune, à deux pas de chez moi. Oh j’suis resté combien ? Vingt, trente minutes. Jamais vu ça », expliqua un routier à un journaliste du cru, qui s’était chargé de l’enquête.

« A mon avis, les p’tiots, il est à l’école pis voilà. Ça lui a passé. On joue pas dehors de nuit toute sa vie comme ça tout le temps. Fallait bien finir. »

« Impossible. Il a déménagé, c’est simple. »

« On en aurait entendu parler. Un môme pareil. Personne le laissera passer. »

« C’est ça, répliqua un buveur de blonde, c’est ça. Il s’est fait repérer. Il est embarqué. Ou alors il s’est blessé. Il jouait trop, trop souvent, trop bien, le corps a lâché. »

« Eh ben et toi, quand est-ce que tu lâches dis-nous ? »

« Quand les océans seront à sec, je le serai. »

« Alors pourquoi veux-tu qu’il ait pas tenu ? Non, moi, je dis qu’il arrêtera jamais. Faut savoir, faut le retrouver. Je m’inquiète : on l’a peut-être volé, moi je lui ai jamais vu de famille, et avec un talent pareil, c’est facile de prendre un p’tiot au passage, surtout la nuit. »

Enfin, un soir, le cordonnier apporta la solution.

« R’gardez mes voisins, voilà ce que c’est. J’ai trouvé !

– Oh ! firent en chœur tous les buveurs de chopes et de café, qui entouraient l’artisan. Qu’est-ce que c’est don’, Tommy?

– Une clef !

– Qu’est-ce qu’elle est belle !

– Oui.

– On dirait une plume.

– Une fleur.

– Une flèche.

– Cherchez pas, c’est trop dur pour vous.

– Oh, allez ! Sois pas vache, dis-nous ? Tu la vends ? Tu la donnes ?

– C’est une clef ou c’est pas une clef ?

– Ça se mange ? Ça se boit ?

– Vous êtes idiots, c’est pour ça que vous comprenez rien au football. Je vais vous dire, c’est tout simple et c’est la solution.

– …

– Regardez bien. C’est pas une fleur, c’est pas une louche ou un radis, c’est une clef. C’est LA clef. La clef des champs.

– Ah, d’accord.

– Et alors ? fit la buraliste, dépitée. C’est grave ?

– Très, répondit le routier. Ça veut dire qu’il est loin.

– Il s’est fait la malle, comme on disait quand on savait parler, reprit le cordonnier. Et voilà une photo.

Là, il courait sur le champ de la photo, une foule de supporters l’entourant.

En plein ciel, dans la belle lumière du soleil.

Quand il arrivait, il saluait.

Les épis, les poussières de paille, le ciel ouvert. Il regardait longuement les vagues des champs. C’était son terrain, couvert d’or et de lumière. La Terre en personne. Pourquoi jouer ailleurs ?

Sa balle brillait, illuminait, devenait irrésistible.

Au coup de sifflet du Rossignol ou du Rouge-Gorge, il commençait.

Et les gens, là, autour, applaudissaient. Il y en avait qui s’allongeaient, juste pour écouter rouler la balle, frémir l’herbe. Il y en avait qui s’alignaient autour du champ, comme des arbres au soleil. D’autres, assis, rêvaient. D’autres mangeaient doucement, en souriant.

Un soir, il ne toucha pas le sol. Il vola toute la nuit. Et, quand il reposa sa balle, les gens étaient tellement fascinés, que le silence fut total. On n’entendit que le ciel et les étoiles.On racontait aussi que des oiseaux, des animaux assistaient aux matches. Cette nuit-là, une chouette hulula la fin du temps réglementaire.

Il ne jouait pas « sur l’eau », mais sur l’air. Bien sûr qu’il marchait, que les herbes et les fleurs se pliaient sous ses pieds. Mais c’était si léger, si bondissant, si beau entre les tournesols brésiliens et les coquelicots orientaux, si doux, si fou… Les arbres le soulevaient, il surfait sur les vagues du sol. Sautait d’un rayon de soleil à l’autre, suspendait le cuir au vent…

C’était un football jamais vu.

Chacun pensait rêver, être pris par la vitesse du jeu, la beauté du lieu, l’ivresse de l’altitude, les passe-passe des coups de pied, les déhanchés… Sans doute un peu de magie là-dedans. Sans doute la nature un peu de mèche, trois fois rien… Les règles de la pesanteur évacuées, les couleurs qui se mélangent, les balles aimantées, le temps qui s’endort ou s’accélère, se déplace… Et on voyait le joueur au but d’un seul coup, à la touche quand il venait de rengager, ou recevoir sa propre passe en contrôlant du dos, et fuser droit devant, sous les olés de ses fans.

Et ce qui mit le feu aux poudres, ce fut quand une troupe de belettes entra sur le terrain de jeu et s’aligna pour monter le mur d’un coup-franc, avec sur la tête et les épaules, des moineaux, des souriceaux… C’était trop.

[FV1] 


Transfert

Un soir, il n’est plus venu.

Il n’a plus joué. Nulle part.

Chacun, dans son quartier, sa rue, son coin de trottoir, s’interrogeait.

Le boulanger : « Il a signé, ça y est. Ça pouvait pas durer. Il avait un tel toucher. C’était de l’or. »

La buraliste : « Moi, j’avoue, c’est un peu bizarre, mais maintenant qu’il est parti, je peux vous le dire, il me manque trop, je l’aimais comme un enfant de la famille. Alors, des soirs, tant pis pour les affaires ! Je fermais carrément plus tôt et j’allais le voir faire son spectacle. C’était incroyable, à 10-12 ans, de s’amuser avec un ballon comme ça. »

« Moi je rentrais, une nuit. Il devait être super tard, un genre minuit-minuit 20. Je suis tombé dessus. Du hasard, j’ai entendu taper, rebondir, piétiner. C’était lui, en pleine lune, à deux pas de chez moi. Oh j’suis resté combien ? Vingt, trente minutes. Jamais vu ça », expliqua un routier à un journaliste du cru, qui s’était chargé de l’enquête.

« A mon avis, les p’tiots, il est à l’école pis voilà. Ça lui a passé. On joue pas dehors de nuit toute sa vie comme ça tout le temps. Fallait bien finir. »

« Impossible. Il a déménagé, c’est simple. »

« On en aurait entendu parler. Un môme pareil. Personne le laissera passer. »

« C’est ça, répliqua un buveur de blonde, c’est ça. Il s’est fait repérer. Il est embarqué. Ou alors il s’est blessé. Il jouait trop, trop souvent, trop bien, le corps a lâché. »

« Eh ben et toi, quand est-ce que tu lâches dis-nous ? »

« Quand les océans seront à sec, je le serai. »

« Alors pourquoi veux-tu qu’il ait pas tenu ? Non, moi, je dis qu’il arrêtera jamais. Faut savoir, faut le retrouver. Je m’inquiète : on l’a peut-être volé, moi je lui ai jamais vu de famille, et avec un talent pareil, c’est facile de prendre un p’tiot au passage, surtout la nuit. »

Enfin, un soir, le cordonnier apporta la solution.

« R’gardez mes voisins, voilà ce que c’est. J’ai trouvé !

– Oh ! firent en chœur tous les buveurs de chopes et de café, qui entouraient l’artisan. Qu’est-ce que c’est don’, Tommy?

– Une clef !

– Qu’est-ce qu’elle est belle !

– Oui.

– On dirait une plume.

– Une fleur.

– Une flèche.

– Cherchez pas, c’est trop dur pour vous.

– Oh, allez ! Sois pas vache, dis-nous ? Tu la vends ? Tu la donnes ?

– C’est une clef ou c’est pas une clef ?

– Ça se mange ? Ça se boit ?

– Vous êtes idiots, c’est pour ça que vous comprenez rien au football. Je vais vous dire, c’est tout simple et c’est la solution.

– …

– Regardez bien. C’est pas une fleur, c’est pas une louche ou un radis, c’est une clef. C’est LA clef. La clef des champs.

– Ah, d’accord.

– Et alors ? fit la buraliste, dépitée. C’est grave ?

– Très, répondit le routier. Ça veut dire qu’il est loin.

– Il s’est fait la malle, comme on disait quand on savait parler, reprit le cordonnier. Et voilà une photo.

Là, il courait sur le champ de la photo, une foule de supporters l’entourant.

En plein ciel, dans la belle lumière du soleil.

Quand il arrivait, il saluait.

Les épis, les poussières de paille, le ciel ouvert. Il regardait longuement les vagues des champs. C’était son terrain, couvert d’or et de lumière. La Terre en personne. Pourquoi jouer ailleurs ?

Sa balle brillait, illuminait, devenait irrésistible.

Au coup de sifflet du Rossignol ou du Rouge-Gorge, il commençait.

Et les gens, là, autour, applaudissaient. Il y en avait qui s’allongeaient, juste pour écouter rouler la balle, frémir l’herbe. Il y en avait qui s’alignaient autour du champ, comme des arbres au soleil. D’autres, assis, rêvaient. D’autres mangeaient doucement, en souriant.

Un soir, il ne toucha pas le sol. Il vola toute la nuit. Et, quand il reposa sa balle, les gens étaient tellement fascinés, que le silence fut total. On n’entendit que le ciel et les étoiles.On racontait aussi que des oiseaux, des animaux assistaient aux matches. Cette nuit-là, une chouette hulula la fin du temps réglementaire.

Il ne jouait pas « sur l’eau », mais sur l’air. Bien sûr qu’il marchait, que les herbes et les fleurs se pliaient sous ses pieds. Mais c’était si léger, si bondissant, si beau entre les tournesols brésiliens et les coquelicots orientaux, si doux, si fou… Les arbres le soulevaient, il surfait sur les vagues du sol. Sautait d’un rayon de soleil à l’autre, suspendait le cuir au vent…

C’était un football jamais vu.

Chacun pensait rêver, être pris par la vitesse du jeu, la beauté du lieu, l’ivresse de l’altitude, les passe-passe des coups de pied, les déhanchés… Sans doute un peu de magie là-dedans. Sans doute la nature un peu de mèche, trois fois rien… Les règles de la pesanteur évacuées, les couleurs qui se mélangent, les balles aimantées, le temps qui s’endort ou s’accélère, se déplace… Et on voyait le joueur au but d’un seul coup, à la touche quand il venait de rengager, ou recevoir sa propre passe en contrôlant du dos, et fuser droit devant, sous les olés de ses fans.

Et ce qui mit le feu aux poudres, ce fut quand une troupe de belettes entra sur le terrain de jeu et s’aligna pour monter le mur d’un coup-franc, avec sur la tête et les épaules, des moineaux, des souriceaux… C’était trop.


À suivre

0