Collection été 2020

Jeune prodige – Chapitre 1

Écrit par Fabrice Coste.

Entraînement

Il commençait sous les lampadaires du parc : là, il n’y avait pas de fenêtres pour se plaindre. Il jonglait jusqu’à la dernière heure possible. Suivant la lumière et les saisons, mais tous les jours ou presque. Il s’amusait à imaginer des tours et des défis chaque matin. Il changeait les lieux et les pays. Ce qu’il cherchait, c’était l’impression de danser, de ne plus toucher terre, de rebondir sur l’air, d’unir son pied, son cœur et son ballon. Il jonglait, malgré tout ce qui voulait l’intercepter, le contrer, le tacler : poubelle, vieux chariot changé en œuvre d’art, ancres à vélos, poteaux de ruelles. Il jonglait sur le pont des bancs : genou, tête, poitrine – saut et amorti, en silence parfait, le coup du mouchoir pour atterrir sans blesser la balle ni le pied. Il s’amusait même à regarder les paysages qu’il traversait en jouant, les allées de roses, les allées d’ifs (difficiles, car sombres et pailletées d’épines plates), les rangées de framboisiers.

Le matin, il saluait les écureuils, qui à la longue ne s’arrêtaient plus de grignoter leurs noisettes en le regardant faire son show, il saluait les premiers couples de canards s’ébattant les ailes, les chats qui retournaient dormir, les  lapins rongeant leurs dernières pâquerettes, avant l’arrivée des promeneurs de chiens. À son passage, chacun croquait de plus bel son petit festin du matin, en admirant le jeu de jambes et le toucher de balle de ce drôle d’oiseau. Pour les amuser, il posait sa balle sur sa nuque, la faisait bondir d’une épaule à l’autre, faisait tourner son pied autour d’elle.

Le soir, il adorait s’entraîner sous les lumières des réverbères : il y jouait autant avec les ombres qu’avec le ballon. C’est là que certains passants l’avaient découvert. Aujourd’hui, tout le quartier l’appelait le Jongleur et il était adulé de tous ceux qui aimaient les artistes et les équilibristes, les joueurs de feu et les acrobates. Quand il ne caressait pas la balle, il s’étirait, s’assouplissait, se courbait, se dépliait et se pliait dans tous les sens (les chats en raffolaient). Il se pendait aux arbres et aux agrès du parcours (les écureuils applaudissaient des deux mains).

Et son grand régal, c’était le jeu la nuit.

La nuit, sous les étoiles…

Il passait toutes les grilles fermées par les gardiens de parcs et de squares, de cours et de grands ensembles. Doucement, joueur aux crampons de velours, il traversait les barreaux, dribblait les bancs, chahutait les massifs, naviguait de trottoir en trottoir. Il enchaînait les duels avec les vieux troncs de chênes et d’ifs. Il passait la balle à la lune, le plus loin de la terre qu’il pouvait. Puis il attendait, les yeux au ciel. Enfin la balle revenait, une étoile filante. Il inspirait, petit pas de danse, long souffle de maestro… Et il amortissait, dans un geste au silence parfait.

Les nuits sans lune, il partait pour des fins d’impasses, des sentiers de quais, des chemins de petits jardins. Ils sont toujours très illuminés, peur des voyous, des voleurs, des vagabonds. Et là, il donnait des récitals, des solos éblouissants.

Pour tout dire, quelques voisins, quelques somnambuliques passants savaient mais, attendris par l’enfant, éblouis par le joueur, ils avaient l’impression de détenir un secret et préféraient se taire, pour l’admirer. Les accélérations, les doubles feintes, les déhanchés, les chaloupages, il les multipliait sous le feu des lampadaires. Comme un pianiste ses gammes, un archer ses flèches dans la cible. Il donnait le frisson et le tournis. Il n’avait pas quinze ans. On se demandait d’où lui venaient ses gestes foudroyants et ses ralentis divagants, face aux poteaux d’acier, d’un arbre à l’autre. Comment réussissait-il ses jonglages sans sortir des cercles de lumière où il s’enfermait, pour se défier lui-même. Il fixait le goudron, puis le poteau, levait la tête, fermait les yeux et s’immobilisait, les bras croisés dans le dos, comme au garde-à-vous. La balle entre ses chevilles, il récitait des paroles aussi rapides que ses numéros. Comme s’il priait. Peut-être. Comme s’il riait. Peut-être. Puis, d’un coup de talon, il faisait rebondir le ballon et commençait le rodéo, sous le flash du réverbère.

Les nuits d’été, quand il faisait beau et qu’il n’y avait pas d’école, il jouait comme s’il était seul au monde. Mais il y avait de vraies petites foules autour, qui le fêtaient et l’ovationnaient. On entendait les cris de loin. Ceux qui l’applaudissaient n’osaient pas l’approcher. L’enfant était dans la lumière. Il touchait l’équilibre parfait. On ne savait pas si on écoutait ses coups de pied ou son cœur battre. On se demandait s’il jouait un match à lui seul, mouvement d’attaque, repli de défenseur, contre, tir, plongeon. Corner. Touche et interception, échappée solitaire, sombrero, transversale intégrale, souffle coupé, tête ! Et but… Silence… Puis, d’un seul coup, les cris de joie !

Il courait. Il courait, comme s’il avait attrapé un ballon de lumière. Il tenait la flamme, il avait attrapé la lucarne du soleil.

Que c’est beau l’enfance. Que c’est beau. Ce n’était qu’une balle, et c’était toute la joie du monde, qui roulait à son pied. Même la nuit applaudissait. Le temps souriait. Mais qui donc était cet enfant, se demandait toute la ville. Qui était-il, où jouait-il, n’avait-il pas de club, pas d’entraîneur ?

« Pas même de famille, non, pas de famille, répondit mystérieusement une grand-mère du quartier. Je le trouve toujours par ici. Je ne l’ai jamais vu rentrer ni arriver quelque part. »

Personne n’osait le suivre quand il s’en allait.

On ne suit pas les artistes quand le rideau tombe.

Le jour se levait, le Jongleur s’en allait…

Ainsi finissaient ses numéros.

« Puisses-tu ne jamais t’arrêter de jouer ! », lui soufflait chacun en secret, en rentrant chez soi. « Non, ne t’arrête jamais de jouer, petit, jamais… C’est si beau… »

« On dirait que ses pupilles deviennent des étoiles, quand la balle lui revient du ciel. »

« Quand il l’a lancée plus haut que l’arbre, tu as vu ? Il dansait sur place, comme des pas de samba ? C’était drôle », disait le fils à sa mère.

« Et quand il nous a demandé d’applaudir, de crier plus fort, de danser avec lui ? »


À suivre

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