Giacinto Facchetti soulève le trophée de l'Euro après la finale à Rome en juin 1968
Giacinto Facchetti et le trophée de l'Euro 1968
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Italie-URSS 1968, au petit bonheur de la pièce

En 1968, l’une des deux places pour la finale de l’Euro s’est jouée de la manière la plus improbable qui soit : incapables de se départager sur le terrain, l’Italie et l’URSS, poussées par le règlement limité de l’UEFA, doivent s’en remettre au hasard. Un tirage au sort inédit, parfois oublié, qui a pourtant façonné la légende du Championnat d’Europe des nations.


La ligne est inscrite sur son palmarès : championne d’Europe 1960. Elle demeure pour l’instant le seul fait de gloire de la sélection anciennement soviétique et désormais russe. Un titre continental alors que l’Euro n’en était encore qu’à ses premiers balbutiements. Un titre glané à la maison par ce qui restera certainement la meilleure équipe à avoir défendu les couleurs du pays. Pourtant, ce palmarès aurait pu s’agrandir d’une deuxième ligne. Huit ans plus tard, alors qu’elle atteint le dernier carré de l’Euro italien, l’URSS voit ses nouveaux espoirs de gloire s’effondrer au jeu du hasard. Un tirage au sort aux conséquences profondes, témoin d’une autre époque : celle où on se risquait encore à réduire la performance sportive à pile ou face. Récit d’une demi-finale folle au cœur d’un Euro fou.

Le Stadio  San Paolo de Naples est plein ce 5 juin 1968. L’heure est à la fête dans la capitale du sud de l’Italie, comme dans tout le pays. La Squadra Azzura s’apprête à disputer, à la maison, la première demi-finale d’Euro de son histoire. Pays hôte du dernier carré en tant que l’un des quatre qualifiés, la péninsule de la botte retrouve les joies du football international sur ses terres, trente-quatre ans après une Coupe du monde 1934 qui fut tant objet de propagande que grande messe mondiale du ballon rond. Deux demi-finales, un match pour la troisième place et la grande finale : ce sont quatre rencontres au plus haut niveau qu’accueillent avec fierté Naples, Florence et Rome. Pour cette édition de l’Euro 1968, après cinquante matches déjà joués, ça sent la fin. Mais pour l’Italie, ce n’est que le début.

Le mastodonte soviétique sur la route de l’hôte italien

A l’aube de sa demie tant attendue, la sélection italienne est en train d’enfiler le costume de favori. Après des éliminatoires en forme de parcours du combattant, les transalpins se retrouvent à la maison, dans leurs antres et devant leur public. L’équipe, emmenée par Zoff, Prati et Rivera notamment, est sortie sans difficulté en tête de son groupe (cinq victoires pour un match nul) et a disposé de la Bulgarie dans un quart de finale à rebondissements (3-2, 0-2). La voilà dans le dernier carré, accompagnée de l’Angleterre championne du monde, de la Yougoslavie, et de l’URSS vice-championne d’Europe en titre. Et ce sont justement les Soviétiques que les Italiens affronteront au San Paolo. L’enjeu ? Une place en finale, un pas de plus vers le Graal. Le droit d’y croire.

L’Italie tout entière est donc en ébullition ce jour de match. Malheureusement, le spectacle ne sera pas vraiment à la hauteur. Sous des conditions météorologiques difficiles, le jeu est haché, étriqué. Eliminée quatre ans plus tôt par cette même URSS, l’Italie a fait de prudence son mot d’ordre. Du côté soviétique, les organismes semblent trop justes pour prendre le dessus. Les deux camps se neutralisent ainsi pendant quatre-vingt-dix minutes, puis trente supplémentaires, de prolongations. Il est aux alentours de 20h30 lorsque l’arbitre allemand de la rencontre porte le sifflet à sa bouche pour signaler la fin de la rencontre. Moment d’étrange flottement sur l’enceinte napolitaine. Personne ne sait vraiment quoi faire. Un « brouhaha » d’incompréhension monte des tribunes, tandis que les joueurs rejoignent leur équipe sur le bord du terrain. Et maintenant ? Le règlement de l’UEFA ne prévoit aucune solution à cette situation inédite. L’Euro est si neuf, si récent. Personne n’avait anticipé un tel cas de figure.

C’est finalement l’homme en noir qui va prendre les choses en main. Eternelle figure d’autorité, il invite les deux capitaines à le suivre en direction des vestiaires, où ils retrouveront des représentants de la Fédération. Les trois hommes disparaissent par le tunnel d’entrée, et commence l’insupportable attente. Le temps s’est comme arrêté au-dessus du San Paolo. Puis le capitaine italien Giacinto Facchetti déboule en courant sur la pelouse, sourire aux lèvres, poing vers le ciel. L’étincelle qui met le feu à la traînée de poudre. Ses coéquipiers exultent, suivis par le stade tout entier. Personne ne sait encore vraiment comment, mais l’Italie vient de se qualifier pour la première finale continentale de son histoire.

A domicile, le onze-type italien a surmonté tous les obstacles pour aller décrocher la victoire finale
Le onze-type italien de l’Euro 1968

La scène qui s’est jouée dans les travées du San Paolo n’a en réalité que très peu de témoins pour la raconter. Arrivé dans les vestiaires, l’arbitre explique qu’il va devoir procéder à un tirage au sort pour déterminer l’équipe qui aura la chance de continuer l’aventure. Il sort une pièce de sa poche. Facchetti choisit « pile ». Chesternev est laissé avec « face ». La pièce danse en l’air avant de retomber au sol dans un bruit sec. « Pile ». L’Italie est qualifiée. Aussi simple, aussi jouissif, aussi cruel que ça.

Deux sélections aux destins croisés

Pour l’URSS, la pièce est très difficile à avaler. Première championne de l’histoire en 1960 à la maison, finaliste malheureuse en Espagne en 1964, elle doit quitter la compétition par la plus petite des portes. La perspective de disputer la petite finale est une bien maigre consolation, et la sélection à l’étoile chutera contre l’Angleterre (2-0) sans jamais vraiment rentrer dans son match. Cette désillusion marque le début de la fin pour les Soviétiques, qui quittent progressivement le devant de la scène européenne du football. Une nouvelle finale en Belgique quatre ans plus tard, comme trompe-l’œil, puis la lente dégringolade.

Le football soviétique national ne sera plus jamais réellement ce qu’il a été, malgré un ultime soubresaut sur ses dernières années d’existence. En 1986, l’empire socialiste est à l’agonie. La contestation gronde de toutes parts. Le dirigeant du Parti Communiste Mikhaïl Gorbatchev sait que les années sont comptées et a entamé des réformes en profondeur, qui changeront viscéralement la face de l’Etat. Sur le gazon vert, Valeri Lobanovski, qui a fait ses classes d’armes avec le Dynamo Kiev, vient d’être nommé sélectionneur national. Il sera l’avant-dernier. Sous ses ordres, les coéquipiers du Ballon d’or 1986, Igor Belanov, adoptent les codes du football total néerlandais. Si l’équipe ne dépasse pas les huitièmes de finale du mondial mexicain cette année-là, elle atteint la finale de l’Euro 1988 où elle chute contre le maître, les Pays-Bas. La peine est un peu atténuée par le sacre olympique ce même été, dernier chemin vers les étoiles. Trois ans et demi plus tard, au son des cloches de Noël 1991, l’URSS implose. Son équipe n’y survivra pas. Quinze sélections nationales naissent de cette déflagration, prêtes à écrire, à leur tour, leur histoire.

Sortie gagnante de ces jeux de désamour et du hasard, l’Italie ne sait pas encore que cette petite pièce vient de poser une pierre déterminante dans le temple de son histoire du ballon rond. Dans le pays, la fête est aussi belle que la demi-finale fut irréelle. Et les Italiens ne sont pas au bout de leurs émotions. Trois jours plus tard, dans la moiteur de Rome, pour la grande finale contre la Yougoslavie, l’histoire n’est pas loin de se répéter. Il y a des buts, cette fois-ci, un de chaque côté, mais l’issue est la même. Le score est désespérément nul au coup de sifflet final. Mais il n’est pas donné au hasard une nouvelle occasion d’orienter l’histoire. Le match est rejoué deux jours plus tard. L’Italie signera sa seule victoire, celle qu’il fallait, pour décrocher son premier titre européen. C’est toujours le seul, à l’heure actuelle. Des années plus tard, Wiltord et Trézéguet, puis l’Espagne de Del Bosque passeront par là et priveront la Squadra Azzura de nouvelles gloires européennes. Les palmarès ne mentent pas. Le deuxième plus grand vainqueur de l’histoire de la Coupe du monde (ex-aequo avec l’Allemagne) n’a réussi à glaner qu’un unique titre continental. En partie au petit bonheur de la pièce.

Deux ans plus tard, la naissance des tirs au but

Tous les chemins mènent à Rome, mais aussi, il semble, au tournoi olympique de football. Vingt ans avant le dernier sursaut de fierté soviétique, quelques mois après la soirée improbable de Naples, le hasard s’invite à nouveau à la fête. A Mexico, la sélection israélienne est éliminée des Jeux en quarts de finale sur tirage au sort. Le dirigeant Yosef Dagan, amer, commence à travailler sur une autre méthode de qualification en cas d’égalité à la fin de prolongations. Il propose une série de face à face directs entre les gardiens et cinq joueurs choisis par sélection, et malheur à celui qui rate. L’essence même du football, le but, dans sa forme la plus simple. Les tirs au but sont nés. L’idée sera formellement adoptée par la FIFA et l’UEFA en 1970. Cet été-là, à l’issue de la demi-finale de l’honorifique Watney Cup, en Angleterre, lorsque Hull City et Manchester United ne parviennent pas à se départager après cent-vingt minutes de jeu, pas d’agitation, pas de confusion. Place à la première séance de tirs au but de l’histoire. Le football rentre dans une nouvelle ère.

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