Rétro

Albert Batteux, l’architecte du Grand Reims

Jeudi 17 septembre, le Stade de Reims s’est déplacé à Genève pour affronter le Servette et ainsi disputer son premier match de coupe d’Europe depuis cinquante-sept ans. Une longue disette qui ne reflète pas le passé glorieux du club. Une victoire plus tard et le voilà qualifié pour le troisième tour préliminaire de Ligue Europa face aux Hongrois de Videoton.


Il y a plus de soixante ans, les Rémois étaient les premiers finalistes malheureux de l’histoire de la Coupe d’Europe des clubs champions face au Real Madrid. Néanmoins, à l’heure où nous écrivons ces lignes, le président Jean-Pierre Caillot et ses hommes se satisfont largement de ces retrouvailles plus modestes. Les idoles du chef d’entreprise ne sont d’ailleurs pas les joueurs des années cinquante mais plutôt ceux ayant évolué deux décennies plus tard comme Delio Onnis ou Carlos Bianchi. Il connait cependant le poids historique du Stade de Reims et les premiers héros sont souvent mis en avant comme en 2001 où, pour les soixante-dix ans du club, ils avaient été conviés à un déjeuner par Jean-Pierre Caillot toujours avide d’anecdotes de l’époque. Le plus âgé d’entre eux, narrait avec toujours autant d’entrain les exploits de son équipe d’alors. En effet, Albert Batteux, entraineur du Grand Reims ne se lassait pas, avec sa voix douce, de se remémorer ses treize années passées sur le banc champenois.

INTELLECTUEL ET SOURCE D’INSPIRATION

Tout au long de sa carrière, Batteux aura rédigé ces carnets relatant la vie de ses équipes.

Avant d’entraîner le Stade de Reims, Batteux a été joueur dans ce même club durant une dizaine d’années. Sur le terrain, il a réalisé une carrière honnête mais affectée par la seconde Guerre mondiale. Placé « inter » pour conduire le jeu, il se voit attitré un rôle d’entraineur dès ses vingt-neuf ans avant de prendre sa retraite de joueur deux saisons plus tard et de s’installer durablement sur le banc. Albert Batteux va occuper le poste de technicien durant trente ans dont presque la moitié à Reims. On peut également noter ses passages réussis en Equipe de France et à Saint-Etienne. C’est avec les deux clubs qu’il rempli son armoire à trophées qui constitue l’une des plus belles du football français. Cinq titres de champions et une Coupe de France avec son Stade de Reims, trois D1 et deux coupes nationales chez les Verts. On peut évidemment ajouter à cela, huit trophées mineurs, deux finales de Coupe d’Europe des clubs champions et une troisième place au mondial 1958. Ce qui impressionne, même cinquante ans après sa retraite, c’est qu’il ne doit pas sa notoriété qu’à son impressionnant palmarès. En effet, c’est grâce à un jeu révolutionnaire que Batteux a inscrit son nom au Panthéon des entraineurs.

Une dizaine d’années avant le « football total » de Rinus Michels, vingt-cinq ans avant le Milan de Sacchi ou un demi siècle précédant le jeu de position de Pep Guardiola, Albert Batteux estime que le jeu doit être basé sur les passes courtes et rapides. Ce n’est pas le premier à penser comme cela puisqu’il dit lui même s’être inspiré d’Herbert Chapman, entraineur d’Arsenal et inventeur du (les cinq joueurs offensifs des Gunners forment un W quand les cinq défensifs sont positionnées en M, soit un 3-2-2-3), ou de Gustav Sebes qui contrecarra ce dispositif grâce à sa Hongrie positionnée en 4-2-4. La Wunderteam autrichienne, le Brésil de Zagallo ou le Sochaux d’avant guerre sont également des sources d’inspiration pour l’entraineur rémois. « J’ai compris que le football était plus une question d’intelligence, de finesse, relève-t-il dans France Football. Qu’une question de muscles ». C’est cette vision novatrice qui le différencie dans un environnement français davantage propice au « béton », précepte selon lequel défendre serait la priorité et le résultat la finalité. Jean Snella, ancien adjoint de Batteux, enchante les supporters de Saint-Etienne, José Arribas invente le jeu à la nantaise, Pierre Pibarot impressionne avec son RC Paris tandis que Pierre Sinibaldi exporte ce jeu à Anderlecht. De la même façon, Michel Hidalgo, Robert Herbin ou Aimé Jacquet sont passés sous ses ordres avant de devenir des entraineurs à succès. Celui qui a permis à la France de décrocher sa première étoile est d’ailleurs très élogieux à son propos : « C’était un intellectuel du football, mais il avait les mots pour l’expliquer. Ces mots, ils ne m’ont jamais quitté durant ma carrière d’entraineur ».

Cette notion d’intellectuel revient souvent lorsque l’on parle de celui qui est surnommé « Bébert la science ». Durant chaque séance d’entrainement ainsi que pendant les matchs, Batteux remplissait ses carnets de notes qui ne semblent pas souffrir du temps tant il en prenait soin. Ses fiches sont divisées en deux thèmes : celles qu’il rédige au quotidien résumant ses impressions par rapport à ce qu’il voit sur le rectangle vert et celles où il évalue les évolutions de chaque joueur. La lecture des carnets d’Albert Batteux permet de découvrir de l’intérieur la meilleure équipe française de l’époque. Outre son talent pour l’écriture, Batteux était une source inépuisable en termes d’éloquence. Dans Football à la française de Thibaud Leplat, Michel Hidalgo rappelle qu’il «avait le pouvoir des mots car c’était un orateur remarquable, captivant », rendant ainsi ses causeries -parfois très longues- toujours intéressantes.

DE SUCCÈS EN SUCCÈS

Lorsqu’en 1950, l’entraîneur Henri Roessler démissionne, Victor Canard, alors président, ne doute pas de l’identité de son successeur. Les deux premières saisons d’Albert Batteux sur le banc sont alors relativement mitigées jusqu’à l’éclosion du jeune Raymond Kopa. C’est en 1953 que le prodige est repositionné à la pointe de l’attaque laissant le flanc droit à Bram Appel. Ce dernier permet à Reims, grâce à ses trente buts, de remporter le second titre de champion de France de son histoire, le premier de Batteux. Le « petit jeu » prôné par le champion commence alors à enchanter une partie du football français qui se met à suivre assidument ses rencontres. Les Rémois remportent une nouvelle fois la D1 en 1955. Après ce titre, Albert Batteux se voit offrir le poste de sélectionneur de l’Equipe de France avec Paul Nicolas et Jean Snella qu’il occupe en parallèle de son travail à Reims. Un début de carrière idyllique à l’heure de la création de la Coupe d’Europe des clubs champions où les Rouges et Blancs sont les premiers français à participer.

L’objectif principal du club est bien évidemment de s’en adjuger la première édition, en témoigne leur accession à la finale qui laisse place à un festival offensif face au Real Madrid. Les Français mènent 2-0 puis 3-2 mais s’inclinent finalement face à des Espagnols cliniques (4-3). Ces mêmes Ibériques qui achètent, dans la foulée, le meilleur joueur de Reims en la personne de Raymond Kopa. L’attaquant est remplacé par Just Fontaine qui, dès sa première saison, inscrit trente buts, avant d’en signer trente-quatre l’année suivante. C’est à la fin de cette saison 1957/58 auréolée d’un nouveau titre de champion que les Rémois Colona, Jonquet, Penverne, Vincent, Piantoni et Fontaine sont sélectionnés par Batteux pour aller disputer le mondial suédois de 1958. Une compétition historique pour les bleus qui atteignent pour la première fois la troisième place grâce au réalisme de Fontaine, la classe de Kopa et le coaching de Batteux. Et saison suivante n’est pas celle du relâchement. Au contraire puisque le Stade de Reims dispute une seconde finale de coupe d’Europe une nouvelle fois face au Real. Les madrilènes, aidés par Kopa, sont cette-fois trop fort et la victoire (2-0) ne souffre d’aucune contestation.

Raymond Kopa revient finalement à Reims fort de trois coupes d’Europe et d’autres nombreux titres acquis avec les merengues. La saison 1959/60 se conclut avec un nouveau championnat de France, le quatrième titre national de Batteux et sa bande. Saison la plus aboutie de l’ensemble de son mandat, selon ses propres dires. L’équipe aux 109 buts marqués pour 46 encaissés, devance donc celles de 1956 ou 1959 pourtant finalistes européennes. Deux saisons plus tard, Albert Batteux remporte son dernier titre avec Reims alors que les relations avec le président Henri Germain commencent à se détériorer. On ne prolonge pas son contrat en 1963 suite à de supposés problèmes financiers. Vexé, Batteux dit avoir vendu la maison qu’il possédait dans la ville coupant ainsi le dernier lien. Courtisé par le FC Barcelone, il préfère relever le défi de bâtir un projet viable à Grenoble mais qui n’aboutira pas. C’est ensuite en succédant à Snella du côté de Saint-Etienne qu’il fera regretter à Reims ses belles années.

LE PREMIER MANAGER

A l’entrainement, Albert Batteux, était perfectionniste et conversait souvent avec ses joueurs.

Treize années rémoises marquées par un jeu enthousiasmant où Batteux avait pour obsession le fait que son équipe soit protagoniste durant l’intégralité du match. S’il n’y avait pas encore des mouvements incessants comme pouvait le faire l’Ajax de Michels, on assiste néanmoins à des redoublements de passes courtes à l’instar des Ajacides. Raymond Kopa déclare que « même quand Reims perdait, les gens partaient contents parce qu’ils avaient vu quelque chose ». Pourtant, c’est à l’extérieur qu’on peut attester de la popularité du Grand Reims et non pas au Stade local Auguste-Delaune. Comptant en son sein seulement 8 000 spectateurs en moyenne soit la moitié de sa capacité. Encore blessés, les joueurs d’alors fustigent le comportement trop « Hautain » selon eux. « Les marchands de champagne considéraient le foot comme un sport de bassesse, sur le thème ‘on va pas aller voir ces char-lots là !’ se souvient Robert Siatka. Et si par malheur on perdait, on entendait des ‘trop payé’ alors qu’on était des pauvres à côtés d’eux ».

Ce manque de considération entrainait également quelques critiques acerbes dont Raymond Kopa fut la principale victime. La cause : son jeu jugé trop axé sur le dribble. Sur ce sujet, Albert Batteux fut clair dès le départ en prévenant son joueur vedette : « Raymond, ne lis plus les journaux ! N’écoute plus personne ! Mais le jour où tu ne dribbles plus, je te retire de l’équipe » comme si son affect pour ce football enthousiasmant surnommé « football champagne » était plus fort que les critiques incessantes. Roger Piantoni soutient d’ailleurs que : « Batteux n’était pas autoritaire. Il avait choisi les joueurs qui lui convenaient, faits pour enchanter le public ». En plus d’être un excellent tacticien, il était également manager, le premier. Qu’il soit positionné en WM à Reims ou en 4-2-4 à Saint-Etienne, Batteux n’enfermait jamais les joueurs dans un système restrictif et les laissait s’exprimer librement. Il théorisa une idée nouvelle qui sera perpétuée par la quasi-intégralité des entraineurs français. Celle-ci consiste à bâtir tout un effectif autour de la meilleure individualité. Kopa à Reims et en Equipe de France, Keita puis Mekhloufi à Saint-Etienne. Platini sous Hidalgo et Zidane sous Jacquet ont donc joui de l’admiration de leur sélectionneur respectif envers « Bébert ».

« Entraîner des joueurs, c’est surtout leur donner la ferveur de l’entrainement, prêchait le coach disparu en 2003. Composer une équipe c’est avant tout lui donner une âme. Définir une tactique c’est d’abord en fournir l’intelligence aux acteurs ». C’est dans cette démarche d’enseignement que Batteux a enrichi son palmarès et a inspiré des dizaines d’entraineurs à plus ou moins grand succès. Un manager avant l’heure dans un football français bétonneur où le joueur n’était qu’un employé servant à atteindre un objectif donné. Le taylorisme du football représenté par Georges Boulogne auquel s’est opposé Albert Batteux et ses disciples.


« Je crois qu’une équipe de football se gère comme une famille, on doit y introduire un côté sentimental » déclarait-il. Des sentiments, il en a donné aux suiveurs du football de l’époque. Aujourd’hui, il ne reste que ses carnets, les anecdotes de ses anciens joueurs encore en vie et la nostalgie. Albert Batteux c’est une certaine idée de la France. Celle qui met des sentiments dans des scènes alors froides. Malgré cet attachement à l’esthétisme, il a assuré sa prospérité en raflant un nombre impressionnant de trophées. Bien jouer et gagner est incompatible vous avez dit ?

0